Thomas d'Aquin sur la Joie de Dieu
15 juin 2019

Quand je me suis embarqué dans ce projet, j’ai bien fait de ne pas réfléchir au prix que ça allait me coûter : 27 articles de commentaires sur les questions de Thomas d’Aquin abordées par la Somme Théologique. Un petit blogueur qui se lançait à l’assaut de la vulgarisation d’un des penseurs les plus massifs de l’humanité. Avec le recul, je peux dire que j’ai été un pauvre fou. Mais je remercie le Seigneur de ne pas avoir tremblé devant cette tâche, ne serait-ce que parce qu’aujourd’hui, je suis sur le point de clore la section sur les attributs de Dieu, et je vais m’arrêter ici dans le commentaire de la Prima Pars, reconnaissant d’instinct que je ne suis pas capable d’exposer correctement le traité sur la Trinité.

En revanche, le commentaire n’est pas terminé : la semaine prochaine, nous parlerons de la béatitude humaine –frissons doxologiques garantis- puis nous ferons le traité sur l’Incarnation qui est le commencement de la Tertia Pars. Assez parlé d’actualité, finissons par le dernier, le fruit, le sommet de tous les attributs de Dieu : sa Joie, ou plutôt sa Béatitude.

  1. La Joie convient-elle à Dieu ? Oui
  2. Dit-on de Dieu qu’il est bienheureux en raison parce qu’il se comprend ? Oui
  3. Notre Joie est-elle Dieu ? Non.
  4. La Joie de Dieu comprend-elle toutes les autres joies ? Oui

C’est un attribut de Dieu qui a bénéficié d’attention de la part de peu de personnes, mais le peu de fois où l’on en parle c’est toujours pour marquer. On pensera à CS Lewis et son autobiographie « Surpris par la Joie » qui est la version actuelle du mot médiéval « Béatitude ». Et enfin, on pensera à John Piper et son mouvement « d’hédonisme chrétien » qui remet au centre l’idée que Dieu est l’objet de notre joie, de notre béatitude et qui lui aussi parle beaucoup de la Joie que Dieu a, que Dieu est. Voyons ce que notre père médiéval en dit.

Article 1 : Y a-t-il de la joie en Dieu ?

L’apôtre écrit (1 Tim 5.15) « Celui qui fera paraître au temps fixé le bienheureux et seul souverain, Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs. »

La réponse est très courte : Être bienheureux, c’est avoir « la bonté parfaite de la nature intellectuelle ». C’est-à-dire l’épanouissement le plus total d’une nature intellectuelle comme celle de l’homme de l’ange, ou –dans une autre façon d’être- celle de Dieu. Or pour atteindre ce niveau d’épanouissement, Thomas nous dit qu’il faut :

  1. Connaître sa propre perfection
  2. Être maître de ses actes.

On est bienheureux quand on peut contempler la perfection, et qu’on est libre de le faire. « Or l’un et l’autre, être parfait et intelligent, appartiennent excellement à Dieu. Donc la béatitude lui convient au plus haut point. »

Dieu est l’être le plus heureux de l’univers.

Article 2 : Dit-on de Dieu qu’il est bienheureux à cause de son intellection ?

Grégoire de Nysse écrit : « Celui-là est glorieux qui, jouissant de lui-même, n’a pas besoin de louange éternelle ». Or être glorieux signifie ici être bienheureux. Donc, puisque nous jouissons de Dieu par l’intelligence, car « la vision est toute notre récompense » dit Augustin d’Hippone, il semble que la béatitude soit attribuée à Dieu par assimilation à sa propre béatitude.

L’enjeu de la question est de savoir quelle est la cause formelle (=la définition) de la béatitude de Dieu.

Thomas part de la définition de béatitude : « Bien parfait de la créature intellectuelle ». L’accomplissement parfait et l’épanouissement total de sa nature. Or l’épanouissement le plus complet et la plus grande perfection de notre nature vient quand nous saisissons ce qui est vrai et découvrons des vérités que nous ignorions avant. L’intellection est donc bien le moteur de la béatitude chez la créature.

Qu’est-ce que cela veut dire pour Dieu ? Nous avons vu dans la question 14 sur le savoir en Dieu que Dieu est le Sachant même, son être est la même chose que son Savoir. Si donc la béatitude, c’est l’intellection de ce qui est parfait, alors Dieu est la Béatitude-grand B, la Joie grand J. Le fait même qu’Il se connaisse parfaitement signifie qu’il connait parfaitement sa propre perfection, et en tire de la béatitude.

Pour clarifier certaines choses : pour les anciens « intellect » et « intellection » signifient « saisir la vérité » et non faire un raisonnement arithmétique logique. Vous pouvez avoir une vision prophétique, c’est tout de même par l’intellect que vous saisissez ce qui est vrai. Les critiques très modernes sur Thomas d’Aquin qui fait du rationalisme sont très déplacées.

Article 3 : Dieu est-il essentiellement la béatitude de tout bienheureux ?

La béatitude  de l’un est plus grande que la béatitude de l’autre, selon ces mots de l’apôtre (1 Co 15.41) « Une étoile diffère en éclat d’une autre étoile ». Or, rien n’est plus grand que Diieu, Donc la béatitude est autre chose que Dieu.

Notre Joie –celle que nous aurons après la mort- est-elle Dieu lui-même ? Après tout, c’est pas comme si on venait de dire que Dieu est la Joie-grand J… Par ailleurs, nous avions touché du bout du doigt le sujet, quand nous avions parlé de comment nous verrons Dieu (Q12).

Thomas d’Aquin fait une distinction – bah hé, c’est un scolastique. La béatitude – « bien parfait de la nature intellectuelle »- consiste en deux parties : 1. L’objet de l’acte de béatitude et 2. L’acte d’intellection qui donne la béatitude.

L’objet de notre Joie c’est bien Dieu lui-même. Mais la béatitude qui sera en nous, sera créée et aura un commencement dans le temps, et notre joie ne sera donc pas la Joie-grand J, qui est celle de Dieu. Donc non, Dieu n’est pas essentiellement la béatitude de tout bienheureux, mais notre béatitude sera par participation à celle de Dieu, comme une coupe d’eau qui puise dans le courant d’un fleuve contient la même eau que celui-ci.

Article 4 : La béatitude de Dieu inclut-elle toute béatitude ?

La béatitude est une perfection. Or la perfection de Dieu comprend toute perfection ainsi qu’on l’a montré (Q4). Donc la béatitude de Dieu comprend toute béatitude.

Le mieux est encore de citer Thomas d’Aquin tel qu’il l’exprime. On ne peut pas le dire mieux :

« Tout ce qu’il y a de désirable en quelque béatitude que ce soit, vraie ou fausse, tout cela préexiste éminemment dans la béatitude divine.

  • De la félicité contemplative, il retient la perpétuelle et infaillible contemplation de lui-même, ainsi que de tout le reste.
  • De la félicité active, il tient le gouvernement de tout l’univers.
  • Du bonheur terrestre, qui, au dire de Boèce, comprend les plaisirs, les richesses, la puissance, la dignité et la gloire, il a :
    • pour plaisirs, la joie de lui-même et de tout le reste ;
    • pour richesses, cette suffisance parfaite qu’elles promettent aux hommes ;
    • pour puissance, la toute-puissance ;
    • pour dignité, le gouvernement universel ;
    • pour gloire, l’admiration de toute créature. »

La Joie liée à Dieu n’est pas un type de joie en plus, plus intense que les autres. C’est la Joie des joies, le Bonheur Originel, la Source de toute satisfaction et paix.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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