Nous n’avons plus besoin de miracles
5 juin 2020

La meilleure façon de caractériser la vie des Églises charismatiques dans les années 90 est de dire : ils s’inquiétaient de la disparition de la 3e vague des années 80. Les miracles étaient moins nombreux, la ferveur surnaturelle avait disparu et les difficultés commençaient. La meilleure façon de caractériser la vie des Églises charismatiques dans les années 2000 est de dire : ils espéraient l’arrivée d’une 4e vague comme dans les années 80. Que le Seigneur envoie de nouveaux miracles, un nouveau réveil, que nous expérimentions à nouveau le surnaturel. Alors que la décennie des « années 10 » est close, je suis à présent convaincu qu’il n’est ni utile ni vraiment souhaitable qu’il y ait une 4e vague.

Ce n’est pas que les miracles soient mauvais, ni qu’il faut fuir toute expérience surnaturelle, ni que tout est à jeter dans les Églises charismatiques. Loin de là. Il n’est pas souhaitable qu’il y ait une « 4e vague » parce qu’entre le réveil pentecôtiste et aujourd’hui, la valeur et la signification même des expériences surnaturelles ont changé. Le sens et la valeur de l’expérience miraculeuse actuels engendreraient des effets contraires à ceux qu’ils ont engendrés au siècle dernier.

Dans cet article, je présenterai d’abord pourquoi l’approche pentecôtiste, qui mettait l’accent sur l’expérience personnelle du surnaturel a été si pertinente et efficace au début du XXe siècle. J’expliquerai ensuite pourquoi elle ne l’est plus aujourd’hui. Enfin, j’expliquerai pourquoi, selon moi, l’approche confessionnelle est à privilégier aujourd’hui : nous avons besoin d’adhérer à une confession de foi plutôt que rechercher une expérience surnaturelle.

Le ton de cet article est volontairement pragmatique, et n’aborde donc qu’un aspect très restreint de cette question. Mais comme les évangéliques sont un peuple pragmatique, je suis sûr qu’il nous fera réfléchir.

Pourquoi l’expérience pentecôtiste était pertinente au début XXe du siècle.

Il faut nous rappeler que le début du XXe siècle était en quelque sorte le sommet du XIXe siècle, notamment d’un point de vue philosophique. Or, le XIXe siècle peut être décrit comme la concrétisation à marche forcée de tout ce que les philosophes modernes avaient spéculé et écrit. Parmi toutes les idées qui guidaient les hommes du début XXe siècle, il y avait notamment l’idée que l’expérience était un canal sûr et même irréfutable de prouver une vérité, ainsi que le prouve la méthode scientifique. On trouvait aussi l’idée, bien enracinée, que la vérité religieuse était irrationnelle, c’est-à-dire au-delà (si on est croyant) ou séparée (si on est incroyant) de la Raison. De même, s’il y avait une expérience à avoir de Dieu, elle ne pouvait être que strictement personnelle.

Le pentecôtisme est un enfant du début du XXe siècle : il propose une pratique religieuse para-rationnelle (le parler en langues), et très individuelle. Mais il va bien plus loin que cela. Face à l’incapacité des autres confessions à défendre la pertinence du christianisme en face du libéralisme, le pentecôtisme propose une démarche révolutionnaire : prouver que le christianisme est vrai à partir de l’expérience personnelle du surnaturel. Laissez tomber ces arguments intellectuels contre le christianisme : faites donc l’expérience du Saint Esprit et vous conclurez qu’il existe réellement. N’est-ce pas là une preuve « scientifique », et donc certaine, de son existence ? Sur certains points, le pentecôtisme « 1re vague » est une religion moderne, dans le sens où sa structure est adaptée à une époque moderniste (celle des Lumières d’après Kant, si vous préférez).

C’est pour cette raison qu’il a été si pertinent et efficace, facteurs surnaturels mis à part. Il était taillé sur mesure pour une époque obsédée par l’expérience personnelle, réfléchissant à partir de faits et très pragmatique dans l’ensemble.

Il y a eu ensuite une deuxième, puis une troisième vague, et la démarche pentecôtiste a « muté » en autre chose qui m’amène à écrire cette article.

Pourquoi elle n’est plus pertinente au XXIe siècle

Entre le début et la fin du XXe siècle, la signification même de l’expérience vécue a changé. Nous sommes passés du modernisme au post-modernisme (saveur existentialiste). Cela n’est pas sans conséquence :

  • Au début du siècle, l’expérience signifiait la confirmation d’une vérité. Pour paraphraser Niels Bohr, « ce qui n’est pas vécu n’existe pas. » On imaginait toujours que c’était une vérité objective qui était apportée/confirmée par ce moyen.
  • À la fin du siècle, l’expérience signifie l’expression de son identité.  Nous recherchons toujours les mêmes expériences, mais ce n’est plus dans le but de savoir ce qui est vrai, mais pour marquer son rattachement à un groupe ou pour développer une identité que nous nous sommes choisis.

Cette dynamique s’est pleinement exprimée dans les mouvements charismatiques.

  • Le pentecôtisme du début du XXe siècle a été le berceau d’un mouvement missionnaire d’une force incroyable, comparable au grand mouvement d’évangélisation des Germains du Xe siècle, ou des missionnaires baptistes du XIXe. Le charismatisme du début XXIe met beaucoup moins l’accent sur la mission et l’évangélisation, et beaucoup plus sur l’expérience personnelle de soi en tant que chrétien. C’est ainsi que j’entends souvent : « la marche chrétienne est une vie d’abondance et de miracles », une idée qui est très centrée sur “moi-moi-moi”. On voit aussi des franges du mouvement charismatique faire table rase de tout, parce que « l’on doit retrouver cette normalité du miracle ». L’expérience surnaturelle a cessé d’être la confirmation de la vérité de l’Évangile. Elle est devenue la marque de notre identité chrétienne. J’ai choisi d’être chrétien et donc, je dois expérimenter ceci et cela pour accomplir mon identité de chrétien. En grossissant le trait, je dirais qu’on est passé d’une compréhension « scientiste » de l’expérience surnaturelle à une compréhension « existentialiste ».
  • Le pentecôtisme du début XXe parlait beaucoup d’expérience, mais comme moyen de connaître la vérité. Certes, il rejetait les constructions théologiques, mais le sujet de l’expérience restait malgré tout la vérité évangélique. Le charismatisme de la fin du XXe siècle parle toujours beaucoup d’expérience, mais comme moyen de se réaliser soi-même. La notion de vérité objective est toujours présente, mais on ne sait plus comment l’insérer dans notre système. Elle est là comme un garde-fou extérieur, pour nous aider à être notre « vrai nous-même ». Mais le centre de la démarche charismatique n’est plus la vérité évangélique : c’est le perfectionnement de soi. C’est pour cela qu’il y a une telle porosité entre la littérature « d’auto-aide » (self-help) et la littérature d’édification chrétienne.
  • Le charismatisme de la fin du XXe siècle est encore plus individualiste, au point où il ne sait parfois que faire de l’Église. On voit dans les franges se maintenir l’idée que l’Église en tant qu’institution est une erreur, et que nous devons vivre comme des électrons, tous à l’horizontale. Il faudrait, disent certains, que l’on se concentre sur le discipulat, individu par individu, sans tomber dans le péché de l’institutionnalisation ou de la communauté. Cela aussi est une marque du post-modernisme, qui n’aime pas les institutions et rejette la notion même de communauté.

Comprenons-nous bien : ce n’est pas la faute des méchants charismatiques scrogneugneu. C’est plutôt l’évolution naturelle de certains paramètres de nos sociétés qui font que l’Église, bâtie sur ces paramètres, dérive. Si nous en restons à « vilains charismatiques », c’est que nous n’avons rien compris. Ce qui m’intéresse, c’est comment vivre la vie évangélique. Au début du XXe siècle, beaucoup l’ont trouvée dans la démarche pentecôtiste. Dans le début du XXIe siècle, où la trouver ?

Pourquoi le confessionnalisme est pertinent au XXIe siècle

Commençons par comprendre quels sont les « besoins » de notre époque. Que faut-il au début du XXIe siècle pour guider vers la vérité ?

  • En phase avec le « cohérentisme »1, notre époque recherche la vérité dans la cohérence intellectuelle. Regardez comment fonctionne la démarche des philosophes anti-racistes : ils n’appellent pas tant aux faits qu’à l’expérience collective. Une proposition est acceptée comme vraie, non pas parce qu’elle est prouvée « scientifiquement » en faisant appel à des faits extérieurs, mais parce qu’elle est en cohérence avec d’autres idées qu’ils ont déjà. Nous devons rejeter le cohérentisme. Mais nous pouvons aussi comprendre que désormais, la clé de la pertinence se situe dans la cohérence dogmatique. Donc, nous ne devons pas avoir moins de théologie, mais davantage. Et elle doit être la plus structurée possible. Les distinctions des anti-racistes valent bien la subtilité des scolastiques médiévaux.
  • Une communauté est à présent définie par un corpus d’expériences communes. Je suis très frappé par l’importance démesurée que les philosophes anti-racistes (la crème du post-modernisme) accordent à la liturgie. Personne n’est davantage obsédé par la juste formule, le juste rituel, le bon geste fait au bon moment et la bonne cérémonie qu’un post-moderne. En réaction à cela, nous devons proposer, non pas l’abandon de la liturgie (comme le font les modernistes), mais au contraire une saine liturgie, consciente et assumée.
  • De même, nous assistons à une recherche intense d’enracinement et d’inscription historique, en réaction à l’intense rejet de tout héritage qui a caractérisé la génération de nos pères. Nous devons donc rétablir et rebâtir sur l’héritage de nos grands-pères, afin de pouvoir résister efficacement à toutes les réinterprétations foireuses et les histoires frelatées concernant notre héritage.
  • Puisque la vérité objective est ignorée, mais que la recherche d’identité est si intense, nous devons faire de la Vérité notre identité. Cela veut dire que nous devrions nous définir non pas en fonction d’une expérience, mais d’un corpus doctrinal fixe et précis, et qu’il soit normatif. Ainsi, il sera la base d’une identité collective et individuelle.

Vous me voyez venir : le confessionnalisme réformé est la réponse idéale au post-modernisme du XXIe siècle. Ce n’est pas un accident si les moins de 30 ans aujourd’hui sont beaucoup plus passionnés de (vieille) théologie que la génération qui les précède. Le post-modernisme qui nous a façonnés, nous a aussi préparés à cela, en mettant en nous la recherche de cohérence, de liturgie, de fondation historique et d’identité profonde.

  • En ce qui concerne la cohérence, l’orthodoxie réformée est une des œuvres intellectuelles les plus cohérentes et logiquement serrées qui soient. Cette grande harmonie fait que des jeunes qui fonctionnent selon le mode « cohérentiste » (= c’est vrai parce que c’est cohérent avec ce que je crois déjà) tombent tout cuit dans la doctrine biblique.
  • En ce qui concerne la liturgie, il est bon de se rappeler une des différences originelles entre Luther et Calvin. Luther recherchait surtout la restauration de la saine vie chrétienne, l’expérience de la liberté chrétienne permise par la grâce. Calvin ne rejetait pas cela, mais il était plus préoccupé par la réforme du culte chrétien, avec une plus grande emphase sur le rôle des images et la liturgie collective. Encore aujourd’hui, les réformés ont autant de ferveur que les catholiques traditionnalistes dès qu’il s’agit de liturgie. Un jeune post-moderne est inévitablement attiré par ces questions, car il vit dans un monde extrêmement liturgique.
  • En ce qui concerne les fondations historiques, l’orthodoxie réformée est catholique, c’est-à-dire qu’elle s’insère dans l’universalité de la foi chrétienne et met beaucoup d’insistance sur la continuité de la doctrine entre les pères anciens et aujourd’hui.
  • Pour ce qui concerne la Vérité comme source d’identité, je vais citer Philipp Benedict, le très bon auteur de Christ’s Church Purely Reformed, que je recommande fortement.

Cette foi [réformée] dynamique a inspiré des sacrifices extraordinaires et embrasé des croisades extraordinaires. En son cœur était la conviction que la sainte parole de Dieu a établi clairement la forme de l’adoration (worship) qu’il attend de ses enfants. Dieu n’abandonnera jamais ceux qu’il a créés, soutenus et à qui il a conféré le don de la vie éternelle. La gratitude qu’ils lui doivent en retour doit les inspirer à le servir de toutes leurs forces, de l’adorer selon la manière qu’il a décrétée et de rejeter toutes fausses dévotion et idolâtrie. De telles convictions ont déterminé des centaines à faire face à la mort des martyrs. Ils ont troublé de façon incessante l’ordre politique en allumant le rejet des rituels établis, la formation de nouvelles églises illégales, et la résistance aux innovations venues des princes dans le domaine du culte, de peur de porter atteinte à la pureté des ordonnances de Dieu.

BENEDICT, Philip, Christ’s church purely reformed. Social History of Calvinism, Yale University Press, 2002, p. xv-xvi

Au sein d’une époque obsédée par la doctrine et la liturgie, il nous faut une foi chrétienne centrée sur la doctrine et la liturgie. La foi réformée est telle.

Nous n’avons pas besoin d’autres miracles. Nous avons besoin de théologie et de liturgie.

Nous n’avons pas besoin d’un nouveau réveil. Nous avons besoin de la Réforme.


  1. Épistémologie post-moderne qui enseigne que la vérité se définit par la cohérence entre plusieurs autres propositions « vraies » selon le sujet, indépendamment des références extérieures[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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