Le péché d’usure – Thomas d’Aquin
4 mars 2020

Dans cette petite série que je fais sur le prêt bancaire, ou usure, nous avons déjà publié Turretin, qui est un bon représentant de la Tradition Réformée. Nous avons vu en somme que selon cette tradition, l’usure est acceptable tant que :

  • Elle n’est pas « mordante » c’est-à-dire à un taux raisonnable.
  • Elle est pour l’investissement et non pour la consommation.
  • Elle est accordée à ceux qui peuvent la rembourser et non une méthode de prédation des pauvres.
  • Elle n’est pas faite par des banquiers, mais « entre particuliers » ( !)

Mais celui qui aura lu l’article verra que les termes du débat ne sont pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui, et que Turretin n’interagit pas avec des économistes modernes, mais avec des théologiens médiévaux. Car en effet, au moyen-âge, le consensus des enseignants était plutôt en faveur d’une condamnation de toute forme d’usure. Même parmi la première génération de réformés, certains étaient également en faveur d’une interdiction totale : Zwingli, Musculus (appendice au commentaire du Psaume 15), Aretius… Dans cet article, nous allons explorer cette opposition ancienne à travers une exposition de ce que Thomas d’Aquin en dit dans sa Somme Théologique. L’objectif est de comprendre le raisonnement et l’exégèse qui ont mené les pères médiévaux à cette interdiction aussi forte qu’impraticable.

Thomas d’Aquin aborde la question de l’usure en plusieurs lieux dans ses écrits :

  • Dans son commentaire sur les sentences, livre 3, distinction 37 Question 1 article 6.
  • Du Mal (De Malo) Question 13 article 4.
  • Quolibets Q7 article 2.
  • Somme Théologique, IIa-IIae, Question 78.

Après avoir lu tous ces lieux, j’ai pu constater que tous ses arguments ont en fait très peu varié entre le début et la fin de sa carrière, et qu’ils sont tous rassemblés dans la somme théologique. Aussi je me limiterais à l’exposition de ce dernier texte.

Article 1 : Est-ce un péché de recevoir de l’argent à titre d’intérêt pour un prêt d’argent, ce qui constitue l’usure ? Oui.

Il est écrit dans le livre de l’Exode (22, 25) : « Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, au pauvre qui vit avec toi, tu ne seras pas à son égard comme un créancier, tu ne l’accableras pas d’intérêts. »

Thomas fait une distinction entre deux types d’échanges :

  • Les biens où l’usage se confond avec la consommation. Par exemple quand on achète du pain pour pouvoir en user, c’est pour le consommer de telle manière qu’il n’en reste plus rien après.
  • Les biens où l’on distingue l’usage et la consommation. Par exemple, les maisons où il est possible de faire payer l’usage, tout en gardant la propriété (location).

Or, Aristote fait remarquer que l’argent est fait pour faciliter les échanges, et qu’il appartient à la première catégorie : il est consommé par son usage. L’argent dépensé n’existe plus. En conséquence, faire payer un intérêt sur de l’argent prêté, c’est comme faire payer le pain et l’usage du pain à la fois, ce qui est absurde, sans fondement, et donc injuste.

Illustrons : Louis va voir Giuseppe Tolomei le banquier lombard. Il a pour projet d’acheter un champ avec un emprunt. Giuseppe sort deux gros sacs de pièces d’argent et lui dit : « D’accord, je te prête les 800 livres dont tu as besoin, mais en échange, tu me rembourseras 100 livres au-delà des 800, pour l’usage de cet argent ». Pierre le moine entend par hasard cette conversation et fait alors irruption : « Comment ?! Mais de quel usage parles-tu ? Louis va dépenser ces pièces, puis il te les rendra. Mais d’où sortent ces 100 livres supplémentaires ? Un boulanger va-t-il demander 3 sous pour la valeur du pain, puis 1 sou parce que nous l’avons mangé ? Aussi vrai que cet argent est consommé par l’achat, aussi vrai il n’y a pas de raison que tu en tires un profit ! » Puis Pierre dénonce Giuseppe au tribunal local, mais à cause du verrou de Bercy Giuseppe peut continuer son activité pendant que Pierre va dénoncer le lombard sur Twitter.

Contre l’argument

Le problème de cet argument, c’est qu’Aristote a tort : la monnaie n’est pas un pur moyen d’échange, consommé lors de la transaction : il est lui-même une marchandise dont on peut distinguer la possession et l’usage.  Ou plus précisément : il faut distinguer la matière de la monnaie, qui est effectivement consommé dans l’échange, du crédit associé à cette monnaie, qui est lié à l’usage.

Le premier à avoir énoncé clairement cette idée est Nicolas « Si-Jésus-n’est-pas-mort-pour-toi-tu-as-été-damné » Barbon (1640-1698). Oui c’est son vrai nom, donné par son très puritain de père, qui lui-même s’appelait « Praise-God » Barbon. Ils sont fous ces réformés.

Dans son « discours sur le commerce » (Discourse of Trade,1690) il fait remarquer que la valeur d’une monnaie est déterminée par la loi, tandis que le métal qui matérialise cette valeur suit en fait les mêmes cours que n’importe quelle marchandise. Cela est devenu évident particulièrement après la découverte du Nouveau Monde, où les mines d’argent du Pérou ont tant inondé l’Europe que la monnaie d’argent a été particulièrement dévaluée par la seule abondance du métal. Cette séparation entre « valeur » de la monnaie et « matière » de la monnaie est le premier pas vers le papier-monnaie, une histoire fascinante que je vous encourage à découvrir.

Bref, Aristote a tort : il faut distinguer entre la monnaie matérielle qui est consommée, et la valeur de cette monnaie (le crédit) qui elle est usée. Donc il y a l’espace pour une forme d’usure.

Pour le traitement que Turretin fait de Exode 22.25, je vous renvoie vers le paragraphe XIV et XI de l’article précédent.

Article 2 : Est-il permis, en compensation de ce prêt, de bénéficier d’un avantage quelconque ?

on lit dans Ézéchiel (18, 17), parmi les qualités de l’homme juste : « Il n’a reçu ni intérêt, ni rien de plus que ce qu’il a prêté. »

Si nous refusons de distinguer les pièces d’argent qui sont sur le comptoir du crédit lié à cet argent, alors comme nous l’avons déjà dit dans la question précédente, recevoir une compensation pour l’argent prêté est semblable au boulanger qui reçoit une compensation supplémentaire pour le fait d’avoir mangé son pain. Toutefois, Thomas n’exclut pas un don gracieux en dehors du prêt ou de relations contractuelles, pour remercier l’emprunteur de son service.

C’est l’occasion pour moi de souligner que la conception de l’usure chez Thomas d’Aquin est celle où l’on sort avec des sacs d’argents très réels de chez le prêteur. C’est une des raisons pour lesquelles les arguments médiévaux n’ont pas tenu face à la mise en place du crédit lors de la Renaissance : la pratique a muté. Du temps de Thomas d’Aquin, faire un emprunt équivalait à aller chercher des pièces d’argent chez un lombard. Aujourd’hui, il n’y a plus de monnaie, mais uniquement le crédit associé, c’est-à-dire que les prêts ne sont plus qu’une histoire d’usage de la monnaie, et les arguments d’Aristote en deviennent inaudibles.

Pour le traitement que Turretin fait d’Ezéchiel 18.17, cf le paragraphe XV de sa question.

Conclusion

Je vous encourage bien sûr à découvrir l’intégralité du raisonnement de Thomas aux lieux déjà mentionnés, mais vous l’aurez compris, pour ma part, je considère le traitement de Turretin comme plus sûr que celui de Thomas, principalement parce que les réalités économiques dont il traite sont obsolètes.

Il reste cependant un argument, qui résiste mieux que l’identification entre monnaie et crédit : celui qui associe l’usure à un vol. Certes, Turretin fait remarquer que l’on peut tout à fait autoriser l’usure sans pour autant autoriser le métier de banquier ni la prédation des pauvres. Mais il y a encore davantage à dire, et ce sera le sujet du prochain article.

En illustration : Le Changeur, Rembrandt

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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