Thomas d’Aquin sur les conditions de la Béatitude
6 juillet 2019

Nous avons exposé la dernière fois ce qu’était la Béatitude en elle-même (ST Ia-IIae Q3) : La Béatitude est la vision de Dieu par l’intellect humain, qui engendre l’union de l’homme tout entier à Dieu. Nous allons maintenant exposer la question 4 qui s’intéresse à l’environnement de la béatitude, ou ses conditions. Pour rappel, la méthode scolastique est d’abord un art de poser des questions selon un plan très rigoureux, inauguré par Aristote : d’abord se poser la question de s’il y a tel objet (Q1) ensuite quel est cet objet (défini de manière négative dans la Q2, puis de façon positive dans la Q3) et enfin la relation de cet objet avec d’autres, ou ses modes. C’est le sujet de cette question 4.

  1. Le plaisir est-il nécessaire pour être bienheureux ? Oui.
  2. Quel est le principal dans la béatitude : le plaisir ou la vision ? La vision de Dieu.
  3. La compréhension est-elle nécessaire pour être bienheureux ? Oui.
  4. La rectitude de la volonté est-elle nécessaire pour être bienheureux ? Oui.
  5. Le corps est-il nécessaire pour la béatitude de l’homme ? Non.
  6. La perfection du corps est-elle nécessaire pour la béatitude ? Oui.
  7. Certains biens extérieurs sont-ils nécessaires pour la béatitude ? Non.
  8. Des relations amicales est-elle nécessaire pour être bienheureux ? Non.

Commençons l’exposition.

Article 1 : La délectation est-elle requise pour la béatitude ?

Délectation : Plaisir le plus « noble », celui qui accompagne une belle poésie par exemple, opposé à volupté, qui le plaisir le plus « vulgaire ».

Augustin nous dit : « La béatitude est la joie qui nous vient de la vérité. »

Thomas d’Aquin distingue quatre types de conditions nécessaires (j’y reviendrais souvent dans ce billet):

  1. Les conditions préliminaires et préparatoires, comme l’étude est nécessaire pour le savoir.
  2. Les conditions apportant un certain achèvement, comme l’âme est nécessaire pour la vie du corps.
  3. Les conditions auxiliaires ou adjuvantes, « à la façon dont le concours des amis est nécessaire pour certaines œuvres ».
  4. Enfin par concomittance (=arrive en même temps) « comme si nous disons que la chaleur est requise pour accompagner le feu ».

La délectation est requise par concomittance : si vous êtes bienheureux, ca veut dire que vous faîtes de l’Eternel vos délices, et donc que vous avez les délices, tout comme la chaleur accompagne nécessairement le feu.

Article 2 : Quel est le principal dans la béatitude : la délectation ou la vision ?

La cause est supérieure à l’effet. Mais la vision est cause de la délectation ; donc la vision est supérieure à la délectation.

S’il y avait besoin de plus que cette ligne, il suffit de voir qu’il ne peut y avoir de délectation sans vision de Dieu, et donc que c’est la vision de Dieu qui est la source des délices, et non l’inverse.

Article 3 : La compréhension est-elle requise pour la béatitude ?

Paul écrit (1 Cor 9.24) « Courez de façon à remporter le prix » (ut comprehendatis). Mais la course spirituelle a pour terme la béatitude, ce qui fait encore dire à l’Apôtre (2 Tim 4.7) « J’ai combattu le bon combat, j’ai terminé ma course, j’ai conservé la foi ; il ne me reste plus qu’à recevoir la couronne de justice ». Donc la saisie ou la compréhension est requise pour la béatitude.

Donc oui, la compréhension est requise comme auxiliaire (type 3) selon la relation que Thomas décrit ainsi :

« La béatitude exige le contrôle de ces trois choses : la vision qui est une connaissance parfaite de notre fin intelligible » ; la compréhension, qui implique la présence de cette même fin, et la délectation qui implique le repos de l’être aimant dans la possession de l’être aimé. »

Objection : Dans l’exposition de la Prima Pars Q12 a7, on disait qu’il était impossible de tout connaître –comprendre- de Dieu. Et voilà qu’on dit que la compréhension est nécessaire pour la béatitude ! Réponse : Thomas distingue deux sens à « compréhension » :

  1. Comprendre entièrement et totalement, comme si nous connaissions Dieu tout entier dans notre tête. Cela est évidemment hors de question.
  2. Simplement saisir –même partiellement- une vérité.

Notre béatitude requiert la compréhension selon le second sens. On comprend ainsi mieux Augustin : « Atteindre Dieu par l’esprit est une grande béatitude ; quant à le comprendre c’est impossible ».

Article 4 : La rectitude de la volonté est-elle requise pour la béatitude ?

 On lit dans Matthieu (5.8) « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ». Et dans l’épître aux Hébreux (12.14) « Conservez la paix avec tous, et la sainteté, sans laquelle personne ne verra le Seigneur ».

Thomas dit que c’est une condition préliminaire (type 1) et concomittante (type 4).

  • Préliminaire, parce que pour être uni à Dieu, il faut déjà avoir le cœur bien disposé à Dieu, ayant un intellect qui a une droite connaissance de Dieu, mais aussi une volonté qui est droite par rapport à sa loi.
  • Condition concommitante : Dieu étant le Bien suprême, celui qui voit Dieu ne peut qu’être attiré par ce qu’il voit. Et cette attirance –qui a lieu dans la volonté- est l’amour. Le simple fait de voir Dieu crée en nous un amour parfait, et donc une conformité parfaite avec sa volonté, parce que nous l’aimons justement.

On remarquera alors que la béatitude s’entretient elle-même, puisqu’elle produit dans le cœur du bienheureux la condition même de son existence et de son maintien. Elle ne nous demandera donc aucun effort.

Article 5 : Le corps est-il requis pour la béatitude de l’homme ?

On lit dans l’apocalypse (14.13) « Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur ».

Thomas d’Aquin commence par dire que pour ce qui est de la « béatitude imparfaite » -le bonheur dans cette vie- il y a besoin d’un corps, puisque notre intellect fonctionne à partir des signaux sensoriels envoyés par le corps. Mais ce n’est pas le sujet ici.

Pour ce qui est de la béatitude parfaite –celle qui vient de l’union à Dieu- elle est attribuée à des âmes sans corps (les morts en Christ). Donc le corps n’est pas nécessaire pour cette béatitude-là. Thomas le prouve par l’écriture et par un argument.

Du côté de l’écriture il cite 2 Corithiens 5.6 « Aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes loin du Seigneur ». Et il ajoute plus loin « car nous marchons par la foi et non par la vue ». Donc cela veut dire qu’hors du corps, nous voyons le Seigneur, qui est la béatitude.

Du côté de l’argument, il rappelle que nous ne verrons pas Dieu par une image, mais directement sans symbole ni métaphore. (Ia Q12 a2) Or cette chose-là est possible pour les hommes sans leur corps. Donc il n’y aucune raison de dire que le corps est nécessaire à la béatitude. Du moins de façon préliminaire.

Article 6 : La perfection du corps est-elle requise pour la béatitude ?

La béatitude est la récompense de la vertu, conformément à ces paroles (Jean 13.17) « Vous serez heureux si vous faites cela ». Or, Dieu promet aux saints comme récompense non seulement la vision et la délectation qu’elle procure, mais aussi une bonne disposition du corps, selon ces paroles d’Esaïe (66.14) : « A cette vue votre cœur sera dans la joie, et vos os reprendront vigueur comme de l’herbe ».

Et voilà le twist : Le corps n’est pas nécessaire à la béatitude, mais la béatitude entraîne nécessairement le bien du corps. Notre vie éternelle ne saurait donc être celle d’un ange sans corps. Au contraire, il faut que notre bonheur soit dans notre corps.

Cette perfection est requise de façon préliminaire (type 1) : si nous souffrions d’une imperfection du corps, cela atteindrait notre bonheur et le diminuerait. La béatitude parfaite requiert donc une perfection de notre corps.

Elle est requise aussi de façon conséquente (type 2) : le bonheur de l’âme rejaillira sur le corps, et le vivifiera de telle façon qu’Augustin en dit : « Dieu a fait l’âme d’une nature si puissante que la plénitude de la félicité  fera rejaillir sur la nature inférieure une force d’incorruption. »

Article 7 : Certains biens extérieurs sont-ils requis pour la béatitude ?

On lit dans le psaume (73.25) « Qu’y a-t-il pour moi dans le ciel, et qu’ais je voulu sur la terre ? » Comme s’il disait : je ne veux rien si ce n’est ce qui suit : « pour moi être uni à Dieu, voilà mon bien »  Donc aucun autre bien que Dieu n’est requis pour la béatitude.

Thomas commence par dire –comme pour l’article 5- que dans cette vie, les biens extérieurs sont effectivement à notre bonheur imparfait. Mais pour la béatitude parfaite, ce n’est pas le cas :

La raison est que les biens extérieurs –nourriture, boissons, abri, biens matériel et immatériels- sont fait pour entretenir la vie du corps, et que la Béatitude –grand B est avant tout une activité de l’âme, et même de la partie la plus élevée de l’âme. Les biens extérieurs ne participent donc pas à la Béatitude parfaite.

Article 8 : Une société d’amis est-elle requise pour la béatitude ?

On lit au livre de la Sagesse (7.11) « Tous les biens à la fois me sont venus par elle » c’est-à-dire la sagesse divine qui consiste en la contemplation de Dieu. Et ainsi, rien d’autre n’est requis pour la béatitude.

Dans cette vie, avoir des amis est nécessaire pour être heureux, mais pour la Béatitude-grand B il n’en est pas ainsi, nous dit Thomas. Dieu seul est suffisant. MAIS :

« Toutefois cette société amicale concourt à l’heureux épanouissement de la béatitude, ce qui fait dire à Augustin « La créature spirituelle ne reçoit, pour être bienheureuse, que l’aide intérieure qui lui vient de l’éternité, de la vérité, de la charité du Créateur.  Si l’on doit dire qu’elle reçoit une aide extérieure, peut-être la reçoit-elle seulement en ce sens que les élus se voient mutuellement et se réjouissent de former une société ».

Il n’est donc pas exclu que la vie éternelle soit une vie communautaire, mais ce sera selon un mode encore inconnaissable pour nous, puisque nos relations communautaires actuelles sont nécessaires à notre bonheur, alors que nos relations futures n’auront pas cet élément. Ainsi le mari connaîtra sa femme, mais elle ne sera plus nécessaire à son bonheur, nous connaîtrons nos frères du monde entier et de toutes les époques, mais cela n’augmentera pas notre bonheur, parce qu’il sera déjà complet et suffisant en Dieu.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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