L'omniscience de Dieu – Thomas D'Aquin
13 avril 2019

Nous avons décrit Dieu en lui-même, et nous commençons, depuis plusieurs semaines, à décrire Dieu dans sa relation aux autres: tel qu’il est connu de nous, de comment nous le nommons. Après avoir pris une sorte de petite pause à la question 13 (petite pause qui nous a pris deux épisodes), Thomas décrit l’omniscience de Dieu. La question fait 16 articles, ce qui me force à faire un choix éditorial. Soit je mets 3 semaines à faire le tour. Soit je force le tout en un seul article, en faisant alors très vite chaque article. Je décide de jouer au lièvre. Vous pourrez toujours me contacter si vous voulez que je précise un point ou mieux: lire vous même la question 14 de la Première partie de la Summa! Voici les questions que nous allons aborder:

1 Y a-t-il science en Dieu ? – Oui.
2. Dieu se connaît-il lui-même ? – Oui.
3. Dieu se connaît-il tout de lui-même ? – Oui.
4. Est-il son propre savoir? – Oui
5. Dieu connaît-il les autres ? – Oui
6. Dieu a-t-il des autres une connaissance directement? – Oui
7. La science de Dieu est-elle linéaire, une pensée après l’autre ? – Non
8. La science de Dieu est-elle cause des choses ? – Oui (Calvinistes de tous bords, oyez!)
9. Dieu a-t-il connaissance des choses qui ne sont pas ? – Oui
10. Dieu a-t-il connaissance des maux ? – Oui
11. Dieu connaît-il les singuliers ? – Oui
12. Dieu connaît-il une infinité de choses ? – Oui
13. Dieu connaît-il les futurs contingents ? – Oui (Molinistes de tous pays…)
14. Dieu connaît-il nos énonciations ? – Oui
15. La science de Dieu est-elle soumise au changement ? – Non, contre les théistes ouverts.
16. Dieu a-t-il des choses une connaissance spéculative, ou une connaissance pratique ? – Spéculative principalement.

Article 1: Y-a-t-il connaissance en Dieu?

Avant de savoir comment une chose est, il faut toujours se poser la question de si elle est. De multiples versets bibliques pourraient être invoqués. Thomas choisit:

l’Apôtre écrit (Rm 11, 33) : “ O profondeur inépuisable de la sagesse et de la science de Dieu ! ” En Dieu il y a science, le plus parfaitement qui soit – Ia, Q14, a1

Pourquoi? Parce que l’acquisition de connaissance se fait -selon l’épistémologie d’Aristote- par la « Forme » du connaissant (cad notre âme) et que la limite de notre connaissance se fait par la limite de notre forme. Plus notre forme est haute, et plus nous pouvons savoir de choses tout comme un insecte avec ses capacités limitées peut savoir moins de choses qu’un homme avec ses capacités cognitives élevées. La pierre ne peut rien savoir, parce que sa forme ne dépasse pas de la matière. Le chat peut savoir un peu, parce que sa forme (= son âme) dépasse déjà un peu de la matière. L’homme a la forme la plus évoluée et complète du monde matériel, aussi est-il le plus capable de savoir de tous les êtres matériels. Mais il est dépassé par les anges, qui n’ont même pas la limite de la matière pour limiter leur savoir: ils contemplent les idées directement.

Et Dieu alors?

On voit donc que l’immatérialité d’un être est ce qui fait qu’il soit doué de connaissance, et son degré de connaissance se mesure à son immatérialité. Aussi Aristote explique-t-il, dans le traité De l’Ame, que les plantes ne connaissent pas en raison de leur matérialité. Le sens, lui, est connaissant en raison de sa capacité à recevoir des formes sans matière ; et l’intellect est connaissant à un plus haut degré encore, parce qu’il est plus séparé de la matière, et non mélangé à elle, dit Aristote.

Comme Dieu est au sommet de l’immatérialité, ainsi qu’on l’a vu par ce qui précède, il est en conséquence au sommet de la connaissance. –
Ia, Q14, a1

Article 2: Dieu se connaît-t-il lui-même?

Autant il nous est facile de connaître ce qui est extérieur à nous, autant il est difficile de nous connaître nous-même. J’en veux pour preuve les multiples écoles de psychologie qui sont très loin de s’entendre les unes avec les autres. Est-ce la même chose pour Dieu?

l’Apôtre écrit (1 Co 2, 11) : “ Nul ne connaît ce qui concerne Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu. ” Dieu se connaît, et il se connaît par lui-même. – Ia, Q14, a2

Pour rappel, nous sommes limités dans notre connaissance de Dieu parce que nous construisons notre compréhension de Lui à partir de formes limitées: nous comprenons qu’il est père à partir des pères humains, nous comprenons qu’il est fort à partir des forces de la création et ainsi de suite. Mais au final, nous sommes toujours dépendant de formes « inférieures » pour comprendre celui qui est au dessus de toutes les formes, toutes les idées. Même si nous avions dans nos esprits la connaissance de tout ce qui existe, d’absolument tout, il nous manquerait encore quelque chose pour comprendre (= connaître entièrement) Dieu.

Mais Dieu n’a pas ce genre de limite, sa connaissance n’est pas construire par des formes inférieures. Il peut donc se connaître lui-même.

Article 3: Dieu se connaît-il tout entier, dans son infini?

Il ne le semble pas, car S. Augustin écrit : “ Un être qui se comprend est fini pour lui-même. ” Or, Dieu est de toute manière infini : donc il ne peut se comprendre lui-même. – Ia, Q14, a3

Mais…

Augustin écrit au même endroit : “ Tout être qui se connaît intellectuellement se comprend. ” Dieu a de lui-même une connaissance compréhensive – Idem

Puisqu’il n’a pas -conformément à ce qu’on vient de dire- de limite à sa capacité de connaître, alors il peut connaître l’infinité. Sa propre infinité.

Article 4: Est-il son propre savoir?

Augustin affirme : “ Pour Dieu, être, c’est être sage. ” Etre sage, ici, c’est connaître. Donc, pour Dieu, être, c’est connaître par l’intelligence. Or, nous avons vu plus haut que l’être de Dieu est identique à sa substance ; donc, l’intellection, en Dieu, est identique à sa substance – Ia Q14 a4

Intellection = acte de connaître. Dieu est le Sachant. Voici la justification:

Si l’intellection de Dieu était distincte de sa substance, il s’ensuivrait, selon le Philosophe au livre XII de la Métaphysique, que cette substance divine trouverait son acte et sa perfection dans autre chose qu’elle-même – Idem

Si le savoir de Dieu est une sorte de giga-serveur situé en dehors de Dieu lui-même, alors on tomberait dans le platonisme et on ferait de Dieu un démiurge qui connaît la réalité comme si elle était extérieur à lui. Cette perfection qu’est la connaissance ne serait pas en Dieu mais en dehors de Dieu. Inacceptable.

De tout ce qui précède il résulte qu’en Dieu, l’intellect, le connu, la forme intelligible et le connaître lui-même sont absolument une seule et même chose.

L’intellect = le savoir; le connu = l’objet du savoir; La forme intelligible = le moyen du savoir; Le connaître lui-même = l’acte du savoir. Chez nous ces choses sont alignées de façon chronologiques. En Dieu elles sont une seule et même chose.

Article 5: Dieu connaît-il les autres?

On a tellement dit que Dieu se connaît lui-même et qu’il se connaît tout lui-même qu’on se demande s’il connaît quelque chose d’extérieur à lui?

On lit dans l’épître aux Hébreux (4, 13) : “ Toutes choses sont à nu et à découvert devant ses yeux.” De toute nécessité il faut dire que Dieu connaît les autres.-Ia, q14, a5

En effet, si Dieu se connaît lui-même, il connaît aussi ce qu’il fait. Si vous n’êtes pas convaincus, essayez donc de faire une histoire complète des empereurs romains sans mentionner une seule fois ce qu’ils ont fait et décidé… S’il connaît ce qu’il fait, alors il connaît aussi l’univers qu’il a crée, les « autres ».

Article 6: Dieu connaît-il directement les autres?

Certes, mais on a l’impression à partir de là que ce n’est pas une connaissance directe: Dieu se connaît en tant que créateur, il sait qu’il a crée E Omnès, mais ce n’est pas vraiment la connaissance propre de E Omnès.

Sauf que si.

Avoir des choses une connaissance propre, c’est les connaître non seulement en général, mais selon qu’elles se distinguent les unes des autres. Or, c’est ainsi que Dieu connaît les choses, selon ces paroles de l’épître aux Hébreux (4,12) : “ Elle va (la parole de Dieu) jusqu’à distinguer l’âme et l’esprit, les jointures et les mœlles ; elle démêle les sentiments et les pensées du cœur. Aussi nulle créature n’est cachée devant Dieu. ” – Ia Q14, a6

Le raisonnement qui soutient l’affirmation est assez long, mais peut être résumé par le paragraphe final de sa réponse:

Ainsi donc, comme son essence comprend tout ce qu’il y a de perfection dans l’essence de quelque autre chose que ce soit, et bien davantage, Dieu peut connaître en lui-même toutes choses d’une connaissance propre. Car la nature propre d’un être quelconque a consistance selon qu’elle participe en quelque manière la perfection divine. Or Dieu ne se connaîtrait point parfaitement lui-même, s’il ne connaissait toutes les manières dont sa perfection peut être participée par d’autres. Et la nature même de l’être ne lui serait pas connue parfaitement, s’il ne connaissait tous les modes d’être. Il est donc manifeste que Dieu connaît toutes choses d’une connaissance propre, selon que chacune se distingue des autres. – Ia, Q14, a6

Donc non seulement Dieu connaît l’humain en général, mais il connaît tous les humains en particulier, parce que c’est de lui que ces mêmes individus tirent leur existences, leurs qualités, et la façon dont elles sont combinées.

Article 7: La science de Dieu est-elle une pensée après l’autre?

Thomas articule une idée qui est reprise et joliment décrite par Wayne Grudem dans sa théologie systématique. Voici ce qu’il en dit:

Notre définition de la connaissance de Dieu nous amène à dire que Dieu connaît tout par un « acte simple ». Ici encore le mot simple veut dire « non composé de parties ». Cela signifie que Dieu est pleinement conscient de tout. S’il veut nous dire le nombre de grains de sable au bord de la mer ou le nombre d’étoiles dans le ciel, il n’aura pas à les dénombrer rapidement comme une sorte d’ordinateur géant, et il n’aura pas non plus besoin de se remettre le nombre en tête parce qu’il n’y a plus pensé depuis longtemps. A la place, il sait toute chose à la fois. Tous ces faits et d’autres choses connues encore sont toujours pleinement présentes à sa conscience. Il n’a pas besoin de raisonner pour arriver à une conclusion ou de peser le pour et le contre avant une décision, car il sait la fin depuis le début et il n’apprendra ni n’oubliera jamais rien. – Wayne Grudem, Théologie systématique, Partie 2, chapitre 12 section 3 « l’omniscience de Dieu »

Si vous vous intéressez aux détails du raisonnement, consultez donc la Summa. Sinon, je me contenterai de dire que c’est bel et bien la position de Thomas lorsqu’il cite Augustin pour dire:

Augustin écrit : “ Dieu voit toutes choses non une à une et par un regard alternatif, comme s’il voyait ici puis là ; il voit tout en même temps. » Dans la science divine, il n’y a rien de discursif. – Ia, Q14, a7

Article 8: La science de Dieu est-elle cause des choses?

Est ce que Judas trahit Jésus parce que Dieu sait qu’il va trahir?

Ou bien le savoir que Dieu a de la trahison de Jésus est causé par la décision de Juda?

Cette question est très contrariante, surtout pour les arminiens ou partisans d’un libre-arbitre totalement indéterminé. William Lane Craig défend ouvertement la deuxième proposition, disant notamment que c’est au savoir de Dieu de « s’adapter » à la décision de Judas: Le savoir de Dieu ne vient que d’une consultation des évènements, il n’est pas cause de ceux-ci.

A l’inverse, depuis au moins Augustin et Boèce (qui sont les premiers à avoir explorés la question), c’est bel et bien la première proposition qui est défendue par les pères de l’église et leurs successeurs. La cause de l’écriture de cet article, c’est que Dieu sait que je l’écris.  Et c’est donc selon cette école que Thomas dit:

Augustin écrit : “ Dieu ne connaît pas l’universalité des créatures spirituelles ou corporelles parce qu’elles sont ; mais elles sont parce qu’il les connaît. ”La science de Dieu est la cause des choses ; car la science de Dieu est à l’égard des choses créées ce qu’est la science de l’artisan à l’égard de ses œuvres. – Ia Q14 a 8

Si le menuisier sait qu’il y aura un escalier à cet emplacement, et comment sera cet escalier, c’est parce qu’il a lui-même conçu et voulu cet escalier! De la même façon, le Dieu créateur et vivant cause notre vie, et c’est pour cela qu’il connaît tous ses évènements, parce qu’ils sont décidés par lui. Abordons tout de même une objection très intéressante, parce qu’elle est portée par un père de l’église très éminent, et qu’elle est restée très contemporaine.

Obj 1: Il semble que non, car Origène dit ceci : “ Ce n’est pas parce que Dieu sait qu’une chose doit être un jour, que cette chose sera ; mais parce qu’elle doit être, Dieu sait d’avance qu’elle sera. ”

Exactement ce que dit William Lane Craig. Et Thomas de répondre:

Rep 1: Origène n’a envisagé ici que l’aspect de connaissance, et nous avons dit que la connaissance n’est pas cause indépendamment de la volonté. Mais quand il dit que Dieu prévoit telles choses parce qu’elles sont à venir, il faut comprendre ce “ parce que ” d’une causalité logique, non ontologique. Cette conséquence est exacte, en effet : s’il est vrai d’une chose qu’elle sera, il est vrai que Dieu l’a prévue ; mais les choses futures ne sont pas cause que Dieu les connaisse. – Ia, Q14, a8

En effet, il faut comprendre qu’en Dieu, savoir et volonté sont une seule et même chose: Ce n’est pas la « connaissance toute nue » qui est cause des évènement, stricto sensu. C’est la connaissance associée à sa volonté… sachant que la distinction entre connaissance et volonté est de raison pure en Dieu, et ne correspond à rien de réel.

Article 9: Dieu a-t-il la connaissance des choses qui ne sont pas?

La question est simple, la réponse ne mérite pas d’être compliquée:

l’Apôtre écrit (Rm 4, 17) : Dieu “ appelle les choses qui ne sont pas, comme celles qui sont ”. Dieu connaît toutes choses, de quelque manière qu’elles soient. – Ia, Q14, a9

Y compris lorsqu’elles ne sont que « en puissance », c’est à dire purement potentielles. Dieu sait à quoi ressemble un dragon, parce que potentiellement un dragon pourrait exister dans un autre univers. Mais ce n’est là que du potentiel, pas de « l’actuel ». Cela dit, même dans un mode d’existence en puissance, le dragon et la licorne ont tout juste assez d’existence pour être connu de Dieu.

Les molinistes salivent peut être déjà, là voilà la fameuse connaissance médiane!! Attendez l’article 13 petit coquinous, on va s’occuper des futurs contingents pleinement.

Article 10: Dieu a-t-il la connaissance des maux?

Avec ce qu’on vient de développer, on pourrait arriver à une forme de « bug » dans notre joli système: On vient de dire que Dieu connaît les choses à travers toutes les perfections que lui-même leur accorde. Il ne semble donc pas pouvoir connaître la privation de ces perfections, que l’on appelle mal. Il ne connaît donc pas le mal en lui-même.

Ici, il est intéressant de citer le paragraphe entier.

On lit au livre des Proverbes (15, 11) : “ Le séjour des morts et la perdition sont en présence du Seigneur. ”

Celui qui connaît parfaitement quelque chose, il faut qu’il connaisse tous les accidents qui peuvent lui survenir. Or il y a des choses bonnes auxquelles il peut arriver d’être détériorées par des maux. Dieu ne connaîtrait donc pas en perfection les choses bonnes s’il ne connaissait pas aussi les maux. Mais une chose quelconque est connaissable dans la mesure où elle est. Comme l’être du mal n’est que la privation du bien, par cela seul que Dieu connaît les biens, il connaît aussi les maux, comme on connaît les ténèbres par la lumière. – Ia Q14 a10

Si Dieu sait ce qu’est un homme valide, il saura très bien aussi ce que c’est que d’être aveugle, puisque c’est à partir de la vue que l’on définit son absence. D’une certaine façon Thomas accepte la critique: Dieu ne connaît pas le mal en lui-même. Mais en même temps, le mal n’est rien en lui-même, on ne le connaît que par contraste avec le bien. On sait ce qu’est le noir parce qu’il n’y a pas de lumière. De la même façon, Dieu  connaît le mal, parce qu’il connaît l’absence de Bien.

L’article 11 demande: Est ce que Dieu connaît les singuliers? Je suppose que le lecteur n’arrivera même pas à concevoir qu’on puisse se poser la question, aussi je me contente de dire que Thomas répond OUI! et je passe à l’article 12

Article 12: Dieu connaît-il une infinité de choses?

Cela paraît évident, surtout avec tous les détails précédémment donnés:

Augustin s’exprime ainsi : “ Quoique les nombres infinis soient sans nombre, ils n’échappent pas à celui dont la science est sans nombre. ”

Étant donné que Dieu connaît non seulement ce qui est en acte, mais aussi ce qui est contenu dans sa puissance ou dans celle de la créature, ainsi qu’on l’a montré, et puisque ces possibles sont évidemment en nombre infini, il est nécessaire d’admettre que Dieu connaît une infinité de choses. Quant à la science de vision, qui a pour objet uniquement les choses qui sont, ou seront ou ont été, bien que certains disent qu’elle n’embrasse pas une infinité d’objets, puisque nous n’admettons pas que le monde a toujours été, ni que la génération et le mouvement doivent durer sans fin, de sorte que les individus seraient multipliées à l’infini, toutefois, si l’on y regarde de plus près, on doit dire nécessairement que Dieu, même par sa science de vision, connaît une infinité de choses. Car Dieu connaît même les pensées et les affections des cœurs, qui seront dans l’avenir multipliées à l’infini, puisque les créatures rationnelles doivent durer sans terme. – Ia Q14, a12

Viennent ensuite des considérations sur le comment, que je vous laisserais découvrir par vous-même, et contactez moi en cas de besoins.

Article 13: Dieu a-t-il la connaissance des futurs contingents?

ENFIN! Cette question n’est peut-être pas la plus débattue, mais elle est encore aujourd’hui tout à fait d’actualité, notamment avec la (re)montée du calvinisme. En effet, face au compatibilisme calviniste, William Lane Craig et une quantité impressionnante de philosophes évangéliques contemporains défendent ce que l’on connaît sous le nom de Molinisme.

Le molinisme repose sur l’idée que Dieu connaît les futurs contingents(=qui pourraient arriver, mais n’arriveront jamais en réalité). Cette connaissance est ce que l’on appelle la « connaissance médiane » [Middle Knowledge] parce qu’elle se tient entre la connaissance de tous les futurs imaginables et impossibles et celle du futur actuel. A partir de cette connaissance médiane, Dieu ne fait que décider un des futurs contingents sans décider en aucune façon les évènements particuliers qui le constituent.

A l’inverse, les calvinistes affirment que Dieu détermine tout jusqu’au moindre détail, et généralement nient l’existence d’une connaissance médiane?

Ok. Et Thomas?

Psaume (33,15) dit de Dieu à l’égard des hommes : “ Il forme le cœur de chacun ; il connaît toutes leurs actions. ” Or, les actions des hommes sont contingentes, puisqu’elles dépendent de leur libre arbitre. Dieu connaît donc les futurs contingents.

Comme on a montré plus haut que Dieu connaît toutes les choses, non seulement celles qui sont en acte, mais aussi celles qui sont en sa puissance ou en la puissance de la créature, et comme certaines choses parmi ces dernières sont des contingents futurs pour nous, il s’ensuit que Dieu connaît les futurs contingents. – Ia, Q14, a13

Alors, ca y est, Thomas est moliniste? Non, pas vraiment. Je l’avais déjà exposé dans: Thomas d’Aquin le calviniste -Partie 1 et  Partie 2:

La puissance de Dieu est tellement grande qu’il est tout à fait capable de déterminer et connaître une chose libre et contigente sans retirer l’aspect libre et contingent de cette action. Donc, Dieu connaît tous les futurs contingents, mais cela ne l’empêche pas de tout décider jusqu’au moindre détail, tout en gardant la contingence et la liberté de ses créatures.

Par ailleurs, il y a le paragraphe final qui me fait douter que l’on puisse vraiment parler de connaissance médiane attribuée à Dieu:

Il est donc manifeste que les contingents sont connus de Dieu infailliblement en tant que présents sous le regard divin dans leur présence, et cependant, par rapport à leurs propres causes, ils demeurent des futurs contingents. -Idem

Il est possible que je me trompe, mais il me semble que dans le discours de William Lane Craig, les contingents ne sont pas connus de Dieu infailliblement, mais comme pleinement contingent à la fois pour la créature ET le Créateur. Si mon interprétation est juste, alors la connaissance des futurs contingents de Thomas n’est pas la connaissance médiane de William. A confirmer par des philosophes plus pointus que moi.

Article 14: Dieu connaît-ils nos pensées?

On lit dans le Psaume (94, 11) : “ Dieu connaît les pensées des hommes. ” Or dans les pensées des hommes il y a des énonciations. Donc Dieu connaît celle-ci. – Ia Q14, a14

Paf, tchouk plié. Et voici comment:

Puisque former des énonciations est au pouvoir de notre intelligence, et puisque Dieu connaît tout ce qui est en son propre pouvoir ou au pouvoir de sa créature, comme on l’a dit précédemment, c’est une nécessité que Dieu connaisse toutes les énonciations qu’il est possible de former. Seulement, de même qu’il connaît les choses matérielles immatériellement et les choses composées simplement, Dieu connaît les énonciations, non en énonçant lui-même comme s’il y avait dans son esprit la composition ou la division qui caractérise l’énonciation, mais il connaît chaque chose par une intuition simple, en pénétrant par elle l’essence de chaque chose.

Article 15: La science de Dieu est-elle soumise au changement?

Encore une question débattue jusqu’à aujourd’hui, particulièrement avec les théistes ouverts qui disent que Dieu ignore le futur.

Il est dit dans l’épître de S. Jacques (1,17) : en Dieu “ il n’existe aucune vicissitude, ni ombre de changement ”.

D’après nos précédentes déterminations, la science de Dieu est sa substance même. Comme sa substance est absolument immuable, ainsi que nous l’avons également montré, il y a nécessité que sa science soit tout à fait invariable. – Ia, Q14, a15

Les théistes ouverts ne nient pas forcément que le savoir de Dieu est sa substance même. Par contre ils croient en un Dieu qui change en permanence. D’où leur erreur.

Article 16: le Savoir de Dieu est-il spéculatif ou pratique?

Spéculatif = « La théorie ». Un savoir qui n’a aucun autre but que lui-même, mais il y a des nuances que nous allons voir après. L’arithmétique est un savoir spéculatif.

Pratique = « La pratique ». Un savoir qui a pour but la réalisation de quelque chose. Savoir faire du calcul mental pour les courses est un savoir pratique.

Donc, il s’agit de savoir si le savoir de Dieu est pour lui une sorte de théorie pure flottant dans sa conscience, ou bien s’il s’agit de notre vie, de ce monde qui tourne en pratique…

Ce qui est plus noble doit être attribué à Dieu. Mais la science spéculative est plus noble que la science pratique, comme le montre le Philosophe au début de la Métaphysique. Donc Dieu a des choses une connaissance spéculative. – Ia Q14, a16

Mais, mais, mais… quand Dieu prévoit que je vais prendre le balai pour faire le ménage, c’est quand même pas spéculatif… si? Et bien en fait, il y a des nuances dans ce qu’on appelle « la théorie ».

A: Il y a un savoir spéculatif sur des sujets que nous ne réalisons pas nous même: les sciences physiques à proprement parler -pas la technologie qui en sort- décrivent la trajectoire des électrons sans autre but derrière.

B: Il y a un savoir spéculatif sur des choses pratiques, mais de façon théorique. Par exemple, l’architecte qui conçoit une maison conçoit bien quelque chose de pratique, mais entièrement de façon théorique (« dans sa tête »).

C: Il y a un savoir « spéculatif » qui est entièrement pratique, lorsque par exemple je veux savoir combien coûte une voiture que je veux acheter,afin de faire le chèque. L’information est théorique, mais asservie à un but pratique.

Thomas dit alors:

Il faut dire que Dieu a de lui-même une connaissance uniquement spéculative, car lui-même n’est pas quelque chose susceptible d’être produit.

Mais, de tout le reste il a une connaissance à la fois spéculative et pratique. Spéculative, sans doute, quant au mode de connaître, car tout ce que nous concevons spéculativement, en définissant et en distinguant des concepts, Dieu le connaît d’une façon infiniment plus parfaite.

Quant aux choses qu’il peut faire, mais ne fait être réellement en aucun temps, Dieu n’en a pas une connaissance pratique selon qu’une connaissance est appelée pratique du fait de sa finalité ; il a, en ce sens-là, une connaissance pratique des choses qu’il fait être.

Quant aux maux, bien qu’ils ne soient pas réalisables par lui, ils n’en tombent pas moins, comme les choses bonnes, sous sa connaissance pratique, pour autant que Dieu les permet, les empêche, ou les réduit à l’ordre. – Ia Q14 a16

Je résume: La connaissance que Dieu a de Dieu: définition A. La connaissance des créatures: définition B. La connaissance des choses qui n’existent pas ou du mal: définition C.

Il est temps maintenant d’amener la synthèse.

Synthèse:

1 Y a-t-il science en Dieu ?

Oui, puisqu’il contient en lui l’univers.

  1. Dieu se connaît-il lui-même ?

Oui, car sa façon d’acquérir des connaissances n’est pas limitée comme la nôtre.

  1. Dieu se connaît-il tout de lui-même ?

Oui, car il est infini et n’a rien pour poser des limites à sa connaissance.

  1. Est-il son propre savoir?

Oui, sinon cela voudrait dire que son savoir est en dehors de lui-même, ce qui est indigne.

  1. Dieu connaît-il les autres ?

Oui, puisqu’en se connaissant lui-même, il connaît aussi ce qu’il fait.

  1. Dieu a-t-il des autres une connaissance directement?

Oui, puisque c’est lui qui fait directement tout le reste.

  1. La science de Dieu est-elle linéaire, une pensée après l’autre ?

Non, elle est « tout d’un bloc ».

  1. La science de Dieu est-elle cause des choses ?

Oui, puisque en réalité son savoir est aussi sa volonté.

  1. Dieu a-t-il connaissance des choses qui ne sont pas ?

Oui, parce qu’elles existent comme les choses actuelles, mais uniquement de façon potentielle.

  1. Dieu a-t-il connaissance des maux ?

Oui, par contraste avec les choses bonnes.

  1. Dieu connaît-il les singuliers ? Oui
  2. Dieu connaît-il une infinité de choses ?  Oui
  3. Dieu connaît-il les futurs contingents ?

Oui, puisque c’est lui qui les crée avec leur contigence même.

  1. Dieu connaît-il nos énonciations ? – Oui
  2. La science de Dieu est-elle soumise au changement ?

Non, car son savoir est sa propre substance, immuable.

  1. Dieu a-t-il des choses une connaissance spéculative, ou une connaissance pratique ? – De lui-même il a une connaissance spéculative. De nous, il a une connaissance partiellement pratique. Du mal, il a uniquement une connaissance pratique.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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