Lettre à un ami théologien sur la nécessité de la philosophie
9 décembre 2019

Ce qui suit est une véritable lettre à un ami théologien. J’ai ôté les éléments qui permettraient de l’identifier pour permettre à un plus grand nombre de profiter de cette interaction.


Cher ami,

Il me semble discerner dans tes messages une légère appréhension ou un soupçon lorsqu’il s’agit de traiter de philosophie. Tu n’es pas de ceux, je le sais, qui pense que la philosophie est mauvaise. Tu as assez côtoyé des scientifiques chrétiens et des théologiens chrétiens pour être vacciné contre l’anti-intellectualisme. Néanmoins, il te semblerait bien confortable que la philosophie reste une affaire de philosophe et ne vienne pas trop mettre son nez en théologie. Sola Scriptura, n’est-ce pas ? Et non pas Solus Platonus.

Laisse-moi challenger ton avis et te montrer de deux manières comment j’en suis arrivé à la conclusion que la philosophie, en plus d’être utile, est en fait même nécessaire au théologien. La première manière consistera à te faire part de mon parcours : comment je suis venu à cette conclusion. La deuxième consistera à proposer les arguments qui me laissent penser que tu devrais arriver aussi à cette conclusion.

La période de doute « particulièrement douloureuse » dont je parle dans mon article sur la Rebellution concerne le catholicisme. C’était une période de mal aise dans laquelle j’avais l’impression d’avoir une foi déconnectée de l’histoire, toute neuve et réinventée. Une période aussi où la Bible me semblait de plus en plus floue : comment y voir claire, lorsque l’on considère tous ces débats et divisions au sein du protestantisme sur tel et tel texte ? C’est ici que sont intervenus deux choses qui occupent depuis une bonne partie de ma pensée et de mes lectures : les Pères et Thomas D’Aquin. Les pères m’ont permis de réaliser les continuités et discontinuités entre ma foi et celle des premiers chrétiens. Thomas D’Aquin m’a permis de comprendre en quoi l’interprétation de la Bible était une discipline objective et non pas une chose livrée au bon vouloir des interprètes. Les Réformateurs, quant à eux, ont fini d’enterrer mes doutes en répondant de manière décisive aux catholiques. Suite à cela, ma pensée s’est élargie. J’ai découvert les luthériens, les anglicans, les théologiens catholiques et orthodoxes et, étant moi-même certains de mes convictions réformées, je pouvais désormais les lire sans être pris par le doute et ainsi vraiment profiter de leurs écrits en veillant à garder ce qui est bon et, crois moi, il y a du bon dans de nombreux écrits de ces traditions. Parfois même, du bon que tu ne trouveras jamais chez les évangéliques. Il y a, en particulier, un sérieux et une profondeur théologique souvent absente dans nos milieux. Et quand je parle de nos milieux, je parle aussi du milieu confortable des “new calvinists”. La lecture de Lewis a aussi contribué à élargir ma pensée : par lui, j’ai pu lire des essais philosophiques, des romans, de la science-fiction, des lettres fictives et être mis au contact de la littérature anglaise, médiévale et des philosophes antiques. Là encore, j’ai découvert que Dieu avait été très généreux dans les dons de sa sagesse aux hommes. Même dans la lignée de Caïn, nous voyons très tôt que Dieu donne des inventeurs de harpe, de chalumeau, d’outils de bronze et de fer (Gen 4:21-22) et, comme le dit avec justesse Calvin dans son Commentaire sur ce passage, « Comme l’expérience de tous les âges nous le montre, Dieu a toujours jeté quelques rayons de sa lumière sur les incrédules quant au maintien en la vie présente, et aujourd’hui nous voyons comment il y a des dons excellents de son Esprit qui sont répandus sur tout le genre humain. Même les arts et les sciences libérales nous sont venus de gens profanes. Nous sommes contraints de rapporter à eux l’astronomie, la médecine, l’ordre politique et autres parties de la philosophie. Il n’y a point de doute que Dieu ne les ait ainsi libéralement enrichis d’excellentes grâces, afin que leur impiété eût d’autant moins d’excuse. » Considérant donc que cette « sagesse qui crie sur les places et dans les rues » comme dit Proverbes, a aussi crié aux oreilles des penseurs païens, nous ferions injure à l’Esprit de Dieu si nous n’écoutions pas tout le bien qu’ils ont à nous dire et prétendions n’avoir rien à apprendre d’eux sous prétexte que nous avons la Bible. Comme le dit encore Calvin (IRC II, II, 15) : « Lorsque nous discernons chez les écrivains païens une admirable lumière de vérité, nous sommes exhortés à reconnaître que la nature humaine, bien que déchue de sa perfection et très corrompue, est cependant comblée de nombreux dons de Dieu. Si nous admettons que l’Esprit de Dieu est comme la fontaine unique de vérité, nous ne mépriserons pas la vérité où qu’elle apparaisse, autrement nous ferions injure à l’Esprit de Dieu. Sous-estimer les dons de l’Esprit revient à mépriser et humilier l’Esprit. ». Ma lecture de Calvin, tu l’auras compris, a donc contribué aussi à ce renouveau de ma pensée. Mais je ne dirai qu’un dixième de la vérité si je ne mentionnais pas l’influence de Vanessa (mon épouse) à ce sujet. De part sa curiosité naturelle pour les arts et l’histoire et de par la largeur de styles et d’auteurs qu’elle a lu, j’ai été amené à reconsidérer plus d’une fois ma façon de considérer les écrits païens. Au début de ma vie chrétienne, passionné de théologie, je croyais que seuls les livres de théologie avaient de la valeur. Aujourd’hui, en raison de la grâce commune, je suis convaincu que la grâce spéciale ne nous permet pas de faire l’économie d’aller s’instruire chez les païens. Et voilà que je suis un lecteur de Platon, de théologiens orthodoxes et papistes, de romanciers païens, de dramaturges incrédules voire franchement athées, voilà que j’assiste à des cours sur l’histoire de l’art aux Beaux-Arts de Lille.

Voilà pour les raisons « biographiques ». Mais avant de passer aux arguments à proprement parler, il peut être utile de préciser dans quel but et pour quelle raison j’écris tout cela. Je pense discerner deux raisons principales. La première est que c’est une véritable frustration pour moi d’être incompris des “new calvinists” avec qui j’étais d’un seul coeur et d’une seule pensée par le passé. Je sais comment je pourrais me comporter pour être apprécié de tous et ne pas causer de vague : être un bon calviniste 5 points, qui ne lit pas trop souvent Thomas D’Aquin, qui ne s’intéresse pas plus que ça à la politique, philosophie, et qui ne cite les Pères qu’occasionnellement. Mais je passerais à côté d’énormément de choses utiles pour ma vie et pour l’Eglise si je faisais cela. La révélation spéciale ne rend pas caduque et inutile la révélation générale pour le croyant. Les deux sont nécessaires au sens fort du terme. Et c’est là mon autre raison : je pense que ces vérités que je découvre pourraient t’être utiles ainsi qu’à bien d’autres personnes. Plus le temps passe plus je sens en moi se développer une capacité à systématiser. Et je constate aujourd’hui un problème important en théologie : les systématiciens et exégètes ne semblent pas se comprendre mutuellement. L’exégète parait pauvre intellectuellement aux yeux du systématicien et le systématicien parait « forcer » l’Ecriture, bâtir sur une exégèse peu rigoureuse aux yeux de l’exégète. Pourtant, les choses n’ont pas toujours été ainsi. Dans les siècles nous précédant, les grands commentaires et les grandes systématiques étaient écrites par les mêmes personnes. Pensons à Calvin mais aussi à Geehardus Vos : père de la théologie biblique, il a écrit une systématique en 5 tomes.

Passons donc aux arguments en soi par un exemple peut-être un peu lointain que je tenterai de rendre actuel. Guillaume d’Ockham est le père du nominalisme. Il pense qu’il n’existe pas de choses universelles qu’on pourrait appeler « nature humaine », « nature angélique » ou autre mais uniquement des individualités qui se ressemblent et c’est leur ressemblance qui fait qu’on leur donne le même nom et non pas une nature qu’ils partageraient. Imaginons un exégète qui connait comme sa poche le grec, l’hébreu et le contexte des auteurs bibliques. Il a tous les outils que les exégètes pensent utiles d’avoir. Mais voilà, il a grandi dans une culture imprégnée de nominalisme. Il arrive à la « La Parole s’est faite chair » et il est obligé d’interpréter ça en terme nominaliste car il n’a même pas les outils mentaux pour penser en terme nature humaine et divine. Il ne peut que dire « Dieu s’est fait à la ressemblance des hommes ».

Je pense qu’effectivement bien des débats ne sont pas résolus par l’exégèse des textes, même rigoureuse, tout simplement parce que les personnes qui débattent n’ont pas les mêmes notions philosophiques de ce dont ils sont en train de débattre. On débat de l’interprétation de Romains 9 sur l’élection mais le problème n’est pas tellement ce que dit le texte : le problème est que nos opposants ont des idées philosophiques qui rendent intolérables à leurs yeux l’option calviniste. Pour eux, elle semble impliquer que Dieu est malveillant. Il sera inutile de leur démontrer que le calvinisme est enseigné par le texte tant que cette barrière intellectuelle demeure. Il faut leur montrer en quoi Dieu n’est pas cause du mal sur le plan philosophique. Et aucun débat exégétique n’échappe à cette règle. Aucun. Les langues, le pastorat féminin et même le baptême. Bien-sûr, la soumission à l’Ecriture et l’honnêteté intellectuelle pourra faire plier plus d’un et, ce qui est plus vertueux, le faire capituler face au texte avant d’en comprendre la rationalité. Mais il ne faut pas être utopiste. Le consensus théologique et la paix dans la communion et l’unité de l’Eglise ne se fera pas par l’exégèse seule. Sola Scriptura ne signifie pas l’exégèse seule au dépens de la philosophie. Ou alors, il faut qu’une bonne exégèse se doit aussi de prendre en compte la philosophie. Cette exégèse pourra résoudre une plus grand nombre de débats. Le problème, c’est qu’on est aveugle à cette vérité avant d’étudier la philosophie. Ne connaissant pas les différentes philosophies, on est incapable de les détecter lorsqu’on lit un exégète et on devient ainsi réceptif à toutes sortes de pensées qui risquent de nous faire dévier de l’orthodoxie. Et les “new calvinists” ne sont pas exempts de ce problème…

Ainsi, pour être un bon théologien et un bon exégète, il est indispensable d’être tout d’abord un bon philosophe. On ne peut pas en faire l’économie. Si l’on ne sait pas faire la distinction entre substance et accident en philosophie, on ne comprendra pas en théologie la distinction substance/administration, on ne saura pas faire la distinction entre les doctrines substantielles du christianisme et celles secondaires, accidentelles, etc. On ne saura pas comment comprendre l’exégèse papiste des passages sur la Cène ni comment y répondre. Les distinctions de base en philosophie sont si fondamentales qu’elles s’appliquent à tous les sujets, elles sont l’alphabet avec lequel on pense. Sans elles, notre pensée restera superficielle. Voilà pourquoi je me plonge chez Platon, Aristote et Thomas. Je sais que ça me prend du temps et que j’aurai pu progresser beaucoup en exégèse brute durant ce temps, mais je ne veux pas en faire l’économie et je ne le peux même plus maintenant que j’ai un pied dedans. Une fois qu’on a commencé à apprendre l’alphabet, on ne peut plus s’empêcher d’écrire sans l’utiliser.

Mais si, comme moi, on commence à suivre ce chemin, alors on rencontrera assez vite de l’opposition. Non plus seulement l’opposition classique anti-intellectuelle évangélique mais de l’opposition au sein même de ceux qui sont convaincus de l’utilité de la théologie.

Mon « épitre » est déjà assez longue. J’espère qu’elle te permet d’y voir plus clair : c’est par amour de la Bible et de Dieu, et par volonté de ne pas parler superficiellement à leur sujet que les philosophes sont devenus mes meilleurs amis. Je te donnerai, lorsque je tomberai dessus, d’autres exemples de situation où je perçois clairement l’effet d’une philosophie sur un exégète.

En Christ et pour sa gloire,

Maxime

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Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs trois enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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