Une critique du présuppositionnalisme de Van Til (3/9)
24 décembre 2019

Cet article est la troisième partie d’une série de traduction d’un article de Keith A. Mathison originalement publié sur Tabletalkmagazine.com.
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Une critique amicale de la pensée de Van Til

Après cette synthèse de la pensée de Van Til, de nombreux lecteurs pourraient penser : « Alors pourquoi tout ce tapage ? Pourquoi la pensée de Van Til est-elle au centre d’un débat aussi intense depuis plus de soixante-dix ans ? N’essaie-t-il pas simplement d’aligner la philosophie et l’apologétique sur la théologie réformée que nous tous croyons être vraie ? N’appelle-t-il pas simplement les chrétiens réformés à rejeter tout compromis avec la pensée païenne ? » Ce n’est pas difficile de comprendre pourquoi les gens pourraient penser cela, car Van Til était bel et bien un théologien réformé et confessionnel ainsi qu’un homme d’Église fidèle, et il a sincèrement essayé de rapprocher philosophie et apologétique pour qu’elles soient en accord avec la foi réformée, sans faire de compromis. Ce sont là des intentions et des objectifs louables. Les intentions et les objectifs de Van Til ne sont cependant pas remis en question. La raison pour laquelle ses idées font l’objet d’un débat aussi intense est que de nombreux théologiens croient que, malgré ses bonnes intentions, le système de pensée de Van Til contient de sérieuses défaillances. Le reste de cette série traitera de certains problèmes qui, je crois, sont les plus graves dans la pensée de Van Til. J’aborderai aussi rapidement un problème grave rencontré chez certains défenseurs de Van Til.

Présupposer les Écritures sans les Écritures

Le premier point qui doit être abordé brièvement concerne le rôle de l’exégèse biblique dans le système de pensée de Van Til. Van Til affirme à plusieurs reprises que tout son enseignement présuppose l’autorité de l’Écriture et dépend de l’enseignement de l’Écriture, mais l’une des caractéristiques les plus frappantes des écrits de Van Til est l’absence presque totale d’exégèse biblique qui pourraient appuyer ses nombreuses revendications. Il y a, à l’occasion, une référence passagère à Romains 1 et à d’autres textes, mais en général, l’œuvre de Van Til est remplie d’affirmations dont la seule autorité est Van Til lui-même. Ce n’est pas suffisant quand on affirme qu’une grande partie des enseignements des théologiens réformés des cinq siècles précédents été erronées.

Y a-t-il une bonne raison à ce manque d’exégèse scripturaire ? Dans les écrits de Van Til se trouve des passages où il dit que certains de ses livres sont écrits « simplement comme programme pour les étudiants » et « ne doivent pas être considérés comme des livres publiés1. » On pourrait donc soutenir que Van Til, comme d’autres professeurs, dépend de ses collègues qui enseignent d’autres matières pour couvrir le matériel auquel il se consacre dans ses propres classes. Cependant, une fois que Van Til publie ces programmes pour publication, ils sortent du contexte d’un cursus théologique complet. La plupart des lecteurs de ces livres publiés (et ce sont des livres publiés, quoi qu’en dise Van Til) n’auront pas la possibilité d’étudier à Westminster Theological Seminary. Van Til, par conséquent, aurait dû fournir à ses lecteurs les motifs exégétiques de ses revendications avant d’approuver ces programmes pour publication. Personne n’est tenu d’accepter la vérité des nombreuses affirmations de Van Til uniquement sur la base de son autorité.

Une ambiguïté fondamentale

Il n’y a rien de controversé à dire que les écrits de Cornelius Van Til manquent souvent de clarté. Ce n’est pas que chaque phrase ou paragraphe n’est pas clair, ni que sa pensée sur chaque sujet est floue. Van Til fait de nombreuses déclarations sans équivoque qui sont suffisamment claires pour que le lecteur puisse les comprendre. Il y a cependant des aspects de ses écrits qui rendent l’ensemble de son œuvre vague sur de nombreux points. C’est un problème, parce que le manque de précision fait obstacle à une bonne théologie, c’est un problème qui doit être traité.

Un facteur qui contribue au manque de clarté des écrits de Van Til est ce que Mark Garcia appelle « l’utilisation révisionniste et parfois exaspérante de certaines terminologies par Van Til2. » Ce problème a été soulevé dès 1953 lorsque « The Calvin Forum » avait publié une série d’articles critiques à l’égard de l’apologétique de Van Til. Dans un premier éditorial présentant les articles, Cecil De Boer se plaignait que Van Til « assigne arbitrairement des significations nouvelles et inédites à certains termes techniques en philosophie3. » L’exemple le plus connu en est probablement la redéfinition du mot analogique par Van Til, un mot qui a une histoire établie dans la scolastique médiévale et réformée. Il utilise également des termes philosophiques tels que concept limitatif et universel concret d’une manière qui diffère de la façon dont ils ont été utilisés par Kant, Hegel, et d’autres. Le problème que pose le fait de donner de nouvelles définitions à des termes techniques qui ont des définitions établies, c’est que cela crée inévitablement de la confusion dans l’esprit des lecteurs qui sont familiers avec ces termes. Cela entrave inévitablement une communication claire et il n’y a pas de raison apparente de faire cela4.

Un autre facteur qui contribue au manque de clarté dans ses écrits est son utilisation continuelle de termes et concepts idéalistes. Les partisans aussi bien que les détracteurs de Van Til ont observé cela au cours des dernières décennies5. Comme nous l’avons déjà mentionné, Van Til a été éduqué dans un contexte d’idéalisme philosophique et ses écrits sont imprégnés du langage de cette philosophie6. Il est important de noter que Van Til n’accepte pas l’idéalisme comme système de pensée et en était plutôt assez critique dans ses écrits, mais il voulait parler la langue des érudits de son époque. Pour ce faire, il a emprunté des termes et des concepts idéalistes pour ensuite les adapter selon ses propres objectifs. Le problème avec cette stratégie est que l’idéalisme (qu’il soit allemand ou anglais) n’est plus l’école philosophique dominante dans les milieux instruits. En raison de l’évolution constante de la philosophie moderne, les écrits de Van Til sont devenus désuets et donc très obscurs7. J’aborderai plus loin quelques autres questions concernant la philosophie idéaliste.

Le manque de clarté dans la pensée de Van Til n’est peut-être nulle part plus évident que dans ses affirmations sur ce que les non-croyants savent ou ne savent pas. C’est un élément important parce que ce thème constitue l’un des éléments centraux du système de pensée de Van Til. Comme nous l’avons vu plus haut, Van Til déclare à plusieurs reprises et sans réserve que les incroyants ne savent rien véritablement. L’incroyant ne peut même pas regarder un arbre et savoir que c’en est bien un. Et pourtant, à d’autres endroits, Van Til affirme que les incroyants ont une connaissance véritable de beaucoup de choses, y compris des arbres8. Comme nous l’avons observé plus haut, Van Til aborde la question sous différents angles, mais il a également admis qu’il ne pouvait apporter une solution pleinement satisfaisante à ce problème théologique9. Il a simplement fait les deux types d’affirmations concernant la connaissance des non-croyants et a fait valoir que des chrétiens réformés doivent accepter ces deux points de vue. Même les tenants actuels du présuppositionnalisme de Van Til ont noté le problème. John Frame, par exemple, dit que Van Til n’a jamais complètement résolu le problème de savoir comment faire le lien entre l’antithèse et la grâce commune10.

Dans sa propre solution, Frame suggère qu’il faut rejeter les déclarations les plus extrêmes de Van Til concernant l’antithèse11. Cette solution soulève néanmoins au moins deux problèmes. D’abord, Van Til a fait ces déclarations, et il les a faites fréquemment. Deuxièmement, l’antithèse est probablement la caractéristique la plus distinctive de la pensée de Van Til. Il est très difficile de se débarrasser des déclarations contradictoires de Van Til au sujet de l’antithèse sans détruire entièrement son système12. Dans la mesure où l’incroyant a une connaissance des choses de ce monde, la justification de Van Til pour le rejet de la méthode apologétique traditionnelle est sérieusement affaiblie13.

Le manque de clarté sur la question de ce que les incroyants savent peut être plus facilement mis en évidence en s’interrogeant sur ce que Van Til veut dire quand il utilise le mot véritable pour modifier le mot connaissance ou le mot vraiment pour modifier le mot savoir. Van Til dit qu’il est impossible « à l’homme d’avoir la connaissance véritable de quoi que ce soit sans la Bible14 ». Et encore, « Nous considérons qu’il est définitivement anti-chrétien de dire que l’homme peut avoir la connaissance véritable de quoi que ce soit, sauf par la sagesse du Christ15. » Puis aussi, « l’homme, à moins que soit retiré le voile qui lui couvre ses yeux, ne peut vraiment rien connaître de Dieu ou de quoi que ce soit16 ». Et, « sans la lumière de l’Écriture, aucune chose ne peut être connue véritablement17 ». Enfin, « Aucune chose dans cet univers ne peut être connue véritablement par l’homme sans l’existence de Dieu18. » Il y a beaucoup d’autres déclarations de ce type dans ses écrits, mais ces exemples devraient suffire à montrer sa pensée. Il semble tout à fait clair que Van Til croit que le non-croyant ne peut pas avoir de connaissance véritable. Il le dit à plusieurs reprises. Pourtant, Van Til dit aussi à propos du non-croyant : « Je n’ai jamais nié qu’il a de la connaissance véritable19. » Comment Van Til peut-il nier ce qu’il dit et répète ? Soit l’enseignement de Van Til sur la “connaissance” est intrinsèquement contradictoire, soit il utilise les mêmes termes pour signifier différentes choses (c’est-à-dire une utilisation équivoque d’un mot). Aucune de ces deux options n’est théologiquement ou logiquement attrayante.

Van Til semble penser que ce qu’il dit est clair. Il soutient que bien que le non-croyant n’ait pas de connaissance véritable de quoi que ce soit, il a en réalité une connaissance véritable de toutes sortes de choses « dans une certaine mesure20 ». Ce n’est que lorsque le non-croyant est considéré dans son propre référentiel pleinement conscient de lui-même avec ses propres principes qu’il ne sait rien véritablement21. Ainsi, selon Van Til, le non-croyant ne sait « en principe » véritablement rien, mais dans les faits objectifs il sait beaucoup de choses véritablement (« dans une certaine mesure »)22. Métaphysiquement et psychologiquement, le croyant et l’incroyant ont donc tout en commun, y compris leurs points de départ proche (proximus)23. Cependant, d’un point de vue épistémologique, en considérant leur point de départ ultime, ils n’ont rien en commun24. Autrement dit, ce sont les systèmes épistémologiques qui sont faux25.

Si cette lecture de Van Til est correcte, et si son argument est que les systèmes épistémologiques non chrétiens sont faux, alors il aurait été beaucoup plus clair de le dire tout simplement, plutôt que d’affirmer à répétition que les non-croyants ne savent rien pour ensuite faire un demi-tour et dire que les non-croyants ont bien de la connaissance véritable. Cette utilisation ambiguë des mots véritable et connaissance rend un des éléments centraux du système de Van Til, au mieux incertain et au pire inintelligible.


  1. Exemple, VAN TIL, Christian Theistic Evidences, 2e éd., xxxvii.[]
  2. GARCIA, dans la préface de In Defense of the Eschaton, xv.[]
  3. DE BOER, Cecil, “The New Apologetic,” The Calvin Forum XIX, no. 1–2 (Août–Septembre 1953), p. 3. Le reste des articles de ce journal sur la méthode apologétique de Van Til peut être consulté ici et ici. Ces articles sont significatifs car il s’agit des premières critiques philosophiques à la pensée de Van Til. Van Til y répond dans son livre The Defense of the Faith.[]
  4. Voir DE BOER, Cecil, “The New Apologetic”, p. 5. De Boer est une aide précieuse quand il fait remarquer que « définir ‘cinq’ comme ‘huit’, et ‘huit’ comme ‘dix’, puis dire que cinq plus huit vaut dix-huit pourrait sembler comme une pensée profonde pour les novices et les mathématiques, mais ce n’est pas de la philosophie très utile et fructueuse, ne disant rien d’une apologétique efficace. » (p. 5).[]
  5. DE BOER, Jesse, “Professor Van Til’s Apologetics : Part 1: A Linguistic Bramble Patch,” The Calvin Forum XIX, no. p. 1–2 (August–September 1953): p. 11; FRAME, Cornelius Van Til: An Analysis of His Thought, p. 21, p. 165; EDGAR, William et sa note de bas-de-page p. 150 de son livre Van Til, Christian Apologetics ; FESKO, J.V., Reforming Apologetics (Grand Rapids, Mich. : Baker Academic, 2019), p. 156–157.[]
  6. FRAME, Cornelius Van Til: An Analysis of His Thought, p. 36. J’utilise l’expression « école de pensée » avec hésitation puisque la littérature comprend de nombreuses interprétations de l’idéalisme de Kant et d’après Kant, mais il est nécessaire de généraliser pour cet article.[]
  7. Voir FESKO, Reforming Apologetics, p. 155–156.[]
  8. En ce qui concerne le Van Tillianisme populaire, on y trouve généralement et exclusivement ces déclarations extrêmes et sans qualifications. À titre d’exemple, les membres de groupes sociaux admirateurs de Van Til semblent ne pas du tout avoir conscience des autres déclarations de Van Til qui disent que les incroyants savent, en fait, pleins de choses.[]
  9. VAN TIL, Introduction to Systematic Theology, 2e éd., p. 63. Il faut rappeler que certains problèmes théologiques ne peuvent pas être « résolu » dans le sens que le chrétien les comprennent extensivement, et ils n’ont pas besoin d’être résolu. La foi chrétienne contient de nombreux articles de doctrine qui sont mystérieux. La doctrine de la trinité et celle de l’union hypostatique, par exemple, contiennent des éléments qui vont au-delà de la compréhension humaine. La différence entre les « problèmes » que posent la trinité ou l’union hypostatique, et ceux que posent la doctrine de Van Til concernant la connaissance des incroyants est que dans le premier cas le témoignage biblique en support de ces doctrines est convainquant. Il n’y a pas le même témoignage biblique concernant l’enseignement que les incroyants ne savent véritablement rien et pourtant savent quand même des choses. Il s’agit seulement des conséquences du système de Van Til. En d’autres termes, le problème qui existe, n’existe qu’en vertu du système de Van Til et non d’un supposé mystère des Écritures.[]
  10. FRAME, Cornelius Van Til: An Analysis of His Thought, p. 187–191. Dans la pensée de Van Til, la relation entre l’antithèse et la grâce commune est à la base de la question de la connaissance de l’incroyant. Van Til n’a pas réussi à résoudre le problème de cette relation, ainsi son enseignement sur la connaissance des incroyants est resté vague.[]
  11. FRAME, Cornelius Van Til: An Analysis of His Thought, p. 192–197.[]
  12. Frame a conscience de cette difficulté. Voir FRAME, Cornelius Van Til: An Analysis of His Thought, p. 211.[]
  13. Parce que la méthode apologétique traditionnelle argumente souvent des effets créés (des choses de ce monde) vers la cause incréée de ces effets. Cette approche présuppose que l’incroyant peut avoir quelques connaissances des effets créés – des choses de ce monde. Si les affirmations répétées de Van Til, qui disent que les incroyants n’ont aucune connaissance véritable, étaient vraies, cela affaiblirait la logique de la méthode traditionnelle, et c’est d’ailleurs une partie de la critique de Van Til envers les méthodes apologétiques traditionnelles. Cependant, lorsque Van Til qualifie ses assertions extrêmes sur l’antithèse et concède que les incroyants ont une connaissance de ce monde, il tire une balle dans le pied de sa critique de l’apologétique traditionnelle. Cela est peut-être une des raisons pour lesquelles le Van Tillianisme populaire concentrent leurs efforts presque exclusivement sur les déclarations fortes de l’antithèse.[]
  14. VAN TIL, Survey of Christian Epistemology, p. 65, l’emphase est mienne.[]
  15. VAN TIL, Survey of Christian Epistemology, p. 63, l’emphase est mienne.[]
  16. VAN TIL, Survey of Christian Epistemology, p. 95.[]
  17. VAN TIL, Survey of Christian Epistemology, p. 131.[]
  18. VAN TIL, Introduction to Systematic Theology, 2e éd., p. 36.[]
  19. VAN TIL, The Defense of the Faith, 4e éd., p. 281, l’emphase est mienne.[]
  20. VAN TIL, Introduction to Systematic Theology, 2e éd., p. 63.[]
  21. VAN TIL, The Defense of the Faith, 4e éd., p. 191. []
  22. VAN TIL, The Defense of the Faith, 4e éd., p. 191. []
  23. VAN TIL, The Defense of the Faith, 4e éd., p. 191 ; voir aussi, VAN TIL, Introduction to Systematic Theology, 2e éd., p. 150.[]
  24. VAN TIL, The Defense of the Faith, 4e éd., p. 191. []
  25. VAN TIL, Introduction to Systematic Theology, 2e éd., p. 151.[]

Hadrien Ledanseur

Enfant de Dieu, passionné par la théologie et la philosophie. S'il est enfant de Dieu, c'est exclusivement en vertu des mérites de Jésus-Christ et de la grâce de Dieu. Si Dieu le veut, il se fiancera bientôt !

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