Le langage théologique (partie 2) – Thomas D'Aquin
6 avril 2019

La semaine dernière, nous avons abordé le souci qu’il y a de décrire un Dieu qui non seulement n’a pas de langage particulier, mais a toutes les raisons de se situer au-delà de toutes les limites de nos langages. Thomas a alors montré que oui nous pouvons nommer Dieu, que nous nommions bien ce qu’il est, et surtout, que ce langage était une analogie: quand je dis: « Dieu est mon père », je définis la « paternité de Dieu » à partir de la paternité de F. Omnès mon père. Dans cet article, nous allons tâcher de conclure ce que l’on appelle le traité des noms divins, soit la question 13 de la Summa. Que le Seigneur m’assiste, car la vulgarisation de ces notions n’est pas évidente.

Article 6: Si c’est par analogie, ces noms sont-ils dit en priorité de Dieu ou des créatures?

Est ce que j’appelle Dieu mon « père » à partir de ce qu’est F. O.?
Ou bien j’appelle F. O. mon père à partir de ce qu’est Dieu?

Et bien c’est une des rares questions métaphysiquement pointues auxquelles on peut répondre par un verset:

Paul écrit (Ep 3, 14) : “ Je fléchis les genoux devant le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom. ” On peut en dire autant des autres noms attribués à Dieu et aux créatures. Donc ces noms sont attribués à Dieu en priorité par rapport aux créatures. – Ia, Q13, a6

Et pour cause: la Paternité prééxiste en Dieu, de même que la bonté, la sagesse, la douceur et ainsi de suite. La bonté des hommes est un reflet de celle de Dieu, pas l’inverse et voilà pourquoi sur les noms « absolus » de Dieu (Bon, sage, puissant, etc) la référence est Dieu.

Par contre, il y a des noms métaphoriques -par ex le Lion de Juda, Rocher du salut- qui eux désignent bel et bien les créatures en premier lieu.

Article 7: Y a-t-il des noms que Dieu n’a pas toujours eu?

En VO: Videtur quod nomina quae important relationem ad creaturas, non dicantur de Deo ex tempore.

Hum. Bon, en VF mais O quand même: Y a-t-il des noms qui sont importés des relations à la créature, et non de Dieu hors du temps?

L’exemple le plus gros est le nom de « Créateur »: Dieu n’a pas été créateur avant de créer quelque chose. Ou alors, serait-il créateur de toute éternité?

Le souci est que si nous reconnaissons que Dieu a « acquis » certains noms – et derrière les noms les concepts- alors nous reconnaissons que Dieu a changé, qu’il est devenu Créateur, il est devenu le Sauveur et ainsi de suite.  Il n’est devenu Seigneur qu’à partir du moment où il a eu des créatures à diriger, et d’une certaine façon, nous contribuons à quelque chose en Dieu. C’est juste complètement l’inverse de tout ce qu’on a dit jusqu’ici… et c’est ce que Thomas pourtant affirme:

Augustin assure que cette dénomination par relation : “ Seigneur” convient à Dieu temporellement. Certains noms comportant une relation à la créature sont attribués à Dieu temporellement et non dans l’éternité.  – Ia, Q13, a7

Queah? Dieu changerait-il?! Non, car ces changements ne sont réels que pour les créatures, et non pour Dieu.

Si je dis: « la voiture de droite », le terme « de droite » ne s’applique pas dans la réalité: la voiture est sur son parking, point barre. C’est dans ma raison uniquement, par rapport à mon point de vue qu’elle est de droite (et donc plus jolie pour les lecteurs du Figaro). De la même façon, appeler Dieu « Seigneur » ne présuppose pas que Dieu s’est mis à avoir du pouvoir le jour où il a eu des créatures: elle présuppose uniquement qu’un jour il y a eu des créatures qui avaient pour maître leur Seigneur. S’il y a un changement, il n’est en réalité que dans les créatures, pas dans Dieu. Voici la formulation de Thomas:

Puisque Dieu est en dehors de tout l’ensemble des créatures, et que toutes les créatures sont ordonnées à lui sans que ce soit réciproque, il est évident que les créatures sont référées à Dieu réellement. Mais en Dieu il n’y a pas une relation réelle avec les créatures, mais seulement une relation construite par la raison, en tant que les créatures sont référées à lui. Ainsi, rien n’empêche que ces noms impliquant une relation aux créatures soient attribués à Dieu temporellement ; non en raison d’un changement en Dieu, mais en raison d’un changement affectant la créature. C’est ainsi que la colonne passe à la droite de l’observateur sans subir elle-même aucun changement, mais l’observateur ayant changé de place. – Ia, Q13, a6

Ici, on risque de chatouiller un débat très contemporain, sur « l’authenticité » des relations entre Dieu et nous. Le « mutualisme divin » qui a été épinglé par Dolezal, et défendu de façon grincheuse par John Frame, a en horreur l’idée que la relation des créatures à Dieu ne soit pas réelle (=Ne s’applique pas à Dieu autant qu’à l’homme). Partant de là, les « théistes classiques » ont raison: si pour être authentique, l’action de l’homme doit réellement changer quelque chose en Dieu, alors autant arrêter de s’opposer aux « théistes ouverts » et embrasser les libéraux dans leur confession d’un Dieu qui change.

L’authenticité de notre relation personnelle et intime avec Dieu ne présuppose pas que cette relation soit réelle comme par exemple moi et mon épouse, où chacun modifie l’autre. Notre relation à Dieu est d’une nature absolument unique et se mesure uniquement à ce que je reçois de Dieu, pas à ce que je modifie en lui. J’ai une relation plus profonde avec Dieu lorsque je reçois tellement de sa grâce que je suis davantage uni à lui, davantage à sa ressemblance, lorsque je suis de plus en plus modifié par lui. Mais lui est parfait, il ne peut rien recevoir de moi que je ne recoive d’abord de lui. Avec mon épouse, je donne des choses qu’elle n’a pas, et je reçois des choses qu’elle seule a. Il n’en est pas ainsi pour Dieu: Nous ne pouvons rien lui donner qu’il n’ait pas déjà. C’est lui qui nous donne tout.

Et ca, c’est une relation infiniment plus « authentique » que tout ce que vous pouvez imaginer.

Article 8: Est ce que « Dieu » désigne ce qu’est le Seigneur, ou ce qu’il fait?

Si vous êtes comme moi, que vous avez toujours utilisé le mot Dieu sans jamais savoir au juste ce que signifiaient ses quatre lettres, écoutez donc Jean le Damascène:

Le Damascène dit en effet : “ Dieu (theos) vient de théein qui veut dire pourvoir à toutes choses, prendre soin de toutes choses ; ou bien de aithein qui signifie brûler, car “ notre Dieu est un feu dévorant ” (Dt 4, 24) ; ou bien encore de théâsthai c’est-à-dire voir toutes choses. » – Ia, Q13, a8

Voilà voilà. Tout va bien dans le meilleur des mondes jusqu’à ce que vous vous souveniez que ce raisonnement grec est appuyé par des textes hébreux, qui n’ont absolument rien à battre de l’éthymologie hellénistique.  Donc bref: Dieu est un terme traditionnel greco-latin qui est censé être une traduction de « Elohim », mais qui finalement exprime surtout… hé bien… l’idée greco-latine d’Elohim. Quant à savoir si « Dieu désigne ce que le Seigneur fait, ou ce que le Seigneur est, Thomas dit:

Ambroise affirme que “ Dieu ” est un nom de nature. – idem

Il arrive en effet que l’on désigne ce qu’une chose est à partir de ce qu’une chose fait. Thomas, puisqu’il écrit en latin prend l’exemple de la pierre (lapidis) dont le mot est construit à partir de: « ce qui blesse le pied » (laedit pedem). Pour prendre un exemple français, on pensera au papier tue-mouche, qui désigne ce qu’une chose est (le papier collant) à partir de ce qu’une chose fait (elle tue les mouches).

Article 9: Peut-on appliquer le nom « Dieu » à quelqu’un d’autre que le Seigneur?

Ou plus simplement: Ce nom « Dieu » est-t-il communicable? Réponse: bien sûr, il suffit de l’envoyer par mail.

Pour reprendre les définitions du Damascène, il semble difficile que l’on puisse  dire que « celui-qui-prend-soin-de-tout » ou « celui-qui-voit-tout » puisse désigner quelqu’un d’autre que Dieu, le Seigneur d’Israël. Sauf qu’il y a une nuance!

On lit dans la Sagesse (14, 21) : “ Ils ont donné au bois et à la pierre le nom incommunicable ”, et il s’agit du nom de la divinité.

Un nom peut être communicable de deux manières : proprement, ou métaphoriquement. Un nom est communicable proprement, quand il est communicable à plusieurs selon toute sa signification. Il est communicable par métaphore quand il est communicable à plusieurs selon l’un des caractères inclus dans sa signification.

Ainsi le nom “ lion ” est commun au sens propre à tous les animaux en qui se trouve la nature signifiée par ce mot ; par métaphore, il est communiqué à tous les êtres ayant quelque chose de léonin, comme l’audace ou le courage, qui les fait appeler lions par métaphore.- Ia, Q13, a9

Le mot lion est communicable aux lions d’afriques comme aux lions d’Asie… de façon propre, mais ce n’est pas de cette façon là que nous disons que Marie est Dieu-pour ainsi dire- de ce monde. 

(Je précise ici qu’à force de commenter Thomas d’Aquin on pourra l’oublier mais je suis évangélique et ce genre « d’exagération dévotionnelle » est une source de révulsion chez moi)

En revanche, si je dis: « Le commandant Massoud est le lion du Panchir », je lui communique le nom de lion de façon métaphorique, parce qu’il avait le courage du lion.

Pour ce qui est de « Dieu », oui il peut être métaphoriquement attribué à plein de monde, de Zeus à Macron. Mais de façon propre? Aucunement.

Je saute l’article 10 car il apporte très peu de données nouvelles, et me concentre sur une question qui va probablement intéresser tous les hébraïsants et autres « Je parle à moitié hébreu dans mes prières, même si je ne sais pas lire l’alphabet en vrai ».

Article 11: Le nom « Celui qui est » est-il, plus que tous les autres, le nom propre de Dieu?

Ici, on a à peine besoin de commentaire, le texte est assez clair comme cela:

Moïse posant à Dieu cette question : “ S’ils me demandent quel est son nom, que leur dirai-je ? ” Le Seigneur répond : “ Voici ce que tu leur diras : Celui qui est m’a envoyé vers vous. ” (Ex 3, 13.14 Vg.) – Ia, Q13, a11

A noter que Thomas travaille depuis la Vulgate, mais la plupart des traduction modernes semblent préférer « Je suis », quand ce n’est pas la traditionnelle appellation « L’ETERNEL » qui semble passée de mode depuis la Bible Segond.

Ce nom “ Celui qui est ” est dit le nom le plus propre à Dieu pour trois raisons :

A cause de sa signification ; car il ne désigne pas une forme particulière d’existence, mais l’existence même. Aussi, puisque l’existence de Dieu est identique à son essence, ce qui ne convient qu’à lui seul, nous l’avons montré, il est évident qu’entre tous les noms qu’on lui donne, celui-là nomme Dieu le plus proprement ; car tout être est nommé d’après sa forme.

2. A cause de son universalité ; […] S. Jean Damascène : “ De tous les noms que nous donnons à Dieu, nous devons regarder comme principal « Celui qui est », car Dieu est l’être comprenant tout en soi-même comme une sorte d’océan de substance, infini et sans bords. ” Tout autre nom détermine en quelque manière la substance de la chose qu’il nomme, tandis que ce nom “ Celui qui est ” ne détermine aucun mode d’être ; il est sans détermination à l’égard de tous, et c’est en cela qu’il nomme l’océan infini de substance.

3. A cause de ce qui est inclus dans sa signification ; car ce nom signifie au présent, et cela convient souverainement à Dieu, dont l’être ne connaît ni passé, ni avenir, ainsi que le remarque S. Augustin’. – Ia, Q13, a11

A noter que la dernière raison est basée sur la compréhension latine d’une tradition latine. Elle serait probablement annulée par l’exégèse moderne de l’expression « asher elyeh asher ». C’est l’occasion de mesurer la différence énorme entre l’exégèse moderne et médiévale (quoiqu’on aurait tort de jeter les vieilles interprétations pour autant.)

Article 12: Peut-on former au sujet de Dieu des propositions affirmatives?

J’ai failli ne pas commenter cet article au vu d’à quel point la réponse est évidente pour nous aujourd’hui. Mais elle ne l’était pas au moyen-âge, et pour expliquer cela, je dois faire un tout petit peu d’histoire de la philosophie.

Plotin à partir du IIIe siècle avait défini une sorte « d’échelle de l’Être », où tout en bas se situaient les innombrables, infiniments divisés particuliers qui étaient au bord de l’existence (aka: la Matière) et tout en haut l’Un, maximalement indivisé, maximalement étant etc… Plus d’un père de l’église fut influencé par cette école métaphysique, Origène en tête.

Le point clé de cette échelle était que l’Un était indéfinissable: toute définition était déjà une distinction, une division dans l’Unique. En conséquence, on ne pouvait pas former de lui une proposition affirmative, on pouvait au mieux dire ce qu’il n’était pas. Il n’était pas divisé, il n’était pas sans puissance… et ainsi de suite.

Vous verrez tout de suite la possibilité de remplacer « Un » par « Dieu », et pourquoi les théologiens primitifs étaient fans de néo-platonisme. Malheureusement, ce système métaphysique porte en lui l’impossibilité complète de décrire positivement Dieu. Ce qui est un peu embêtant quand on considère que…

la foi ne contient aucune erreur, et l’on y trouve certaines propositions affirmatives, comme : Dieu est trine et un, il est tout-puissant, etc. – Ia, Q13, a12

Je vous fais grâce de la justification.

Synthèse

Les noms comme « Bon, sage » sont-ils dit en priorité de Dieu ou des créatures?

Ils sont dit en priorité de Dieu, car c’est de lui que les créatures tirent leurs attributs.

Y a-t-ils des noms que Dieu n’a pas toujours eu?

Oui, mais cela n’implique aucun changement en Dieu.

Est ce que « Dieu » décrit ce que Dieu est ou ce que Dieu fait?

Il décrit ce que Dieu est en ayant pour sens ce que Dieu fait.

Est ce que l’on peut nommer « Dieu » un autre que le Seigneur d’Israël?

De façon métaphorique, oui. De façon propre, non.

« Je Suis » est-il le nom le plus précis de Dieu?

Oui, c’est son nom le plus propre.

Peut-on former au sujet de Dieu des propositions affirmatives?

Oui, à partir du moment où on comprend les limites de notre langage.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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  1. Du nom יהוה - Turretin (3.4) – Par la foi - […] retrouvons ici quelque chose de semblable à la question 13 de la Summa Ia, mais adapté aux débats du…

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