Nous verrons Dieu – Thomas D'Aquin
16 mars 2019

Nous avons vu Dieu en lui-même. Nous avons fini de voir Dieu dans sa relation à nous. Nous allons à présent voir comment Dieu est connu de nous en deux questions : la question 12 s’appelle tout simplement : « Comment Dieu est connu par nous » et la question 13 « Les noms de Dieu » a un intérêt tout spécial, mais que nous verrons plus tard.

Dans la question 12, Thomas explore comment nous pouvons voir Dieu. Et comme vous allez le lire, il va parler beaucoup de notre intellect. Aussi vais-je corriger dès le départ un préjugé qui peut venir avec le mot :

Chez Thomas d’Aquin, « Intellect » ne correspond pas tout à fait avec la définition moderne de raison ou rationnalité. Il s’agit d’avantage de notre capacité d’établir des vérités générales à partir d’accidents particuliers. De discerner l’universel en quelque sorte. Toutes les fois donc où vous verrez « intellect » passer, songez qu’il s’agit bien plus du logos antique que de la raison des Lumières.

Article 1 : Pouvons-nous voir Dieu ?

En langage thomiste, ca donne : Un intellect crée peut-il voir l’essence divine ? (Avouez que ca claque comme formule).

on lit dans la 1° épître de Jean (3, 2) : “ Nous le verrons tel qu’il est. –Ia Q12, a1

Donc oui, répond Thomas. Mais on peut tout de même exprimer un doute : comment ferions nous pour voir et saisir celui qui est incompréhensible ? Dieu dépasse tout ce que nous connaissons, il est ineffable (impossible à décrire). Vous êtes sûrs qu’on peut voir l’essence de Dieu ? Voici comment Thomas répond à ce souci :

Ainsi le soleil, bien que le plus visible des objets, ne peut être vu par l’oiseau de nuit en raison de l’excès de sa lumière. En raison de quoi, certains ont prétendu que nul intellect créé ne peut voir l’essence divine.

Mais cette position n’est pas admissible. 

En effet, comme la béatitude dernière de l’homme consiste dans sa plus haute opération, qui est l’opération intellectuelle, si l’intellect créé ne peut jamais voir l’essence de Dieu, de deux choses l’une :

  • ou il n’obtiendra jamais la béatitude,
  • ou sa béatitude consistera en une autre fin que Dieu, ce qui est étranger à la foi.

La perfection dernière de la créature raisonnable, en effet, est en cela qui est pour elle le principe de son être, parce que toute chose est parfaite dans la mesure où elle rejoint son principe. Et cette opinion est étrangère aussi à la raison ; en effet, l’homme a le désir naturel, quand il voit un effet, d’en connaître la cause, et c’est de là que naît chez les hommes l’admiration. Si donc l’intelligence de la créature raisonnable ne peut pas rejoindre la cause suprême des choses, un désir de nature demeurera vain.

Il faut donc reconnaître absolument que les bienheureux voient l’essence de Dieu. – Ia, Q12, a1

« Les bienheureux » désigne les chrétiens ressuscités.

Je reformule l’argument en langage plus actuel : Nous sommes faits pour contempler Dieu (2 Pierre 1.4). Si jamais Dieu était trop haut pour être vu par nous, alors cela jette un sacré doute sur le plan même de Dieu pour l’homme : soit Dieu n’a finalement pas prévu que l’homme soit heureux à la fin des temps (bizarre et étranger aux écritures), soit Il a prévu que l’homme trouve son bonheur ultime en autre chose que Lui-même (blasphématoire et anti-biblique).

Par ailleurs, on fera remarquer que nous avons un désir naturel de connaître l’explication ultime des choses, et que plus nous allons en profondeur dans la connaissance, et plus nous sommes émerveillés. Si jamais vous ne me croyez pas, demandez donc à n’importe quel scientifique s’il n’éprouve pas de l’admiration dans son sujet d’études. Si notre esprit en fin de compte n’est pas capable de saisir la cause ultime qui est Dieu, alors ce désir est vain et ne veut rien dire.

Donc, nous avons des raisons de penser que l’apôtre Jean n’est pas tout à fait dans les choux quand il dit que nous le verrons tel qu’il est.

Je clos ce point en faisant remarquer la parenté de cet argument avec l’argument du désir de C.S Lewis : si rien dans ce monde ne peut me satisfaire, si aucune chose n’est assez belle pour m’offrir une joie durable… c’est que je suis fait pour un autre monde, pour contempler un autre objet dont la beauté m’offrira une joie éternelle.

Article 2 : Est-ce que nous verrons Dieu ou une représentation de Dieu ?

Et si jamais, comme dans certaines iconographies chrétiennes, nous n’allons pas voir l’essence de Dieu mais en réalité un agneau avec drapeau ? Ou un lion avec une couronne dessus, et que ce lion, cet agneau serait la dimension visible de Dieu ?

En langage thomiste on dit : « L’essence de Dieu est-elle vue par l’intellect au moyen d’une espèce créée ? » – Vous comprendrez pourquoi j’ai reformulé- et il répond ainsi.

Lorsque l’Apôtre dit (1 Co 13, 12) : “ Nous voyons maintenant comme dans un miroir, en énigme ”, S. Augustin dit que les mots miroir, énigme, désignent n’importe quelles similitudes aptes à nous faire connaître Dieu. Mais voir Dieu par essence n’est pas une vision par énigme ou miroir ; ces deux modes, au contraire, sont placés en opposition. Ce n’est donc pas au moyen de similitudes qu’on voit l’essence divine. – Ia, Q12, a2

Donc non, à la fin des temps, quand vous verrez Dieu le Père, vous ne verrez pas de vieillard à  barbe blanche, ni de lion de Juda, ni d’agneau à drapeau. Vous verrez Dieu le Père, sans représentation ni symbole. Explications :

Pour toute vision, aussi bien sensible [=par les yeux] qu’intelligible [=par l’intellect], deux conditions sont requises : la faculté de voir, et l’union de la chose vue avec cette faculté. – Idem

Pour voir l’essence de Dieu, il faut donc que notre intellect ait la faculté de voir l’essence divine (ce qui a été prouvé à l’article précédent), et que l’essence de Dieu s’imprime à notre intellect comme l’image d’un caillou s’imprime sur notre rétine.

Notre intellect a bien la faculté de voir Dieu, parce que notre raison humaine est faite sur le modèle du Logos (ou Raison) de Dieu. Une ressemblance certes très imparfaite et limitée, mais similitude suffisante malgré tout. Notre faculté de vision est donc prédisposée à voir Dieu. Mais pour s’imprimer sur notre intellect, Dieu peut-il se montrer directement, ou bien doit-il se montrer sous la forme d’un symbole ? Thomas d’Aquin donne trois raisons pour lesquelles Dieu se montre directement.

  • Comme le disait le pseudo-Denys, ce n’est pas parce que je vois des cailloux et des branches mortes que je pourrai me former une idée de ce qu’est un être vivant. De la même façon, voir un symbole ou une similitude créée ne saurait se substituer à la vision directe du créateur.
  • Parce que Dieu n’est pas un être particulier, mais l’Être même. Aucune représentation d’un être particulier ne peut servir à montrer l’Être en général.
  • Si Dieu se représentait sous la forme d’un vieillard, on verrait son autorité et sa dignité, mais pas sa force. Si Dieu se représentait sous la forme d’un lion, on verrait sa force et sa colère, mais pas sa sagesse et son intelligence. Si Dieu se représentait sous la forme d’un agneau à drapeau, on verrait toute l’œuvre de Christ à la croix, mais on ne verrait pas Dieu comme créateur. Et ainsi de suite : Aucune similitude ne peut servir à montrer l’essence divine.

C’est donc par une « lumière » spéciale que nous verrons directement l’intellect de Dieu, et non par un symbole physique. Et Thomas de citer le Psaume 36.10 : « Par ta lumière, nous verrons la lumière. »

Article 3 : Pourra-t-on voir Dieu avec nos yeux du corps ?

Augustin écrit : “ Personne n’a jamais vu Dieu, ni en cette vie tel qu’il est, ni dans la vie angélique comme les yeux du corps voient les choses visibles. » – Ia, Q12, a3

Nan, Dieu ne sera pas un mur de lumière multicolore que l’on pourra voir de nos propres yeux. Même si dans mes fantaisies, je continue d’imaginer la vision Divine ainsi. C’est ainsi tout simplement parce que les yeux ne voient que ce qui est corporel, et que Dieu est incorporel. Fin de l’histoire.

Pourtant, Thomas lui-même cite deux objections, qui pourraient faire réfléchir, et il y répond :

Objection 1 : Il semble que oui car il est écrit (Jb 19, 26) : “ Dans ma chair je verrai Dieu. ” Et encore (42, 5) : “ Mon oreille t’a entendu ; maintenant mon œil te voit. ”

Réponse 1 : Quand Job s’écrie : “ Dans ma chair, je verrai Dieu mon sauveur ”, il n’entend pas qu’il doive voir Dieu avec son œil de chair ; mais que, étant dans sa chair, après la résurrection, il verra Dieu. De même quand il dit : “ Maintenant, mon œil te voit ”, il l’entend de l’œil de l’esprit, comme lorsque l’Apôtre écrit aux Éphésiens (1, 17-18) : “ Que Dieu vous donne un esprit de sagesse, qui vous le fasse vraiment connaître, et qu’il éclaire les yeux de votre cœur. ”

Et puis :

Objection 3 : Il semble bien que l’imagination humaine puisse percevoir Dieu. Isaïe (6, 1) dit en effet : “ J’ai vu le Seigneur assis sur son trône, etc. ” Or, une vision imaginative a pour origine les sens, car l’imagination “ est une activité qui procède du sons en acte ”, selon Aristote.

Réponse 3 : Dans la vision imaginative on ne voit pas l’essence de Dieu ; une image est formée dans l’imagination, qui représente Dieu selon une certaine similitude, comme dans l’Écriture les choses divines nous sont décrites métaphoriquement.

Article 4 : Notre esprit peut-il naturellement voir Dieu ?

Docteur Thomas, en bon scholastique, dira : Une substance intellectuelle créée, par ses seules facultés naturelles, est-elle capable de voir l’essence de Dieu ? Un poil plus précis.

Pour bien comprendre la question, considérez bien que nous ne sommes pas en train de parler de notre nature humaine infectée par le péché : on parle bien de l’esprit humain tel qu’il est conçu à l’origine, s’il n’a pas de péché. Pour souligner ce point, Thomas évoque le cas des anges dans l’objection 2, qui ne sont pas infectés par le péché, mais…

Selon Thomas, non, même sans le péché, notre esprit ne peut pas voir naturellement Dieu :

On lit (Rm 6, 23) : “ Le don de Dieu, c’est la vie éternelle. ” Or la vie éternelle consiste dans la vision de l’essence divine, selon ces mots (Jn 17, 3) : “ La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu. ” Donc voir l’essence de Dieu convient à l’intellect créé par grâce, et non par nature. –Ia, Q12, a4

Cela vient du fait que par nature, notre esprit ne connaît l’essence que de ce qui est selon sa façon d’être : Ainsi, l’homme matériel voit très bien les êtres matériels, par les yeux du corps comme ceux de l’esprit . L’ange immatériel voit très bien les êtres immatériels, par les yeux de son esprit. Mais ni l’homme ni l’ange ne peuvent voir naturellement celui qui est l’Être même, dont la façon d’être lui est absolument unique.

Ainsi donc, si on parle uniquement de nos capacités naturelles, nous ne pouvons pas voir l’être de Dieu, puisque ce même être n’est visible que de Dieu lui-même.

Article 5 : Avons-nous besoin d’une illumination de Dieu pour le voir ?

Si notre esprit ne peut pas naturellement voir Dieu, mais que nous allons tout de même le voir, alors c’est qu’il y a un acte spécial de Dieu pour cela, une lumière créée qu’il nous accorde… non ?

Le Psaume (36, 10) dit : “ Par ta lumière nous verrons la lumière. ” – Ia, Q12, a5

A l’état naturel, la bûche ne peut pas s’enflammer. Comment dès lors obtenir une bûche brûlante ? Et bien en donnant de la chaleur au bois jusqu’à ce que pouf ! il s’enflamme.

De la même façon, notre esprit ne peut pas voir naturellement Dieu. En conséquence, Dieu « échauffe » notre esprit jusqu’à ce que nous voyions son essence. Cet « échauffement » -appelé illumination- est une grâce de Dieu qui nous permet de le voir.

Article 6 : Verrons nous tous Dieu également, ou bien certains le verront plus que d’autres ?

Je dois vous avouer : la première fois que j’avais lu la question 12, je me suis planté sur la définition du mot « intellect » et du coup à ce point de ma lecture je comprenais que les grosses têtes de théologiens verraient mieux l’essence de Dieu que les autres. La réponse de Thomas d’Aquin m’a profondément humilié et fait un immense bien. Je peux même dire qu’elle a été source de guérison et de réconciliation avec mes frères et sœurs.

La vie éternelle consiste dans la vision de Dieu, selon cette parole en S. Jean (17, 3) : “ La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu. ” Donc, si tous voient également l’essence de Dieu dans la vie éternelle, tous seront égaux, ce qui s’oppose au dire de l’Apôtre (1 Co 15, 41) : “ L’étoile diffère de l’étoile en clarté. ”

Il faut dire que, parmi ceux qui verront l’essence de Dieu, l’un la verra plus parfaitement que l’autre. – Ia, Q12, a6

Nous avons vu que nous ne verrons pas Dieu par similitude : autrement dit, nous ne serons pas dans la situation où Polycarpe le martyr voit très nettement le lion de Juda, tandis que Constantin -qui a assassiné femme et enfant- au fond le voit très flou. Il y a une seule et même essence de Dieu visible pour tous.

Si Polycarpe voit mieux Dieu le Père que Constantin, ce sera parce que Polycarpe a un meilleur « organe de vision » -un intellect plus adapté- que Constantin. Or, on l’a vu à l’article 4, cela n’a rien à voir avec leurs facultés naturelles : si Saint Polycarpe voit mieux Dieu que l’affreux Constantin, ce n’est pas parce que Polycarpe est plus intelligent, ou plus spirituel que son frère Constantin. Ce sera parce que l’illumination accordée par Dieu est plus importante chez Polycarpe que chez  Constantin. Thomas d’Aquin dit alors :

Or celui-là participera davantage de la lumière de gloire qui a le plus d’amour ; car, plus grande est l’amour, plus grand est le désir. Et le désir rend d’une certaine manière l’être qui désire apte et préparé à recevoir l’objet désiré. Par suite, celui qui aura plus d’amour verra Dieu plus parfaitement, et il sera plus heureux. – Ia, Q12, a6

En gros : plus le bois est résistant à la chaleur, et moins il s’enflammera. Plus le bois est sec et disposé à être enflammé, et plus il brûlera. De la même façon, celui qui a le plus de charité, ou d’amour, celui-là est comme un grand brasier de bois sec pour le feu du Saint Esprit.

Arrêtons là le commentaire : vous rendez vous compte de ce que cela veut dire ?

Ce ne sont pas ceux qui seront le plus intelligent qui verront plus Dieu.

Ce ne sont pas les plus savants qui verront davantage Dieu.

Ce ne sont pas ceux qui peuvent lire la Bible dans les langues originales.

Ce ne sont pas ceux qui ont appris un tiers de l’ancien testament par cœur.

Ce ne sont pas les guerriers de la prière qui ont une discipline de fer.

Ce ne sont pas les supers-évangélistes qui crient depuis une boîte à savon.

Ce ne sera pas le pasteur de mégachurch relayé sur Youtube, Facebook et autres.

Ce ne sera pas le martyr qui aura souffert plus.

Ce ne sera pas celui qui aura lu tout Thomas d’Aquin, ou toute la tradition réformée et autres.

Ce ne sera pas le plus visible ou le plus actif de tous les chrétiens.

Celui ou celle qui aura la plus belle et la plus précise et la plus complète des visions de Dieu, c’est celui ou celle qui aura le plus d’amour en lui/elle-même.

Et de cet amour jaillira le reste.

Synthèse

Pouvons-nous voir Dieu ?

Oui, après la résurrection, ce sera notre vie éternelle.

Est-ce que nous verrons Dieu ou une représentation de Dieu ?

Nous verrons l’essence de Dieu directement, parce qu’aucun symbole ne serait suffisant ou digne pour le montrer.

Pourrons-nous voir Dieu avec les yeux du corps ?

Non, parce que nos yeux ne voient que ce qui est corporel. Nous le verrons avec les yeux de l’esprit.

Notre esprit peut-il voir naturellement Dieu ?

Non : même sans péché, notre esprit ne peut voir et concevoir que ce qui est matériel.

Avons-nous besoin d’une illumination pour voir Dieu ?

Oui, nous avons besoin que notre esprit soit illuminé pour voir Dieu tout comme le bois a besoin d’être chauffé pour être enflammé.

Verrons-nous tous Dieu également, ou bien certains le verront plus que d’autres ?

Celui qui sera le plus rempli d’amour, celui-là verra plus l’essence de Dieu.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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