Les Deux Royaumes (5/8) : deux royaumes dans l’Église
19 décembre 2019

Nous poursuivons notre traduction du livre “The Two Kingdoms : a Guide for the Perplexed” de W. Bradford Littlejohn avec le chapitre 5, “Two Kingdoms in the Church”. Vous pouvez retrouver l’ensemble des articles de cette série ici.


Comme je l’ai dit dans les chapitres précédents, la doctrine des deux royaumes est souvent malheureusement comprise comme une distinction entre l’Église et autre chose – que ce soit l’État, la société civile ou la vie culturelle en général. En fait, l’Église elle-même vit dans les deux royaumes, et, d’ailleurs, c’est surtout lorsqu’il s’agit du travail de l’Église qu’il est important de rappeler cette distinction eschatologique. C’est précisément parce que l’Église est le signe de la présence et du règne du Christ dans le monde, qu’il est tentant de confondre signe et réalité, et de placer un fardeau insoutenable d’attentes sur une institution qui demeure, malgré toutes les lueurs de grâce qui transparaissent en son sein, bien trop humaine. Dans ce chapitre, j’examinerai la valeur d’une ecclésiologie des deux royaumes sous deux angles principaux : premièrement, comment comprendre la tâche ministérielle de prédication, de pastorat et de discipline ; et deuxièmement, ce que signifie être un corps visible pour l’Église, et comment cela se rapporte aux aspirations œcuméniques.

Pastorale des deux royaumes

C’est dur d’être pasteur. Je le sais parce que je n’ai jamais osé essayer, mais j’ai vu d’autres essayer. Bien entendu, vous pouvez toujours éviter de prêcher sur des sujets trop concrets et familiers qui puissent irriter, et certains ministres ont perfectionné l’art de le faire pendant des années. Mais dès qu’il prend au sérieux sa tâche de berger des âmes, le ministre est susceptible d’entendre des cris d’indignation s’élever – il est un légaliste, un rabat-joie, contraignant les consciences et piétinant la liberté chrétienne. Ou peut-être, selon sa congrégation, pourrait-il se retrouver accusé d’être une mauviette ou un antinomien, refusant de se comporter en homme et de parler sans compromis à notre culture. Dans l’intimité d’une consultation individuelle, il n’a peut-être pas tout un auditoire qui le remet en question, mais il se remet certainement en question lui-même : cette âme errante a-t-elle besoin d’être réconfortée par les promesses de l’évangile, ou d’être secouée hors de sa suffisance avec un rappel du jugement de Dieu contre les pécheurs ? Un faux mouvement peut être une question de vie ou de mort spirituelle.

Face à ce dilemme, de nombreux pasteurs, du moins dans les milieux conservateurs, se donnent pour objectif de « ne dire que ce que la Bible dit ». Dans un sens, cela n’est pas seulement louable, mais nécessaire : la Bible est le guide qui fait autorité à la fois pour la foi et la pratique, et le critère final pour se prononcer sur toute question doctrinale. Et une grande partie de ce que le pasteur est appelé à faire est simplement d’annoncer l’évangile. Mais la bonne nouvelle est, comme l’a dit Oliver O’Donovan, un « réconfort exigeant »1, et la tâche du pastorat est de savoir comment appliquer à la fois exigence et réconfort dans la vie concrète de ses fidèles, qui le conduira nécessairement au-delà des Écritures – sinon son esprit, certainement sa lettre. Pour prêcher et être un pasteur efficace, le ministre doit être à la hauteur de la vie quotidienne, de la myriade de défis personnels, sociaux, politiques et culturels auxquels sa congrégation est confrontée et qui, à tout moment, les rapprochent ou les éloignent davantage de la face de Dieu. Et les Écritures, il faut le dire, ne traitent pas des prêts hypothécaires, du mariage homosexuel ou de la pornographie en ligne en tant que tels – évidemment, elles traitent de la dette, de la sexualité et du désir sexuel, mais ces défis spécifiques auxquels nous sommes confrontés, dans toutes leurs particularités et nouveautés concrètes, ne sont pas en vue dans le texte biblique.

Ainsi, « ne rien dire d’autre que ce que la Bible dit », peut prendre deux formes. Soit le ministre, craignant de contraindre les consciences au-delà de la Parole par une application spécifique, évite autant que possible en chaire les préoccupations sociales et culturelles pressantes du jour avec lesquelles sa congrégation lutte les six autres jours de la semaine, et s’en tient principalement aux leçons théologiques au lieu de sermons, ou aux vagues platitudes quand il est question de problèmes éthiques. Ou bien le ministre, convaincu que la Bible parle vraiment de tout, lit dans le texte biblique les préoccupations du contrôle des armes à feu, des hypothèques ou de la politique de santé, et conclut par un « Ainsi parle le Seigneur ! ».  (On peut supposer que tous ceux qui ne sont pas d’accord avec l’application sont aveuglés par le péché.) Dans le counseling pastoral, « la Bible seule » signifie souvent quelque chose comme l’approche du « counseling nouthetique », dans lequel les complexités de la psychologie humaine et les détails des circonstances particulières sont tous filtrés et l’âme en lutte reçoit un « confesse-toi et repens-toi de ta rébellion envers Dieu ». Tout cela au nom de la protection de la liberté chrétienne.

Pour les partisans de la doctrine R2K moderne, l’une des raisons importantes de la distinction des deux royaumes est de protéger la liberté chrétienne de ces brimades depuis la chaire. Et ils ont tout à fait raison sur ce point ; en effet, pour Luther et Calvin, comme nous l’avons déjà vu, l’un des principaux objectifs de la doctrine était d’empêcher le clergé de contraindre de façon inappropriée la conscience des laïcs. Cependant, nous ne devons pas imaginer qu’en considérant simplement les questions politiques comme étant du « royaume civil », interdit aux pasteurs, nous aurons résolu ce problème. Certes, les grandes questions politiques et sociales ajoutent un tout nouveau niveau de complexité qui rend difficile l’application directe de l’Écriture. Mais même si le pasteur évite soigneusement de donner des conseils sur des questions politiques, le problème demeure. Car nul homme n’est une île, et nos péchés ont généralement une dimension sociale et culturelle. En d’autres termes, ils sont l’interaction complexe de ce qui découle de nos cœurs méchants et de ce que nous rencontrons et absorbons dans le monde qui nous entoure. Ce milieu, encore une fois, diffère de l’ancien Israël ou de la Palestine du Ier siècle, et le pasteur devra se fier à un jugement bien documenté de son contexte, et à avoir un sens de la prudence bien développé, pour appliquer correctement la Parole à la vie de son troupeau. Si la « liberté chrétienne » ou la division des « deux royaumes » empêche le pasteur de s’exprimer au-delà des mots de l’Écriture, alors il est clair que cela le privera d’une grande partie de ce que le pastorat signifie réellement.

Peut-être que la solution à ce dilemme est de reconnaître que le pasteur lui-même a un pied dans les deux royaumes, et je ne parle pas seulement du fait qu’il doit payer ses impôts et qu’il est membre du club Rotary local (bien qu’il s’agisse de points assez importants). Même en tant que pasteur, il a un pied dans les deux. Car il parle au nom de Dieu, mais il parle aussi en tant que Joe Smith, garçon blanc de l’Indiana rurale qui a passé quelques années dans la marine et ensuite comme vendeur avant d’aller étudier au séminaire. Il parle à chacun de ses fidèles comme à un enfant de Dieu sanctifié et formé à l’image de Christ, mais il leur parle aussi en tant que mères, maris, belles-filles, salariés, électeurs, cinéphiles. À chaque instant il se fraie un chemin à travers l’intersection entre leur dimension verticale – leur vie en Dieu – et leur dimension horizontale – leur vie dans le monde. S’il essaie de ne s’inquiéter que de cette dernière, il devient un évangélisateur social qui n’a rien d’autre à offrir que des recommandations à l’esprit étroit pour faire du monde un meilleur endroit. S’il essaie de ne s’inquiéter que du premier, il risque de laisser son troupeau avec peu de conseils concrets pour les épreuves de la vie.

De toute évidence, il doit faire les deux, et tenter de tracer une ligne artificielle entre les domaines « spirituel » et « civil » de la vie n’aidera pas tellement à résoudre le problème. Mais il doit se rappeler que si ces deux éléments ne sont jamais séparés, ils sont toujours distincts. Le ministre peut et doit appliquer prudemment les Écritures aux défis du monde réel de son troupeau, mais il doit s’assurer que lui-même et eux-mêmes savent qu’il existe probablement une bonne part des partis pris de Joe Smith dans le Midwest américain qui influent sur ce jugement, et ils doivent eux-mêmes, comme les Béréens, examiner les Écritures pour voir si ces choses sont vraies (Actes 17:11). Dans les églises qui sont devenues des chambres d’écho (comme beaucoup des nôtres), peu de ses paroissiens peuvent même penser à remettre en question l’équation entre les opinions du pasteur et l’Écriture. Mais l’erreur est néanmoins destructrice et les pasteurs doivent cultiver la pratique de la lecture assez largement, en particulier en histoire, pour reconnaître quand leurs opinions sont seulement les leurs.

Mais qu’en est-il lorsque le ministre proclame fidèlement la Parole, et que certains membres du troupeau n’écoutent pas ? En effet, que faire si certains du troupeau ne semblent pas être en fait des membres du troupeau, mais des boucs ou même des loups qui se sont cachés sous un voile d’hypocrisie (Mt 25:31-45 ; Mt 7:15 ; Ac 20:29- 20) ? C’est là qu’intervient la responsabilité du pasteur dans la discipline ecclésiastique, cette question épineuse qui avait brouillé la distinction des deux royaumes dès le XVIe siècle et qui allait continuer à le faire tout au long de l’histoire du protestantisme. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi cette question s’est révélée si difficile et sujette si facilement à l’erreur. Dans la discipline de l’église, un ministre (et, selon la tradition, ses anciens) tente de faire une déclaration définitive sur l’état spirituel intérieur et caché d’un membre de l’église ; ils cherchent à faire un jugement sur le royaume spirituel, le royaume dans lequel le jugement demeure caché jusqu’à l’eschaton. De toute évidence, ils doivent chercher à porter ce jugement sur la base de ce que le membre a fait dans le royaume civil extérieur – comment il a traité sa femme, ses enfants ou ses employés.

Mais quel est l’effet du jugement qu’ils prononcent ? Certes, la Bible contient des déclarations assez remarquables sur l’autorité des clés (Mt 16:19 ; 18:18-20 ; Jn 20:23), et bien que nous n’ayons pas besoin de supposer que cette autorité apostolique s’étend nécessairement à tous les ecclésiastiques, la plupart des chrétiens ont tiré cette conclusion. Pris au pied de la lettre, des passages comme Matthieu 18:18 pourraient laisser entendre que lorsque le ministre exclut quelqu’un du corps visible des saints par excommunication, il détache cette personne du corps mystique de Christ et du Salut. Le catholicisme romain comprenait certainement le pouvoir des clés de cette façon, mais les protestants ont toujours souligné que les clés n’étaient rien de plus que l’annonce de l’Évangile. En proclamant la grâce de Dieu aux pécheurs indignes, le ministre les a libérés de leur servitude, et en proclamant la malédiction de Dieu sur les impénitents, le ministre les a retenus dans leur servitude2. Bien entendu, en fin de compte, ce sont l’œuvre cachée de l’Esprit et la réponse de la foi, et non les simples paroles du ministre, qui ont été déterminantes. Ainsi, bien que chargé par Dieu de prononcer un jugement de condamnation sur les pécheurs impénitents, l’autorité du ministre est seulement en conformité avec la vérité ; s’il commet une erreur, sa condamnation ou excommunication est sans effet dans le royaume spirituel. Cependant, la discipline ecclésiastique, en tant qu’acte extérieur consistant à retirer quelqu’un de l’assemblée visible, ou du moins à l’empêcher d’y participer pleinement, a un certain effet, indépendamment de l’exactitude du jugement concernant l’état intérieur d’une personne. Et souvent, en effet, la discipline est d’abord et avant tout pour cet effet extérieur. En retirant un membre turbulent de l’assemblée des saints, les officiers de l’église protègent le reste du troupeau contre tout dommage, et en privant le pécheur des avantages réels de son appartenance à l’assemblée visible, ils peuvent l’amener à la repentance. De ce point de vue, la discipline ecclésiastique est une procédure du royaume civil qui repose sur un certain type d’autorité temporelle (telle qu’une association civique pourrait avoir pour faire respecter les vœux d’adhésion). Les deux dimensions de la discipline ecclésiale sont réelles et importantes, mais il est crucial de garder à l’esprit la distinction entre les deux, et les limites de chacune, de peur de tomber dans une conception semi-protestante, dans laquelle surveiller les limites visibles de l’Église est considéré comme surveiller les entrées à la porte du ciel3.

L’œcuménisme des deux royaumes

Cette tentation de confondre les frontières visibles de l’Église avec sa réalité cachée se manifeste souvent sous une forme plus subtile : l’œcuménisme excessivement zélé. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas être zélés pour l’œcuménisme ; en Jean 17, Jésus prie :

Ce n’est pas pour eux seulement que je prie, mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole, afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et comme je suis en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux, et toi en moi, afin qu’ils soient parfaitement un, et que le monde connaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. (Jn 17:20-23)4.

Ce passage souvent cité nous dit au moins deux choses sur le désir de Dieu pour l’Église. Premièrement, l’unité de l’Église est le résultat de notre demeure dans le Christ et est une participation à l’unité de Dieu lui-même. Deuxièmement, l’unité de l’Eglise doit être publiquement manifestée pour que le monde puisse la voir ; c’est une manière de témoigner de qui est le Christ. L’unité est donc à la fois cachée et manifeste ; elle est à la fois une réalité donnée et un but à atteindre. En d’autres termes, l’unité de l’Église existe dans la dualité des deux royaumes, et tout œcuménisme réussi doit garder ces deux pôles à l’esprit5. Si nous insistons trop sur le fait donné mais caché de l’unité déjà possédée par l’Église en Christ, dans le royaume spirituel, nous ne nous sentirons pas obligés de la rendre visible dans le monde, et les membres divisés de l’Église et le monde qui l’observe en souffriront. Au contraire, si nous mettons trop l’accent sur la manifestation visible et pensons qu’il est de notre devoir de faire de l’Église une, nous ferons de nos activités œcuméniques une idole et nous nous brûlerons dans la lutte infructueuse pour essayer d’accomplir ce que le Christ a déjà accompli et qu’il mènera un jour lui-même à l’achèvement.

Comme le dit James Jordan dans The Sociology of the Church,

C’est un fait que l’église de Jésus-Christ est unifiée. Jésus a prié le Père en Jean 17 pour que nous soyons un, et le Père ne refuse pas les demandes du Fils. Par conséquent, nous ne faisons qu’un. Nous mangeons d’un seul Christ. Nous prêtons l’oreille à une seule Parole. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, etc. Quiconque nie cela est fou, non ajusté à la réalité. Ainsi, nous ne pouvons pas unir l’Église, et l’unité de l’Église n’est pas un problème, pas plus que nous ne pouvons faire de l’Amérique une théocratie. Ce dont nous avons besoin, c’est que les gens cessent de prétendre que l’Église n’est pas unie, car un tel faux-semblant est un déni de la vérité. Quand les hommes reconnaîtront la vérité, et cesseront d’être trompés par de vaines apparences, alors le jugement sur l’Église se changera en bénédiction […] Nous ne pouvons pas unir l’Église par la négociation. Au contraire, nous devons simplement confesser que l’Église est en vérité une, et agir en conséquence6.

De même qu’il est erroné de penser que ceux qui se plaignent le plus bruyamment de leurs péchés sont les plus saints et les plus en accord avec la volonté du Christ, aussi devrions-nous nous méfier de ceux qui sont toujours prêts à nous exhorter à plaindre la misère et les divisions qui règnent dans l’Église. Dans le premier cas, le pécheur qui est rempli de la vraie foi fixe ses yeux non pas sur son péché, mais sur la grâce du Christ ; de la même manière, nous devrions avoir plus confiance en les promesses du Christ qu’en la profondeur de nos divisions. En effet, un tel excès de pessimisme, puisqu’il attire l’attention sur nous plutôt que sur le Christ, va souvent de pair avec un excès d’optimisme, en commençant par de sombres déclarations sur la manière dont nous avons attristé l’Esprit et en terminant par de belles perspectives sur l’unité qui nous attend au cours des décennies et siècles à venir7.

Quelle est donc l’unité que nous cherchons à rendre visible ? Quels sont nos objectifs ? Considérons quelques candidats.

L’unité institutionnelle en est certainement un, et parmi les protestants qui dénoncent la persistance des dénominations comme des taches de division sur le corps du Christ, cela semble être particulièrement recherché. Bien sûr, c’est le genre d’unité dont l’Église catholique est fière – une structure d’autorité juridique mondiale unique, quelle que soit la diversité des croyances et des pratiques qui pourrait être dissimulée sous cet extérieur imposant. De ce point de vue, il convient de se demander si l’unité de l’Église catholique est vraiment très différente, ou beaucoup plus profonde, que, disons, l’unité des États-Unis, qui, comme nous le savons, est profondément pluraliste et polarisée.

Avant Vatican II, bien entendu, les catholiques auraient pu revendiquer une deuxième forme d’unité, une unité liturgique composée de pratiques, de symboles et de rituels communs, principalement l’Eucharistie comme sacrement d’unité. Cet idéal d’unité prévaut encore dans les églises orthodoxes, dont elles sont particulièrement fières, alors que la pratique liturgique catholique s’est considérablement fragmentée au cours de ces dernières décennies. De nombreux protestants au cours de ces dernières décennies, condamnés pour leurs propres tendances anti-liturgiques, ont embrassé non seulement le retour aux formes liturgiques, mais aussi parfois l’idéal de l’unité liturgique comme moyen d’unir le Corps de Christ.

Un troisième type d’unité pourrait être l’unité de foi – non pas dans le sens de l’acte de foi, qui est en effet la seule chose qui nous unit tous au corps du Christ, mais dans le sens du contenu détaillé de la foi, c’est-à-dire, un credo partagé ou un modèle de croyance. Pour beaucoup de protestants, il s’agit de la seule forme d’unité qui importe, et en fait, jusqu’au XXe siècle, les chrétiens de presque toutes les confessions l’auraient considérée comme essentielle. Mais les opinions ont toujours divergé quant à la mesure dans laquelle cette unité doit s’étendre – la véritable Église doit-elle être unifiée dans la Confession de Westminster ? La Confession d’Augsbourg ? Le Symbole de Nicée ?

Enfin, il y a une unité d’esprit – les chrétiens se considèrent-ils comme un ? Agir les uns envers les autres comme s’ils ne faisaient qu’un ? Nous traitons-nous les uns les autres avec l’amour du Christ et nous considérons-nous comme partageant une cause et une destinée communes ? Travaillons-nous ensemble dans une mission et un témoignage communs lorsque c’est possible, ou nous éloignons-nous les uns des autres ?

Le mouvement œcuménique, qu’il s’agisse de ses formes principales ou évangéliques, a souvent oscillé entre ces quatre objectifs, incertain de l’ordre de priorité. Bien que chacun puisse renforcer les autres, ils peuvent aussi être nettement en désaccord. Par exemple, le quatrième, l’unité d’esprit, prévaut souvent plus entre les institutions qu’à l’intérieur de celles-ci, étant donné l’amertume fréquente de la politique confessionnelle. Et pourtant, une telle unité suffit-elle ? Ne faut-il pas lui donner une forme concrète ?

Du point de vue protestant des deux royaumes, nous devons à nouveau nous rappeler que ce n’est pas la tâche de l’Église de s’unir, mais simplement de témoigner de son union. L’Église est une en Christ, la pierre angulaire sur laquelle tout l’édifice est construit, la vigne sur laquelle tous les sarments donnent vie, l’époux qui s’est lié à chacun de nous (Ep 2:20-22 ; Jn 15:1-7 ; Ep 5:25-32). Rien de ce que nous faisons ne peut réellement détruire cette unité. Mais nous pouvons échouer à la manifester selon ce qui nous a été ordonné. « Les signes doivent ressembler à ce qu’ils signifient », comme l’a dit Richard Hooker au sujet du culte de l’Église, et il en va de même pour l’Église visible dans son ensemble, qui sert de signe du corps de Christ dans le monde. En poursuivant l’unité de l’Église, nous visons à faire apparaître l’Église, autant que possible dans les limites de sa forme temporelle, comme une image de la cité eschatologique.

En d’autres termes, les protestants devraient reconnaître que la tâche de l’œcuménisme relève toujours de la sanctification de l’Église et non de sa justification. Nos divisions, aussi grandes soient-elles, ne menacent jamais l’être de l’Église, ni notre position en Christ, mais elles menacent certainement notre bien-être. Le règne spirituel du Christ demeure intact, mais sa manifestation terrestre est fragmentée. Bien entendu, ce n’est pas une excuse pour la complaisance, pas plus que la justification par la foi ne devrait entraîner l’antinomisme. Au contraire, c’est un appel urgent pour l’Église à manifester l’unité qu’elle a en Christ, tant pour notre propre santé spirituelle, alors que nous apprenons à nous aimer et à apprendre les uns des autres, que pour l’intégrité de notre mission au monde qui nous regarde. Dans cette perspective, revisitons nos quatre formes d’unité. Chacune d’elles, il convient de le noter, concerne la forme extérieure de l’Église – même les deux dernières, puisque nous nous préoccupons de l’unité dans la foi confessée publiquement, et de l’unité d’esprit manifestée dans l’amour.

Du point de vue protestant des deux royaumes, l’unité institutionnelle est suspecte en tant que but de nos efforts œcuméniques. Après tout, une telle unité n’est en aucun cas une caractéristique de l’Église en tant que corps caché du Christ ni même de la Nouvelle Jérusalem eschatologique, où il n’y aura ni hiérarchie, ni lois, ni structures disciplinaires. La forme institutionnelle de l’Église fait partie de son aspect extérieur et temporel, et l’autorité juridique nécessaire pour contrôler les limites de toute institution est fermement ancrée dans le royaume temporel de la loi. Dans ce domaine, les variations locales et l’administration régionale sont la norme, et nous ne devrions pas être plus prompts à adopter un gouvernement ecclésiastique mondial qu’un gouvernement civil mondial. Toutefois, lorsque de nombreuses institutions se bousculent pour se positionner dans le même espace géographique, comme c’est le cas de notre condition moderne, cela peut poser un problème, et dans la mesure où la désunion institutionnelle mine les autres formes d’unité, alors c’est peut-être quelque chose que nous devrions chercher à surmonter. Par exemple, si deux dénominations qui suivent la même confession se querellent jalousement et se disputent les membres, alors nous devrions peut-être faire campagne pour une fusion. Mais à l’inverse, si une confession luthérienne et une confession réformée travaillaient joyeusement côte à côte tout en reconnaissant leurs différences, on ne voit pas bien pourquoi nous devrions nous inquiéter de la séparation institutionnelle comme telle. Tout dépend de la manière dont l’unité de foi et l’unité d’esprit régissent ces relations.

L’unité liturgique semble appartenir à la même catégorie, bien qu’ici l’impératif que les « signes doivent ressembler aux choses qu’ils signifient » suggère un impératif vers l’unité. Après tout, notre image de la Nouvelle Jérusalem dans l’Apocalypse est une scène d’adoration (Ap 4 ; 21:1-22:5) et nos liturgies d’aujourd’hui devraient servir de sombres réflexions – adaptées à notre condition actuelle – sur le culte eschatologique dont nous jouirons ensemble un jour. En ce sens, je pense que nous pouvons dire qu’il y a quelques pratiques d’adoration qui dépassent les bornes, et nous devons nous unir pour les exclure (1 Co 14:26-40). Réciproquement, il y a évidemment certaines caractéristiques fondamentales du culte et des pratiques chrétiennes que nous sommes tenus, en obéissance à notre Seigneur, de maintenir – les deux sacrements, la prière, les chants de louange, la lecture et la prédication de la Parole, à tout le moins. Mais l’Écriture ne fournit rien qui se rapproche d’un plan détaillé pour ces derniers, de sorte que les formes qu’ils prennent sont largement prudentielles, et ont énormément varié dans le temps et l’espace. Certes, cela pourrait renforcer la vie commune de l’Église et sa mission de cultiver une pratique plus commune sur de nombreux points controversés (c’est-à-dire les dons charismatiques et la fréquence de l’Eucharistie), mais nous ne devons pas voir en ces formes le fondement ou même les signes primaires de l’unité de l’Église.

L’unité de foi est beaucoup plus large. Si l’œcuménisme est une question de sanctification de l’Église, et si nous sommes justifiés par la foi, alors, semble-t-il, la foi de l’Église doit être fondamentale, précédant la tâche œcuménique comme une condition sine qua non. Et pourtant, la « foi une » qui fonde l’unité de l’Église ne doit pas être complexifiée au-delà de la foi qui la justifie, dont nous savons tous qu’elle peut manquer cruellement de sophistication doctrinale, et être pourtant encore agréable au Seigneur. En allant au-delà de cette confession de base de la foi chrétienne et en élaborant des domaines plus vastes de doctrine commune, nous contribuons certainement à la sanctification de l’Église, mais nous ne devons pas confondre cela avec la définition de son essence. En gardant à l’esprit la sanctification de l’Église, plutôt que sa définition, nous pouvons aborder les questions d’unité confessionnelle de manière plus pragmatique. Une église individuelle aura besoin de plus d’unité de foi pour ses enseignants de l’école du dimanche que pour ses membres, et davantage pour ses anciens et diacres que pour ses enseignants de l’école du dimanche. Deux dénominations qui essaient de décider de participer ou non à une campagne de lutte contre le trafic sexuel ne devraient pas avoir besoin de s’entendre sur beaucoup plus que les éléments de base ; si elles se joignent à une mission d’évangélisation, elles voudront probablement établir une unité de foi un peu plus complète ; et si elles créent un programme scolaire du dimanche, bien davantage. Bref, l’unité de foi que nous devons rechercher dépend de la question particulière qui nous occupe. Il ne s’agit pas de nier, bien entendu, que notre but primordial devrait être que tous les chrétiens soient d’accord sur toutes les questions relatives à la vérité. Cependant, ce n’est pas le genre de chose qui peut être précipitée ou planifiée, et ce n’est pas non plus un objectif que nous devons nous attendre à atteindre de ce côté-ci de l’eschaton. Dans l’intervalle, nous devons nous efforcer de faire la distinction entre l’essentiel et le non-essentiel, d’ancrer notre accord sur l’essentiel et de travailler patiemment vers l’extérieur à travers les questions secondaires et tertiaires, unis dans la charité même quand nous sommes divisés dans l’esprit.

Cela nous conduit, bien entendu, au type final et le plus important d’unité, l’unité d’esprit. En effet, il est frappant de constater que lorsque les Écritures nous appellent à ne faire qu’un, elles semblent se préoccuper davantage de l’amour mutuel que de l’uniformité doctrinale :

…rendez ma joie parfaite, ayant un même sentiment, un même amour, une même âme, une même pensée. Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire, mais que l’humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-mêmes. Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ. (Ph 2:2-5)

Peut-être qu’aucun des quatre types d’unité ne met autant en évidence la distance entre la justification de l’Église et sa sanctification que le quatrième, l’amour qui unit les croyants. Rien n’est plus important pour nous à cultiver, et pourtant rien ne nous échappe aussi souvent, ou aussi profondément. En déplorant la mesquinerie et la haine qui nous divisent, nous ne devons jamais être poussés au désespoir, car le Christ promet de nous tenir ensemble malgré nos tentatives de désunion. Nous ne devons pas non plus être en proie à l’idée postmoderne de la tolérance et penser que la charité exclut le jugement et la discrimination. Les chrétiens sont appelés à s’opposer fermement au péché et à l’erreur, en faisant preuve de charité et de patience, mais sans hésitation. Ceux qui nous invitent à embrasser dans l’unité visible ceux qui, par leurs paroles et leurs actes, rejettent la croix du Christ, font une idole de l’unité visible, une confusion classique des deux royaumes. D’autre part, nous devons nous rappeler que puisque l’unité des chrétiens peut se manifester aussi bien dans la sphère civile et culturelle que dans l’Église institutionnelle, les deux relevant du royaume temporel, nous ne devons pas considérer ces manifestations d’unité comme non pertinentes ou insignifiantes. Lorsque les presbytériens, les baptistes et les méthodistes s’unissent dans des manifestations contre les cliniques d’avortement ou dans des soupes populaires, et le font consciemment comme frères et sœurs en Christ, nous ne devrions pas penser que cette unité, d’une certaine manière, « ne compte pas » simplement parce que leurs dénominations demeurent distinctes.

L’œcuménisme protestant à la lumière des deux royaumes apprend donc à valoriser tous les signes extérieurs de l’unité de l’Église à leur juste place, mais insiste pour ne faire d’aucun d’eux un fétiche ou une idole.


  1. [traduction libre] O’DONOVAN, Oliver, The Church in Crisis: The Gay Controversy and the Anglican Communion,Eugene, OR : Cascade Books, 2008, p. 104.[]
  2. Voir par exemple la Seconde Confession helvétique, chap. 14 : « Nous, en revanche, jugeant droitement et suivant la Parole de Dieu, nous disons que tous les ministres légitimement appelés ont et utilisent les clefs, et qu’ils s’en servent dans l’annonce de l’Evangile; autrement dit, lorsqu’ils enseignent, exhortent, consolent, censurent et corrigent par la discipline le peuple qui leur est confié. » Le texte peut être consulté ici : https://www.het-pro.ch/wp-content/uploads/2017/02/1566-Confession-helv%C3%A9tique-post%C3%A9rieure.pdf.[]
  3. L’important livre récent de Jonathan Leeman, Political Church: The Local Assembly as Embassy of Christ’s Rule,Downer’s Grove, IL: IVP Academic, 2016 est un exemple d’un traitement de cette question qui n’évite pas toujours cette ambiguïté. Voir l’interaction fructueuse entre Leeman et Joseph Minich chez Mere Orthodoxy : https://mereorthodoxy.com/minich-leeman-joint-statement-ecclesiology/.[]
  4. Sauf indication contraire, toutes les citations bibliques sont tirées de la NEG.[]
  5. Voir aussi Ep 4:1-16 pour une dynamique être/devoir similaire dans la discussion sur l’unité de l’Église.[]
  6. [traduction libre] JORDAN, James B., The Sociology of the Church: Essays in Reconstruction, reprint, Eugene, OR : Wipf and Stock, 1999, p. 131. Merci à Steven Wedgeworth de m’avoir fait prendre connaissance de cette citation.[]
  7. On peut voir un exemple de cet excès d’optimisme et de pessimisme à la fois dans le récent ouvrage de Peter Leithart, par ailleurs très précieux, The End of Protestantism: Pursuing Unity in a Fragmented Church, Grand Rapids : Brazos, 2016.[]

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