Signes sacrés, sacrifices et sacrements
20 juillet 2020

Les Réformés ne célèbrent que deux sacrements, nous le savons. Mais la Bible parle-t-elle d’autres sacrements, ou de choses semblables ? Il ne faut pas, ici, penser aux cinq autres « sacrements » de l’Église Romaine (ceux de la pénitence, de la confirmation, du mariage, de l’ordination, et de l’extrême onction), qui, selon la compréhension réformée, ne sont pas des sacrements. Plutôt, pensons à l’Ancien Testament. Dans les écrits d’Augustin, nous trouvons la mention des « premiers sacrements qui étaient observés et célébrés d’après la loi, [qui] étaient des prophéties annonçant la venue du Christ ; le Christ les ayant accomplis par son avènement, ils ont disparu parce qu’ils étaient accomplis »1. Que sont ces « premiers sacrements » ?

Un autre Augustin, Augustin Marlorat, pionnier de la Réforme dans les régions d’expression française aux côtés de Pierre Viret, Guillaume Farel, Théodore de Bèze et Jean Calvin, publie en fin de vie un court traité sur les Signes sacrés, sacrifices et sacrements institués de Dieu depuis la création du monde2. Voici comment il entame son ouvrage :

Au temps préordonné de Dieu par son inscrutable et incompréhensible sagesse, après avoir créé l’homme à son image et semblance, afin de l’inciter à crainte et obéissance, lui donner aussi quelque exercice à vertu, pour reconnaître son Dieu, son Créateur, ont été ordonnés plusieurs signes, sacrifices et sacrements.

Premièrement, à notre premier père Adam, étant lui et ses successeurs hommes corporels, furent ordonnés de Dieu signes corporels pour mieux approuver son obéissance, à savoir des arbres3 plantés au milieu du verger et paradis terrestre. Ces arbres (encore qu’ils ne fussent d’autre qualité que les autres plantes) toutefois étant dédiés et consacrés de Dieu pour servir de sacrements, c’est-à-dire de signes sacrés, leur qualité était lors dédiée et sacrée pour servir comme de sceau, pour témoignage et approbation de la divine volonté envers l’homme. Car l’infinie bonté de Dieu, voulant faire reconnaître l’association, confédération et alliance contractée avec l’homme sa créature créée à sa semblance, lui a de temps en temps ordonné des signes extérieurs et corporels, que l’homme pouvait voir et contempler de ses yeux corporels, pour lui servir d’assurance, et de gage de la divine alliance.

Ainsi furent ordonnés à notre premier et commun père, arbres et fruits corporels, à lui délaissés et baillés en garde, sans les dissiper, manger, ni consommer sur peine de mort éternelle. Il faut donc croire que les arbres et fruits n’étaient pas signes ou sacrements vains, comme une simple peinture ; mais, puisque d’eux la vie ou la mort dépendait, ils contenaient les signes et la chose signifiée, en quoi consistait la connaissance et la sagesse, de craindre Dieu et de lui obéir4. C’est pourquoi ils étaient appelés fruits de la connaissance du bien et du mal, et arbres de vie, parce que gardant ces fruits sacrés, en obéissant à Dieu, était promise vie éternelle ; au contraire, en abusant des sacrements, en contrevenant à la volonté de Dieu déclarée par signes extérieurs, était acquise mort et damnation éternelle.

Augustin Marlorat (1509–1562)

En Genèse 2, nous apprenons que Dieu « fit pousser du sol des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (v. 9). C’est de ces deux arbres spéciaux dont écrit le réformateur. Le second, celui de la connaissance du bien et du mal, est le sujet d’un commandement divin. Dieu interdit à l’homme d’en manger les fruits, sous peine de mourir (v. 17). Si cet arbre-là est mal réputé, puisque c’est à lui “que se rattachent notre péché et la chute qui nous ont livrés à la colère de Dieu et à la mort”5, selon Martin Luther, cet arbre n’avait rien de mauvais en soi. Le réformateur allemand dit même :

Dans les églises, nous avons aujourd’hui l’autel pour la communion eucharistique, nous avons des ambons ou des chaires pour enseigner le peuple. On fait tout cela parce qu’il fallait, mais aussi avec le souci de la solennité attachée au culte. Mais l’église, l’autel et l’ambon d’Adam n’étaient autres que cet arbre de la connaissance du bien et du mal : c’est là qu’il devait rendre à Dieu l’obéissance due, c’est là qu’il devait reconnaître la Parole et la volonté de Dieu et lui rendre grâces. Bien plus, c’est tourné vers cet arbre qu’il devait invoquer Dieu contre la tentation.

LUTHER, Martin, Œuvres. Tome XVII : Commentaire du livre de la Genèse (chapitres 1 à 11), trad. René-H. Esnault, Genève : Labor et Fides, 1975, p. 99.

Selon Marlorat, ces arbres entrent dans la catégorie du sacrement. En effet, voici comment Jean Calvin définit avec élégance et simplicité ce qu’est un sacrement :

[Un] sacrement est un signe extérieur, par lequel Dieu scelle en nos consciences les promesses de sa bonne volonté envers nous, pour fortifier la faiblesse de notre foi, et par lequel, à notre tour, nous rendons témoignage tant devant Lui et les anges que devant les hommes, que nous le tenons pour notre Dieu.

IRC, IV, XIV, 1.

En d’autres termes, un sacrement est un signe sensible signifiant la grâce de Dieu, ordonné par Dieu et pour le salut de l’homme en tant que pèlerin6. Il est particulièrement adéquat, car étant « la forme visible d’une grâce invisible » (Lombard), le sacrement est institué pour engendrer connaissance et désir dans le pèlerin7.

Les deux arbres sont des signes extérieurs. Par eux, l’homme se rappelle de la bonne volonté de son Créateur. En obéissant le commandement divin de ne pas manger les fruits de l’arbre défendu, l’homme déclare à la fois l’autorité paternelle et royale de Dieu, et le respect filial et servile qui lui est dû. En somme, tels le Baptême et la Cène, les arbres d’Eden incitent à l’obéissance et offrent assurance. L’Arbre de vie — que Marlorat nomme le sacrement de la vie éternelle (sacramentum vitae sempiternae)8, suivant Bède le Vénérable9 — pointe vers le Christ, auquel le chrétien est enté (Rm 11:19, 23-24), en lequel le chrétien a « la vie, le mouvement, et l’être » (Ac 17:28), et par lequel les nations seront bénies (Ap 22:2)10.

Le sacrement de l’Arbre de la vie est institué de Dieu à l’occasion de l’alliance de la création (aussi appelée l’alliance des œuvres). Adam est créé avec la capacité de rendre à Dieu obédience complète, le qualifiant pour entrer dans une alliance particulière. Dieu promet, tant qu’Adam obéit, le droit (et non la récompense !) à la vie éternelle11. Comme le relève Michael Horton dans son introduction à la théologie alliancielle, « la création elle-même est un cadeau, mais l’entrée dans le repos sabbatique de l’Éternel est promise contre l’obédience loyale »12. Dans le but de mieux « approuver » l’obéissance d’Adam, Dieu ordonne ce signe corporel « pour servir comme de sceau, pour témoignage et approbation de la divine volonté envers l’homme » (Marlorat) ; ou comme le formule Herman Witsius, pour à la fois confirmer la certitude des promesses et rappeler l’homme de son devoir quant à l’alliance13.

Ce sacrement de l’Arbre de vie témoigne de la gracieuse condescendance de Dieu. L’homme n’est pas qu’instruit et exhorté par oracles. L’Éternel pourvoit l’Arbre afin que l’homme voie et contemple souvent — voire même quotidiennement — la promesse de la plus grande bénédiction céleste14. Nous pouvons parler de condescendance — dans le sens initial du mot qui ne contient aucune connotation de mépris —, car il est véritablement question d’un abaissement aux capacités limitées de l’homme. Ce que nous voyons avec nos yeux pénètre plus profondément dans notre âme et nous affecte plus durablement, que ce que nous entendons par nos oreilles. Bien que la Parole de Dieu est d’autorité suprême, lorsque Dieu y ajoute des signes sacrés et des sacrements, notre foi se trouve doublement fondée15.

Nous le savons — voire même nous le sentons chaque jour ! —, Adam n’a pas fourni l’obéissance complète requise pour rendre cette alliance de la création pérenne. Pourtant, Dieu a continué à instituer des sacrements pour le bénéfice de l’homme. Marlorat poursuit :

Pour autres exercices de l’homme envers Dieu, afin de le révérer, honorer et adorer, plusieurs et divers sacrifices furent célébrés, voire [même] avant la Loi écrite par Moïse. Et combien que Dieu tout-puissant Créateur du ciel et de la terre, n’ait besoin des œuvres humaines (Ps 50), qu’il ne soit nourri du sang des bêtes, ni des fruits terrestres, toutefois il a toujours désiré attirer l’homme à lui en crainte et obéissance par signes, sacrifices et sacrements ; de sorte que le sacrifice des agneaux immolés par Abel, a été agréable à Dieu (Gn 4 ; Hé 11 ; Gn 6-8). Noé semblablement après les inondations des eaux passées, en signe de reconnaissance et obéissance envers Dieu, érigea un autel, offrit et immola victimes des ouailles sans macule, et des oiseaux, dont il fit sacrifice agréable à Dieu. Par ces exemples [il] est facile de reconnaitre les signes, sacrements et sacrifices n’avoir commencé du temps de Moïse ; mais dès le commencement du monde, l’innocent et juste Agneau (Ap 13) représenté par le sacrifice d’Abel, [est] figure de Jésus-Christ.

Les signes sacrés, sacrifices et sacrements de l’Ancien Testament sont nombreux :

  • L’agneau sacrifié par Abel (Ap 13) ;
  • L’arc-en-ciel de Noé (Gn 9) ;
  • La circoncision de l’alliance abrahamique (Gn 17) ;
  • L’agneau immaculé de la Pâque (Ex 12) ;
  • La division de la mer rouge (1 Cor 10 ; Tt 3) ;
  • La nuée et la colonne flamboyante (Ex 13) ;
  • La manne (Ex 16 ; 1 Cor 10 ; Jn 6) ;
  • L’eau de la pierre d’Horeb (Ex 17 ; Nb 20 ; 1 Cor 10 ; Jn 19) ;
  • L’arche de l’alliance (Ex 25-28) ;
  • Les sacrifices de la Loi mosaïque (comme signes, figures et ombres du sacrifice consommé par Jésus-Christ) ;
  • Le Tabernacle ;
  • Le Temple.

L’argument majeur de Marlorat, dans la suite de son ouvrage, est le suivant : le respect des sacrements plaît à Dieu et a pour fruit la bénédiction de son peuple. Au contraire, l’abus — ou la négligence — des sacrements est source de malédiction. Adam ne respecte pas le commandement de Dieu quant aux arbres sacrés ; il est puni, chassé du jardin et privé des bienfaits de l’Arbre de vie. Les fils d’Aaron offrent un feu étrange dans le Tabernacle, contrairement au commandement de Dieu, et ils sont immédiatement consumés ; les Israélites méprisent la manne céleste ; la liste est longue. Chacun de ces évènements constitue un abus d’un signe sacré, d’un sacrifice ou d’un sacrement, institué par Dieu. Le mot central ici est l’institution de Dieu. Son comportement, ainsi que ses pensées, doivent être en adéquation avec la volonté de Dieu, pour que l’homme puisse honorer Dieu et bénéficier de lui par les sacrements. C’est expressément ce que Paul écrit dans la première épître aux Corinthiens :

Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. C’est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur indignement, sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur. Que chacun donc s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange du pain et boive de la coupe ; car celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur, mange et boit un jugement contre lui-même.

1 Co 11:26-29

Ainsi, en mangeant le fruit défendu, Adam mangea « un jugement contre lui-même ». Son péché de désobéissance et d’hybris est aussi un péché d’abus de sacrement.

Lambert de Saint-Omer, Liber floridus (1120), Gent, Universiteitsbibliotheek, Ms. 92, f. 52r.

Illustration de couverture : Anonyme, Le Jardin de Paradis, peinture sur bois, vers 1410-1420 ; Francfort, musée Städel.


  1. AUGUSTIN, Contre Fauste, XIX.13.[]
  2. ENGAMMARE, Max, « Un pamphlet calviniste de 1561, best-seller, restitué à son auteur (de Théodore de Bèze à Augustin Marlorat) », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LXX, 2 (2008), pp. 377-409.[]
  3. L’arbre de vie, Gn 2:3.[]
  4. Pr 1:2-3.[]
  5. LUTHER, Martin, Œuvres. Tome XVII : Commentaire du livre de la Genèse (chapitres 1 à 11), trad. René-H. Esnault, Genève : Labor et Fides, 1975, p. 99.[]
  6. SCOT, Jean Duns, Ordinatio, 4.2.1.1.C[]
  7. SCOT, Jean Duns, Ordinatio, 4.2.2.1.A[]
  8. MARLORAT, Augustin, Genesis cum catholica expositione ecclesiastica, Genève : Henri II Estienne, 1562, p. 40[]
  9. BÈDE LE VÉNÉRABLE, On Genesis, KENDALL, Calvin B. (trad.), Liverpool : Liverpool University Press, 2008, p. 112.[]
  10. Au milieu de la place de la ville et sur les deux bords du fleuve, il y avait un arbre de vie, produisant douze fois des fruits, rendant son fruit chaque mois, et dont les feuilles servaient à la guérison des nations[]
  11. VOS, Geerhardus, Biblical Theology. Old and New Testaments, Édinbourg : Banner of Truth, 2017, p. 28[]
  12. HORTON, Michael, Introducing Covenant Theology, Grand Rapids : Baker Books, 2009, p. 89.[]
  13. WITSIUS, Herman, The Economy of the Covenants, vol. 1, Grand Rapids : RHB, 2010, pp. 104-5.[]
  14. Ibid.[]
  15. Id.[]

Josué Isaac

Sauvé, mari, père, historien et passionné de théologie.

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