Une Défense exégétique de la Loi Naturelle : Conclusion (5/5)
30 août 2019

Nous poursuivons et terminons notre traduction de la série “An exegetical case for natural law” d’Andrew Fulford publiée sur The Calvinist International avec le cinquième article. Vous pouvez retrouver l’ensemble des articles de cette série ici.


Ayant achevé notre étude de l’Ancien Testament, de la littérature juive extra-canonique et des textes du Nouveau Testament, nous avons démontré que la loi naturelle est profondément incrustée dans le tissu de l’enseignement biblique, notamment la notion de l’ordre objectif de l’univers et, en particulier, l’ordre moral qui est défini par Dieu, perceptible par tout homme. Mais, si cette étude est correcte, que vaut-elle ?

Bénéfice apologétique 

Reconnaître que les lois divines positives révélées dans les Écritures sont en corrélation avec et complètent l’ordre objectif que Dieu a établi dans la création aide à montrer que Dieu est bon. Si les Écritures reconnaissent et soutiennent la loi naturelle, alors le Dieu des Écritures doit vouloir nous bénir et nous perfectionner selon la nature que nous possédons au plus profond de nous, autrement l’expression « Dieu est bon » serait une simple tautologie. Et en effet, quand nous regardons les commandements que Dieu nous donne dans les Écritures, nous voyons qu’ils correspondent aux meilleurs instincts moraux de la race humaine ; de même, quand nous voyons les promesses de bénédiction que Dieu donne, nous voyons la complétion de notre nature.

Considérer les Écritures comme soutenant une théorie de « loi naturelle ancienne » aide aussi les éthiciens chrétiens soucieux de l’obéissance à une révélation spéciale à discerner la direction que leur réflexion doit prendre. En d’autres termes, les chrétiens qui croient en l’Écriture doivent défendre l’existence et la visibilité de la loi naturelle, tant pour les autres chrétiens que pour le monde en général.

Une meilleure explication de l’histoire de l’Église primitive

De plus, cette perspective sur la loi naturelle aide à donner un sens aux données historiques. Plus spécifiquement, elle permet de comprendre comment le christianisme a assumé et soutenu la doctrine de la loi naturelle dès ses débuts. 1C’est aussi ce à quoi nous pourrions nous attendre, étant donné le contexte social des premiers chrétiens. Comme je l’ai mentionné plus tôt, Bockmuehl explique pourquoi les chrétiens seraient intéressés à utiliser le raisonnement de la loi naturelle :

En même temps, et en dépit des scrupules philosophiques et théologiques modernes justifiés, 2les auteurs gréco-romains et néotestamentaires confirment, à leurs manières, l’ancienneté du contenu et de la terminologie du discours sur la loi naturelle. La plupart des écrivains anciens partageaient l’hypothèse incontestée que la place de l’humanité dans l’ordre social et naturel impliquait des principes fondamentaux de moralité ; et que ceux-ci se poursuivaient dans tous les bons systèmes de droit positif et étaient reconnus en tout lieu par des peuples cultivés. Non seulement les grecs et les romains, mais aussi les juifs et les chrétiens, ont argumenté en ces termes, ne serait-ce que pour rendre leur discours moral possible dans un monde interculturel. Leur présupposé théologique d’une ontologie universelle a d’ailleurs servi de cadre indispensable à leur vision du monde fondée sur l’alliance. 3

Conséquences pour la Mission et la philosophie

L’avant-dernière phrase soulève ici une autre raison pour laquelle cette conclusion est bénéfique : elle signifie que la Bible permet l’engagement culturel, et plus spécifiquement d’un genre qui peut admettre la bonté et la valeur en dehors de l’Église visible. Pour les chrétiens particulièrement désireux d’être “missionnaires”, cela ne peut qu’être utile. Cette conclusion permet également aux croyants de la Bible de reconnaître l’existence de la philosophia perennis. En plus de l’annexe de L’abolition de l’homme, qui montre une grande convergence de vues sur la sagesse pratique à travers le temps et la géographie, le professeur Lewis raconte aussi comment plusieurs grandes traditions religieuses et philosophiques ont toutes reconnu l’existence de la loi naturelle dans le résumé :

Saint Augustin a défini la vertu comme un ordo amoris, un état bien ordonné des affections selon lequel tout objet reçoit le genre et le degré d’amour qui lui est approprié. Aristote dit que le but de l’éducation est d’apprendre aux gens à aimer et à haïr ce qu’il convient d’aimer et de haïr. Quand vient l’âge de la réflexion mûre, celui qui aura été formé aux « affections ordon­nées » ou aux « sentiments appropriés » trouvera aisément les premiers principes de l’éthique ; mais ils seront invisibles à l’homme corrompu, incapable de progrès dans cette science. Platon avant lui avait dit la même chose. Le petit animal humain ne peut avoir du premier coup des réac­tions justes. Il doit être entraîné à ressentir du plaisir, de l’attirance, de la répugnance et de la haine envers les choses qui sont réellement plai­santes, attirantes, répugnantes et haïssables. Dans La République, le jeune homme bien élevé est celui qui « voit très clairement le désordre et la laideur dans les œuvres mal faites de l’homme et dans les malformations de la nature et qui, avec un juste dégoût, blâme et hait le laid dès ses plus jeunes années et loue avec délice la beauté, en l’accueillant dans son âme et en s’en nourrissant pour devenir ainsi un homme au coeur doux. Tout cela avant qu’il ait atteint l’âge de raison; si bien que quand la raison vient, formé comme il l’a été, il l’accueille à bras ouverts et la reconnaît à cause de l’affinité qu’il ressent vis-à-vis d’elle. »  Dans l’hindouisme primitif, le comportement qu’on peut appeler bonne conduite consiste à se conformer — et presque à participer — au Rta, ce grand rituel, ou canevas, où s’entremêlent le natu­rel et le surnaturel qui se révèlent à la fois dans l’ordre cosmique, dans les vertus morales et dans le cérémonial du temple. Le Rta, c’est-à-dire la justice, la congruence, l’ordre, est constamment identifié à la saty, ou vérité, à ce qui correspond à la réalité. Tout comme Platon a dit que le bien était « au-delà de l’existence » et Wordworth que la vertu faisait la force des étoiles, les maîtres indiens disent que les dieux eux-mêmes sont nés du Rta et lui obéissent.

Les Chinois aussi parlent d’une grande chose (la plus grande de toutes) qu’ils appellent le Tao. C’est la réalité au-delà de tous les prédicats, l’abysse qui était avant le Créateur lui-même. C’est la Nature, la Voie, le Chemin. C’est la Voie que poursuit l’univers, la Voie sur laquelle les choses émergent éternellement, sereinement et tran­quillement, pour entrer dans l’espace et le temps. C’est aussi la Voie que tout homme doit suivre pour imiter cette progression cosmique et supra-cosmique, en conformant toutes ses activités au grand modèle. « Dans les rituels, peut-on lire dans les Entretiens, c’est l’harmonie avec la Nature qui compte par-dessus tout. » Les Hébreux des temps anciens louaient de même la loi, déclarant qu’elle était vraie. 4

Fondation biblique pour la chrétienté protestante

Considérer la Bible comme soutenant la loi naturelle implique que la civilisation unique à laquelle le protestantisme des deux royaumes a contribué n’est pas sapée par les Ecritures. Les precisianistes et les anabaptistes avaient tort de nier qu’un ordre politique juste ne pouvait être fondé sans se soumettre à leur révélation privée et spéciale, puisque la justice peut être connue par la sagesse qui se trouve dans la Création de Dieu, bonne. La loi naturelle libère aussi le magistrat civil pour qu’il puisse exercer sa fonction en dehors de la subordination au clergé, puisqu’il est aussi bien équipé qu’eux pour raisonner avec justice, donnant ainsi un sens à certains passages bibliques tels que Romains 13:1-7.

Clarifier des questions exégétiques

Réaliser que la Bible suppose la connaissance de la loi naturelle peut aussi nous aider à résoudre des dilemmes exégétiques qui continuent d’étonner les érudits de la Bible. Plus précisément : comment expliquer la logique de Jésus et de Paul, quand ils déclarent que certaines parties de la Torah ne sont plus obligatoires pour les chrétiens (par exemple, les lois du sabbat et les lois cacher), alors que d’autres restent en vigueur (par exemple, les lois contre l’immoralité sexuelle) ? La loi naturelle offre peut-être la solution ici, en ce sens que les premiers exemples sont clairement « socialement construits » (même s’ils le sont divinement), ce que soulignent explicitement les auteurs bibliques. Paul exprime ce qui est sûrement sa propre vision des jours saints dans Rm 14:5 quand il dit « tous les jours [sont] égaux » (DBY). Il n’y a rien dans la nature du samedi (ou du dimanche) qui diffère des autres jours de la semaine. Et, comme le fait remarquer Bockmuehl, Jésus fait une sorte d’argument fondé sur la loi naturelle lorsqu’il discute des lois alimentaires cacher :

La déclaration convaincante de Jésus est ce que l’on pourrait appeler un argument de « la manière dont les choses sont », à savoir que les aliments impurs n’entrent pas dans le cœur mais dans l’estomac avant d’être renvoyés dans les égouts (Marc 7.19).  L’ordre créé lui-même montre que les aliments contaminés ne font que traverser le corps et n’affectent pas le cœur, mais le mal a son siège même dans le cœur et vient de l’intérieur. 5

Bien entendu, Jésus savait que Dieu avait institué des lois cacher comme une leçon symbolique, mais ce n’est là que l’essentiel, comme l’indique la citation de James B. Jordan dans le troisième volet de cette série. La Torah était destinée à symboliser quelque chose, et Jésus concrétisait cette chose dans son propre ministère, rendant les symboles inutiles. Une fois que la raison symbolique de la loi n’était plus appliquée, les lois n’étaient plus nécessaires. À moins que la loi naturelle ne l’exige. Ainsi, le fait que Jésus souligne qu’en fait, la loi naturelle n’exige pas l’obéissance à la loi cacher signifie que les lois ne sont plus obligatoires en raison de son ministère. D’autre part, comme je l’ai mentionné, l’apôtre Paul et d’autres semblent appliquer certaines lois de l’AT aux chrétiens, par exemple dans le domaine de l’éthique sexuelle. Mais l’immoralité sexuelle défie clairement le but naturel des sexes et nuit aux êtres humains en tant que tels. 6

À la lumière de tout cela, est-il possible qu’à part une poignée de commandements qui exigent des actes symboliques de la part des chrétiens (c’est-à-dire le baptême et l’Eucharistie), 7 le reste de la « loi » du NT exprime simplement ce que la loi naturelle et la prudence exigent déjà ? 8Si c’est le cas, nous pourrions peut-être avoir une nouvelle idée de la logique de l’éthique du NT dans son ensemble, sans essayer de la traiter comme une casuistique fondée sur un code de droit positif quelque peu différent d’un code de droit positif vétérotestamentaire. Bien entendu, cette façon de penser n’est pas du tout nouvelle, car des protestants spécialistes juridiques tels que Girolamo Zanchi en sont déjà arrivés à la même conclusion il y a des siècles :

Ainsi, les juifs au temps des apôtres ont péché à deux égards lorsqu’ils voulaient soumettre à la loi mosaïque les païens convertis au Christ : parce que les païens n’avaient jamais été soumis à cette loi, et qu’elle ne leur était en rien applicable puisque Christ lui-même avait délivré même les juifs de cette loi. Combien grande est l’iniquité, si les chrétiens veulent soumettre les païens et les magistrats d’aujourd’hui à la loi judaïque ? Tant que ces lois étaient transmises aux Israélites, elles ne s’appliquaient pas aux païens. Ce n’est que lorsqu’elles coïncident avec la loi naturelle et ont été confirmées par le Christ lui-même qu’elles s’appliquent à tous les hommes. 9

La vie chrétienne comme mûre réflexion

Et cela nous amène à une dernière réflexion sur la valeur de ces conclusions. La Bible décrit constamment l’ère de la Nouvelle Alliance comme un temps où les gens auront la connaissance de Dieu et de sa volonté d’une manière directe et mûre. Tous les gens connaîtront Dieu, et les enseignants ne seront pas nécessaires. Maintenant, bien qu’il soit clair que ces bénédictions de la Nouvelle Alliance ne sont pas venues dans leur plénitude, il est tout aussi clair que notre Seigneur a voulu que nous les expérimentions plus que dans l’Ancienne Alliance d’Israël. Il enseigna à ses disciples qu’au moment de sa mort et après, il ne les considérait plus comme de simples serviteurs, mais comme ses amis, car ils avaient finalement compris ses intentions. Et cela ne décrit pas seulement les Douze, car Paul fait aussi le contraste entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance comme entre un enfant sous l’autorité d’un précepteur et un fils adulte et mature. Si la réflexion sur les questions exégétiques qui précèdent est correcte, cette nature de la Nouvelle Alliance a un sens. Car, en dehors de quelques actes symboliques, la « loi » de la Nouvelle Alliance n’est rien d’autre que la loi de l’amour, qui est juste de vouloir le bien des autres, où le « bien » est défini par la structure de leur être. En d’autres termes, la quasi-totalité de la demande de Dieu pour les croyants de la Nouvelle Alliance est d’obéir simplement à la loi de leur propre être, à leur propre épanouissement. Et cela revient à n’être sous aucune loi, du moins pas plus que le conseil mémorable de saint Augustin à ceux qui recherchent la direction divine pour leur vie : 

Voyez ce que nous mettons en relief : ce qui distingue les actes des hommes, c’est la charité qui est à la racine. Bien des choses peuvent avoir l’apparence du bien, mais ne procèdent pas, à la racine, de la charité. Les épines aussi ont des fleurs : il y a des actes qui paraissent durs, qui paraissent cruels ; mais ils visent à corriger, inspirés par la charité. Une fois pour toutes t’est donc donné ce court précepte : Aime et fais ce que tu veux ; si tu te tais, tais-toi par amour ; si tu parles, parle par amour ; si tu corriges, corrige par amour ; si tu pardonnes, pardonne par amour ; aie au fond du cœur la racine de l’amour : de cette racine il ne peut rien sortir que de bon. 10


  1. Voir aussi ici.  
  2. Bien entendu, je ne suivrais pas Bockmuehl sur ce point.
  3. [traduction libre] Bockmuehl, Jewish Law in Gentile Churches, 116.  
  4. C.S. Lewis, L’Abolition de l’Homme(Éditions Raphaël, 2000), 30-32
  5. [traduction libre] Bockmuehl, Jewish Law in Gentile Churches, 119.  Notez que Dieu donne le même argument à Pierre dans Actes 10:15.  Selon l’ordre de la nature, tout est bon. La Torah a établi des lois symboliques qui ne sont plus en vigueur, et ces lois n’ont jamais été strictement des republications de la loi naturelle.  
  6. Mon analyse du raisonnement de Jésus sur le divorce corrobore cette hypothèse : il semble fonder son enseignement sur le sujet sur l’ordre créé/la loi naturelle. Plusieurs textes bibliques portant sur l’éthique sexuelle en dehors du domaine des rapports sexuels semblent également suivre un modèle similaire (par exemple, le raisonnement de Paul sur les rôles sexuels fait appel à l’ordre original de la création). Et, comme je l’ai déjà dit, les textes qui parlent de l’homosexualité se réfèrent au droit naturel, et soutiennent donc cette suggestion herméneutique.  
  7. Et même ces lois, dans un sens secondaire, sont une expression de la loi naturelle. Pour une réflexion intéressante en ce sens sur l’Eucharistie, voir l’ouvrage de Peter Leithart, Against Christianity, 84, qui cite Thomas d’Aquin citant Augustin, expliquant qu’ « aucun corps ou groupe religieux ne peut exister sans signes et symboles ». Ainsi, si Dieu veut une communauté visible, la loi naturelle requiert qu’il institue quelques symboles. 
  8. Bien entendu, de nombreuses obligations relèvent de la « prudence ». Cela inclut l’obligation de considérer les faits une fois qu’ils sont reconnus. Et cela inclura des faits historiques et, plus important encore, des faits sur ce que le Créateur a accompli dans l’histoire. Et, plus loin encore, parmi ces actes historiques, il y a les actes de communication de Dieu, aussi connus comme les Écritures inspirées. Les exigences de la prudence exigent donc que l’on croie en la Bible dans sa totalité. Pourtant, rien de tout cela ne contredit mon point principal. L’apôtre Paul lui-même est capable de faire la distinction entre l’autorité de l’écriture de l’Ancien Testament en tant que révélation et l’autorité de l’Ancien Testament en tant que loi de l’alliance mosaïque, dans Romains 3:31 (Herman Bavinck, Reformed Dogmatics: Prolegomena, 459 nous rappelle la distinction scolastique protestante entre l’autorité descriptive et prescriptive des écritures, et c’est la même distinction que Paul fait.) Je soutiens que les Écritures que nous devons reconnaître comprennent maintenant tout ce qui se trouve dans le canon protestant, mais que dans la catégorie de ce qui était la loi de l’alliance mosaïque, nous n’avons maintenant que quelques actes symboliques comme le Baptême et l’Eucharistie. 
  9. [traduction libre] Girolamo Zanchi, On the Law in General, 81. 
  10. Agaësse, Paul. Commentaire De La Première épître De S. Jean. 4e éd., Rev. Et Corr. ed. Sources Chrétiennes 75. (Paris : Les Ed. Du Cerf, 1994), 329

sur le même sujet

0 commentaires

Trackbacks/Pingbacks

  1. Jésus était-il pacifiste ? (3) : Ancien et Nouveau Testaments - Par la foi - […] en tant qu’Écritures, mais pas de la loi de l’alliance mosaïque comme telle. Dans un article précédent, j’ai soutenu que…

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *