Si Jésus est féministe, alors vous êtes antisémite
17 août 2020

Dans Searching the Scriptures, volume 1, on trouve un chapitre écrit par Judith Plaskow, théologienne féministe juive, qui aborde le problème de l’antisémitisme dans les interprétations féministes de Jésus. En effet, dès les premières interprétations proprement féministes initiées par Elisabeth Cady Stanton, la défense était toute trouvée. En résumé : « Le christianisme est féministe, le sexisme c’est la faute des Juifs. » Considérant que le sexisme est la racine de tous les maux, cela revient à accuser les Juifs d’être responsables des viols, des génocides et de l’impérialisme pratiqué par les Européens.

Or, présenter l’attitude positive des femmes en contraste du judaïsme mysogine de cette époque est un grand classique pour défendre la compatibilité entre christianisme et féminisme. Je vous renvoie vers « L’attitude de Jésus envers les femmes » paru dans Adventiste Magazine pour un exemple évangélique contemporain.

Alors… du coup, l’oppression des femmes, c’est la faute des Juifs ?

Nous allons déballer un peu le raisonnement de Judith Plaskow.

La méthode anti-juive

 [Katharina] Von Kellenbach suggère que « trois règles de formation du mythe anti-juif définissent la représentation chrétienne du judaïsme » : (1) La règle de l’antithèse met en place une opposition dualiste et identifie le judaïsme au côté négatif, et le christianisme avec le côté positif. L’opposition de la lettre contre l’esprit, les œuvres contre la foi, et le particularisme contre l’universalisme sont profondément ancrées dans le langage chrétien, et reste fondamentale dans les écrits et les prêches chrétiens au sujet du judaïsme, y compris parmi les spécialistes du Nouveau Testament.

PLASKOW, Judith, « Anti-Judaism in Feminist Christian Interpretation », in Searching the Scriptures, vol.1, Londres : SCM Press, 1994, vol. 1, p. 119.

Or c’est ainsi que fonctionne la défense classique de la compatibilité entre christianisme et féminisme, quand on aborde la figure de Jésus.

L’idée que « Jésus était un féministe » — une idée proposée en premier par Leonard Swidler1 et ensuite reprise par de nombreux interprètes féministes — ne peut être défendue avec efficacité que sur la base d’une vision négative du judaïsme. Il en est ainsi parce que, bien qu’il n’y ait aucune parole sexiste attribuée à Jésus, qu’il y ait des femmes parmi ses disciples, qu’il ait fait appel à l’expérience des femmes dans certaines de ses paraboles, le Nouveau Testament ne fournit aucune preuve que Jésus était un champion du droit des femmes au sens contemporain. Il n’est jamais représenté comme défendant les prérogatives des femmes, demandant des changements dans des lois discriminatoires précises, ou débattant avec les pharisiens au sujet du genre. L’argument de « Jésus était un féministe » — plutôt qu’un simple homme juif qui traitait les femmes comme des personnes — repose sur « la règle de l’antithèse » lorsqu’on fait le contraste entre son comportement et son arrière-plan juif supposé. En effet, Swidler dit assez clairement qu’« il y a deux facteurs qui amènent à ce résultat négatif [c’est-à-dire le fait que Jésus ne traite pas les femmes comme des « objets inférieurs »] : le statut des femmes en Palestine à l’époque de Jésus, et la nature des évangiles.

Op. cit., p. 120.

Les femmes n’étaient pas si opprimées que ça du temps de Jésus

Jusqu’ici c’était une ironie rhétorique amusante. Mais le chapitre ne s’arrête pas là, et montre qu’en fait les femmes n’étaient pas si opprimées que ça du temps de Jésus. Cela veut dire que l’attitude positive de Jésus n’est pas tant « féministe » que normale pour son temps. Et vu que cette époque n’était pas touchée par les lumières de la “libération” des femmes, ce silence est « problématique ». Voire même suspect pour les féministes.

Il y a plusieurs problèmes avec cette approche globale du judaïsme du temps de Jésus, et particulièrement avec l’exemple du divorce :

1. Avant tout, cette approche suppose que la littérature rabbinique est le produit de l’époque de Jésus, alors qu’en fait les rabbins n’ont pris le pouvoir qu’après la destruction du Temple en 70, et que la Mishnah et le Talmud ont été écrit des siècles après la mort de Jésus (200 et 500 respectivement).

2. Ensuite, cette approche choisit dans les textes rabbiniques justement ce qui soutient la particularité de Jésus, en négligeant à la fois les paroles positives et les décisions juridiques qui cherchent à protéger le droit des femmes. Ainsi en présentant la position des femmes dans le mariage juif, les féministes chrétiens ne discutent jamais du commandement de l’onah — une loi qui protège les droits sexuels de la femme dans le mariage en définissant le devoir conjugual qu’un mari doit à sa femme. En discutant du divorce, ils assument que les attitudes rabbiniques sont normatives mais ne mentionnent pas la ketubah, ou contrat de mariage, une innovation rabbinique importante qui cherche à protéger les femmes des divorces hâtifs.

3. Ensuite, les déclarations et les actes d’un prêcheur itinérant sont comparés avec la littérature prescriptive élaborée dans l’atmosphère renfermée d’académies rabbiniques. On assume simplement que cette littérature correspond à la réalité totale des vies des femmes juives, alors que nous avons bien des preuves que ce n’est pas le cas.

4. Une partie de ces preuves vient du Nouveau Testament lui-même. Mais pour appliquer la « règle de l’antithèse », les attitudes de Jésus à l’égard des femmes sont vue comme des preuves de sa différence avec « son arrière-plan juif » plutôt que des preuves des pratiques et attitudes juives.

Op. cit., pp. 121-122.

On remarquera par exemple que personne n’est scandalisé par l’enseignement de Jésus en Marc 10:11-12 : « Celui qui répudie sa femme et qui en épouse une autre, commet un adultère à son égard et si une femme quitte son mari et en épouse un autre, elle commet un adultère. » Dans les autres synoptiques, les seules remarques qui lui sont faites sont pratiques et non doctrinales. Autrement dit : les disciples ne reprochent pas à Jésus que son enseignement soit hétérodoxe, ou contre-culturel, ou contre la tradition des pères. Ils disent simplement que c’est humainement très difficile de supporter son conjoint, ce qui est une expérience qui n’est pas du tout spécifique aux Juifs du Ier siècle.

De même, lorsque Paul dit : « que la femme ne se sépare point de son mari, et que le mari ne répudie pas sa femme » (1 Corinthiens 7:10-11), Paul n’est pas en train « d’introduire de l’égalité » dans le mariage juif : il y a un passage très semblable dans Genesis Rabba. C’est en fait un morceau de la tradition juive.

Ce n’est pas à cause des préjugés de sa culture que Paul interdisait à la femme d’enseigner

Les passages où Paul interdit à la femme d’enseigner sont connus comme le loup blanc. Classiquement, les égalitariens réconcilient ces passages avec leur perspective en «contextualisant» les passages. C’est ainsi que N.T Wright explique que lorsque Paul dit à la femme de «faire silence», c’est parce que les femmes de cette époque n’étant pas bien enseignées, elles ne pouvaient se retenir de demander immédiatement ce que voulait dire l’orateur, et Paul leur demande donc d’attendre d’être à la maison pour poser leurs questions à leurs maris. Rien à voir à avec une interdiction générale de parler dans l’Eglise donc, juste un conseil de gestion d’auditoire, parfaitement obsolète pour aujourd’hui. Commençons par faire remarquer que cette charitable défense fait étrangler les féministes, car cela revient à «blâmer la victime»: Oui c’est vrai que le commandement est un petit peu choquant, mais vous comprenez c’est parce que les femmes sont des pipelettes…

De même, les interdictions claires qui empêchent une femme d’enseigner sont mises sur le compte du contexte culturel d’Ephèse: ce contexte étant obsolète, l’interdiction le devient aussi. Pour une réponse exégétique, je vous renvoie vers cet article sur le Bon Combat. Je vais ici donner un autre argument, qui est tiré des historiennes féministes. C’est le suivant: N.T Wright et les autres égalitariens ont tort de mentionner le contexte culturel du 1er siècle, parce que la culture juive et chrétienne du 1er siècle admettait, au moins marginalement, l’existence de femmes enseignantes et dirigeantes d’assemblées. Autrement dit, quand Paul dit “j’interdis à la femme d’enseigner”, il s’oppose délibérément et consciemment à cette pratique. S’il était secrètement féministe ou en faveur de l’enseignement féminin, il lui aurait suffi de louer cet autre exemple de son époque, ce qu’il n’a pas fait. Donc son interdiction n’est pas obsolète, mais universelle.

L’argument du “Jésus-était-un-féministe” maintient que les femmes ne jouaient aucun rôle dans les anciennes synagogues, en contraste avec la participation des femmes dans le mouvement de Jésus. Mais des inscriptions issues des synagogues de la diaspora mentionnent des femmes comme anciennes, dirigeantes et présidentes de synagogues, ce qui suggère que des femmes ont pu jouer un rôle liturgique ou administratif dans les synagogues du temps de Jésus. Ces preuves scripturales sont particulièrement significatives quand on les combines avec l’absence de preuve archéologiques quant à l’existence d’espaces séparés pour les femmes dans les synagogues de cette période.

Op. cité, p126

Et elle renvoie vers le travail de Bernadette J. Brooten, mentionné en bibliographie ci-dessous.

Conclusion

L’attitude « positive » de Jésus envers les femmes ne peut pas être invoquée en faveur d’une vision « féministe » des femmes :

  1. Parce qu’elle est basée sur une « légende noire » d’un judaïsme misogyne, qui est implicitement une attaque antisémite.
  2. Parce qu’en réalité la société juive de Jésus n’était pas si misogyne que cela. En conséquence le silence de Jésus sur la condition de la femme n’est pas un blanc-seing donné au féminisme. Il est au contraire une preuve de son conservatisme quant à leur condition.

De même, quand Paul dit: “je ne permets pas à une femme d’enseigner”, ce n’est pas à cause de son contexte culturel. Au contraire, il existait des femmes enseignantes à son époque. Son interdiction est délibérée et contre-culturelle, universelle.

Bibliographie

Plaskow, Judith, « Anti-Judaism in Feminist Christian Interpretation », dans Searching the Scriptures vol.1, London : SCM Press, 1994, vol. 1, pp. 117-130.

Bernadette Brooten, Women Leaders in the Ancient Synagogue: Inscriptional Evidence and Background Issues (Brown Judaic Studies 36; Chico, CA: Scholars Press, 1982); Brooten, “Early Christian Women;’ 89.

  1. Théologien catholique engagé dans l’œcuménisme.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

4 Commentaires

  1. pH

    Merci pour cet article, Etienne.
    Néanmoins un point me chiffonne en particulier dans votre dernière partie : le glissement du “contre-culturel” à l’universel dans l’argumentation paulinienne.
    Si LBC et vous-même répondez à juste titre que Paul pose universellement que la femme n’est pas permis d’enseigner aux hommes, vous omettez d’examiner les justifications culturelles de cet enseignement. Pour les défenseurs de l’argument culturel, il ne s’agit pas tant de savoir si Paul énonce un enseignement hic et nunc voué à devenir obsolète que de déterminer si l’argument est erroné du fait de nouvelles interprétations des Ecritures (notamment concernant la Genèse, qui est rappelée par Paul).
    En d’autres termes, l’interdiction universelle de Paul devient quand même obsolète en considérant que l’Esprit, s’il inspire Paul, ne l’extirpe pas de sa pensée : celle où la femme est secondaire à l’homme dans l’ordre créationnel.

    Notez que je ne cherche pas à défendre cette position, mais juste à relever que votre conclusion semble hâtive

    Réponse
    • Etienne Omnès

      Effectivement, cette conclusion présuppose la validité de l’argument créationnel utilisé par Paul, et sa conclusion universalisante. Il se trouve simplement que j’en suis très convaincu, d’où mon raccourci^^

      Réponse
  2. Aurore

    Merci pour ce titre racoleur.

    Dire que Jésus ou Paul étaient (ou non) féministes est tout aussi anachronique que de dire que Jésus était communiste ou Paul abolitionniste. Ces mots caractérisent des idées absentent il y a 2000 ans. Les propos de ton articles sont très intéressants, surtout concernant cette dichotomie (antisémite pourquoi pas) que l’on fait souvent entre le judaïsme du premier siècle et le christianisme/l’enseignement de Jésus. Cette dichotomie se retrouve sur d’autres sujets il me semble (le supposé légalisme des juifs vs la grâce du christianisme par exemple ?). Néanmoins, à trop vouloir appuyer ta position conservatrice, tu nous livres une conclusion rapide et erronée selon moi.

    Je te cite :
    « Parce qu’en réalité la société juive de Jésus n’était pas si misogyne que cela. En conséquence le silence de Jésus sur la condition de la femme n’est pas un blanc-seing donné au féminisme. Il est au contraire une preuve de son conservatisme quant à leur condition. »

    Tout d’abord ta phrase “pas si misogyne que cela” ou encore “les femmes n’étaient pas si opprimés que ça du temps de Jésus” pour le coup me fait m’étrangler (pour reprendre ton expression). Je serai curieuse de savoir comment tu juges si une société est misogyne ou pas ? A partir de quel niveau d’oppression considère-tu que les femmes sont opprimées ou non? Dans la citation de Judith Plaskow que tu inclus dans ton article, il est question des lois censées protéger les femmes dans le mariage et le divorce (d’ailleurs je ne vois pas bien en quoi une loi sur le devoir conjugal du mari envers sa femme protégerait les femmes?). Cette citation n’est pas suffisante pour dire que la société n’était pas si “misogyne que cela”. Dire qu’une société il y a 2000 ans n’oppressaient pas les femmes, est naïf voir malhonnête surtout quand on sait que le judaïsme de l’époque était basé sur les textes de la Torah.

    Ensuite, ta conclusion : ” le silence de Jésus sur la condition de la femme n’est pas un blanc-seing donné au féminisme. Il est au contraire une preuve de son conservatisme quant à leur condition.”

    Le fait que Jésus n’ait pas milité pour la libération (je ne mets pas de guillemet contrairement à toi) des femmes ne surprendra que ceux qui utilisent le mot de féminisme pour caractériser Jésus ou Paul. Jésus n’a pas non plus parlé explicitement de la lutte contre le racisme ou de la lutte des classes, peut être est-il contre ces combats aussi ? Ou alors peut être que son enseignement général sur le Père et le prochain englobent tous ces sujets? Examiner tous les propos de Jésus (ou l’absence de ces propos) sur les femmes pour en déduire s’il était féministes ou non pose le même problème méthodologique que de prendre les propos de Paul sur l’enseignement des femmes hors contexte pour l’appliquer 2000 ans plus tard à toutes les églises de manière universelle : c’est oublier la vision et la mission du Christ (et de Paul) pour son Église et pour le monde.

    Pour ma part, je tirerais une autre conclusion que toi sur les personnes féministe ou non qui louent l”attitude favorable de Jésus envers les femmes. Son attitude nous interroge car il y a un décalage avec ces pasteurs et chefs religieux chrétiens qui traitent les chrétiennes comme des croyants de seconde zone. Que Jésus ait eu une meilleur attitude envers les femmes ou non que ses contemporains n’est peut être pas plus important. Qu’il ait eu une meilleur attitude envers les femmes que les chrétiens d’aujourd’hui, oui cela devrait nous interroger sérieusement.

    Réponse
    • Etienne Omnès

      Bonjour et merci pour cette réponse détaillée,

      Oui cette distinction est intéressante, et mérite d’être étudiée de près, car c’est effectivement un schéma courant de la pensée chrétienne.

      En fait, l’argument du “Jésus est féministe” n’est pas de moi (on s’en doutera) ni des féministes dignes de ce nom (on les comprends) mais des égalitariens, c’est à dire des chrétiens qui défendent la pleine autorité des écritures et l’inclusion des femmes dans l’office pastoral. L’argument classique depuis les années 60 est que Jésus est en accord avec la libération des femmes, puisqu’il a respecté les femmes dans une société qu’on décrit vite comme talibane (par exemple, en citant des prières rabbiniques du genre: “je te remercie Seigneur de ce que je ne sois pas né païen, chien, ou femme”).

      Or, Judith Plaskow fait remarquer que la réalité est plus nuancée que cela, et que tout compte fait, Jésus est plutôt “dans la norme” de son époque. La norme haute à la limite, mais son traitement des femmes n’a rien d’extraordinaire. Dans la communauté juive d’Elephantine, on était bien plus avancé dans l’égalité des sexes… Donc par rapport à notre société, il est évident que la société juive du 1er siècle n’est pas dans la même catégorie. Mais par rapport à *l’image que l’on se fait de la société juive du premier siècle* en fait, elle n’est pas si talibane. Elle est plutôt dans la norme de son époque avec une hiérarchie lourde, mais des étincelles de liberté à l’intérieur du système.

      Ca ne change rien pour les purs conservateurs. Ca n’est pas suffisant pour les vraies féministes. Mais pour les égalitariens (qui sont la vraie cible de l’article) c’est un gros problème.

      Quant à l’idée de libération politique commencée par Jésus, je suis plutôt sceptique sur le sujet, mais j’ai déjà écrit à ce sujet ici: https://parlafoi.fr/2020/08/28/les-racines-marxistes-du-mouvement-redemptif/

      Enfin, quant à Jésus qui aurait eu un meilleur comportement envers les femmes que les chrétien d’aujourd’hui… lorsqu’il a choisi ses douzes apôtres, nous remarquerons qu’il y a exactement zéro parité^^

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