Les égalitariens sont des féministes libéraux
21 août 2020

Dans le débat autour du pastorat féminin, il est généralement admis que nous sommes entre gens qui prennent l’autorité des Écritures au sérieux. Et c’est ce que revendiquent Ronald Pierce et Rebecca Groothuis, éditeurs de Discovering Biblical Equality :

L’égalitarianisme biblique (en opposition avec toute forme de féminisme séculier ou païen) est basé sur la Bible et centré sur le Royaume. Il ne base pas ses argument sur des mouvements politiques séculiers ou une négation théologiquement libérale de la vérité biblique pleine et objective et universelle. De plus, les égalitariens bibliques appliquent la méthode basique de l’interprétation historico-grammaticale et les meilleurs principes théologiques pour leur tâche. Ils ne font pas appel à “l’expérience des femmes” comme source normative ; ils ne se sentent pas libres de diminuer ou ignorer un quelconque aspect des Écritures, puisque toutes sont également inspirées par Dieu et profitables pour la vie (2 Tim 3:15-17). L’égalité biblique, tout en étant soucieuse des fausses limites et des stéréotypes qui ont entravé les femmes, n’est pas “centrée sur la femme”, mais centrée sur Dieu et soucieuse de la libération biblique des hommes aussi bien que des femmes pour la cause de Christ.

Groothuis et Pierce, « Introduction », in Groothuis, Rachel et Pierce, Ronald (dir.), Discovering Biblical Equality, IVP Academic, 2012, p. 14.

Discovering Biblical Equality est un livre collectif qui est le pendant de Recovering Biblical Manhood and Womanhood édité par Piper et Grudem. Il rassemble le meilleur des défenseurs de l’égalitarianisme. Les chapitres exégétiques sont par ailleurs écrits par des exégètes reconnus et fiables : Gordon Fee, Craig Keener…

Or, nous allons voir dans cet article que :

  • La démarche égalitarienne est reconnue par les féministes libérales comme faisant pleinement partie de la théologie féministe.
  • L’éditeur de cet ouvrage — Ronald W Pierce — utilise l’interprétation libérale de Phyllis Trible dans son traitement égalitarien de la loi mosaïque.
  • Que leur “souci de libération” est dangereusement proche du féminisme libérationniste d’Elisabeth Fiorenza et autres.

Autrement dit : la distinction entre égalitariens et féministes séculiers est de raison pure.

Les 5 voies de la théologie féministe libérale

Phyllis Trible est une théologienne féministe libérale diplômée de l’Union / Columbia University et qui a enseigné notamment à l’Union University. Elle est l’auteure de plusieurs livres qui font référence dans le milieu.


Phyllis Trible (1932-)

Il est plus prudent de s’en remettre à la classification des herméneutiques féministes (libérales) de Carolyn Osiek1, telle que Claudia V. Camp la restitue dans Searching the Scriptures (vol. 1) :

Les cinq voies [pour une femme chrétienne de répondre et de s’ajuster au patriarcat de l’Église et de la Bible] qu’elle identifie sont : le rejectionnisme, le loyalisme, le révisionnisme, le sublimationnisme, et le libérationnisme.

1. Certaines féministes, d’Elizabeth Cady Stanton à Mary Daly, ont choisi le modèle rejectionniste, considérant que non seulement la Bible elle-même, mais aussi l’ensemble du judaïsme et du christianisme, sont si corrompus par le Patriarcat qu’ils sont insauvables. 

2. À l’exact opposé de cette démarche, on trouve le mode loyaliste. La définition d’Osiek est à la fois importante et subtile. En définissant les loyalistes comme des féministes, elle ne fait pas référence aux femmes qui acceptent purement et simplement le commandement biblique de la soumission des femmes et leur infériorité. Bien qu’elles varient dans leur argumentation, les loyalistes féministes affirment à la fois que la Bible est réellement une révélation divine, la Parole de Dieu, et que Dieu veut que les hommes et les femmes vivent “dans le vrai bonheur et un respect mutuel”

3. Le troisième modèle, l’herméneutique révisionniste, représente un compromis entre les deux premiers, affirme que “le moule patriarcal dans lequel la tradition judéo-chrétienne a été façonnée est historique, mais il n’est pas théologiquement déterminé”. Cette approche cherche à réformer de l’intérieur en recherchant dans la Bible des modèles positifs pour les femmes et en dépatriarcalisant les interprétations des textes. Phyllis Trible est un exemple classique de cette approche.

4. L’herméneutique sublimationniste pose une distinction essentielle entre masculin et féminin. Plutôt que de dénigrer le féminin, comme le ferait une interprétation andro-centrée, elle exalte les traits féminins comme égaux ou supérieurs aux traits masculins. Cette approche se concentre sur le monde des symboles, et n’est pas courante chez les spécialistes bibliques : même les exégètes féministes maintiennent habituellement une forme d’allégeance à leur formation textuelle et historique. 

5. Le féminisme libérationniste définit le salut comme la libération dans ce monde. Elle adopte délibérément une position militante, utilisant la lutte des femmes contre l’oppression comme une clé herméneutique, et visant ainsi à “la transformation de l’ordre social”.

Camp, Claudia V., « Feminist Theological Hermeneutics: Canon and Christian Identity » in Schüssler Fiorenza, Elisabeth (dir.), Searching the Scriptures Volume 1: A Feminist Introduction, Londres : SCM Press, 1994, vol. 1, p. 156.


À gauche: Claudia V. Camp, professeur de Religion à Texas Christian University.
À droite: Carolyn Osiek, professeur à Brite Divinity School, a enseigné 26 ans au Catholic Theological Union de Chicago.

Première remarque : les égalitariens ne veulent pas être associés aux féministes, mais les féministes les considèrent comme les leurs. La définition des “loyalistes” est suffisamment précise pour qu’on reconnaisse la citation en ouverture de l’article.

L’interprétation révisionniste de la Loi par Ronald Pierce

Parmi les cinq écoles d’interprétation féministes, nous avons vu que Carolyn Osiek mentionne l’approche révisionniste de Phyllis Trible. Or, nous allons le voir, c’est l’approche de Ronald W. Pierce, éditeur et contributeur de Discovering Biblical Equality.

Dans la partie 2, Discovering Biblical Equality rassemble différents commentaires égalitariens des passages bibliques, certains spécifiques et d’autres plus généraux. Dans le chapitre 5 de ce livre, Ronald Pierce traite de la loi de Moïse, en apparence patriarcale. Après un traitement convenable (et j’étais surpris d’être souvent d’accord avec lui), il résume sa démarche ainsi:

On a soutenu que l’intention de la Torah n’était “ni de créer, ni de perpétuer le patriarcat”. Au contraire, elle va jusqu’à discipliner l’homme et garder la femme. De plus, les lois familiales ont une attitude relativement progressiste et protectrice à l’égard du statut légal de la femme, montrant un souci de limiter la domination masculine. Les critiques peuvent juger que le succès de la loi dans le renversement des “schémas patrilinéaires et patriarcaux” de la société hébraïque sont “trop petits et pas du tout suffisants”. Mais pour les femmes de l’époque, ils étaient a minima bénéfiques. Cela signifiait la différence entre une société ordonnée et l’anarchie chaotique de la domination masculine sans frein.

Pierce, Ronald W., Chapter 5, « From Old Testament Law to New Testament Gospel », in Groothuis, Rachel et Pierce, Ronald (dir.), Discovering Biblical Equality, IVP Academic, 2012, p. 105.
Ronald Pierce, diplômé du Fuller Theological Seminary et enseignant à Talbot School of Theology.

En note de bas de page, il mentionne la source de la citation « ni de créer, ni de perpétuer le patriarcat» : Phyllis Trible. 

Ce n’est pas la simple mention d’un nom en passant. Voici ce que Phillys Trible disait de sa propre démarche:

En tant que critique de la culture et de la foi à la lumière de la misogynie, le féminisme est un mouvement prophétique qui examine le statu quo, prononce son jugement et appelle à la repentance. Cette herméneutique utilise l’Écriture de diverses façons. Une des approches documente la défense contre les femmes. Elle cite et évalue des données longtemps négligées pour montrer l’infériorité, la subordination et l’abus du féminin dans l’ancien Israël et dans l’Église primitive. En contraste, une seconde approche discerne à l’intérieur de la Bible une critique du patriarcat. Elle met en valeur des textes oubliés et réinterprète des textes familiers pour façonner une théologie restante qui met au défi le sexisme des Écritures. Et il y a encore une troisième approche qui unit les deux premières. Elle rappelle les histoires terrifiantes, in memoriam, pour en offrir une lecture compatissante envers les femmes abusées. Si la première perspective documente historiquement et sociologiquement la misogynie, celle-ci s’approprie les données de façon poétique et théologique. En même temps, elle continue de chercher le “reste fidèle” dans des endroits incongrus.

Trible, Phyllis, Texts of Terror: Literary-Feminist Readings of Biblical Narratives, Philadelphie : Fortress Press, 1984, p. 27.

Si je me permets de clarifier sa prose, elle procède par thèse-antithèse-synthèse:

  • Il y a l’approche qui reconnaît et dénonce le patriarcat du texte.
  • Il y a l’approche qui cherche les éléments “féministes” du texte.
  • Phyllis Trible propose de combiner les deux: 
    • reconnaître et limiter les éléments patriarcaux du texte à de simples circonstances historiques, qu’il faut lire de façon poétique aujourd’hui.
    • exposer les éléments de critique du patriarcat et se les approprier totalement.

Considérez maintenant comment Ronald W. Pierce décrit sa propre démarche au début de sa contribution à Discovering Biblical Equality :

Parce que la loi de Moïse reflète un environnement social centré sur le masculin, beaucoup considèrent que ses déclarations sur les femmes sont offensantes. Par exemples, les critiques disent que les femmes apparaissent souvent dans la Torah comme dépendantes ou même inférieures aux hommes, et que les règlements ignorent souvent les femmes ou sont négatifs à leur égard. Les femmes sont normalement sujettes à l’autorité du père, du mari ou du frère, sauf quand elles sont divorcées ou veuves – une indépendance précaire dans les temps anciens. De plus, les droits légaux de la femmes sont souvent établis par rapport à sa relations aux hommes. Même si de telles lois ne sont pas une grande part du Pentateuque, elles restent souvent troublantes pour beaucoup d’évangéliques aujourd’hui.

Dans un effort pour comprendre ces passages dans le contexte plus large de l’enseignement biblique sur les hommes et les femmes, ce chapitre a une démarche double. D’abord, je vais souligner le caractère positif et régulatoire de la Loi. […]

Pierce, Ronald W., « From Old Testament Law to New Testament Gospel » in Groothuis et Pierce (dir.), Discovering Biblical Equality, op. cit., pp. 96‑97.

Dans cette citation, nous retrouvons la première partie de la démarche de Trible (Reconnaître l’aspect patriarcal du texte) et dans la citation mise précédemment (celle qui reprenait les mots de Trible) on retrouve la deuxième partie. 

Ronald W. Pierce a réellement une démarche non pas loyaliste, mais révisionniste du texte biblique, qui n’est que superficiellement conservatrice. Il peut être classé parmi les libéraux. Par ailleurs, il est à noter que cette démarche révisionniste est en réalité très répandue dans les exégèse égalitariennes, mais il est rare que ce soit aussi évident que chez Pierce. De plus, pour le détecter, il faut un taré dans mon genre qui aime lire Fiorenza dans son temps libre. J’espère qu’à présent le lecteur saura mieux détecter cette démarche libérale.

Le dangereux shibboleth de la “libération”

Reprenons la citation rapportée en début d’article.

OUI. J’ai osé.

Dans la Bible, nous sommes libérés du péché et de son esclavage spirituel. La conséquence de notre libération est de pouvoir nous tourner librement vers Dieu. Les égalitariens y ajoutent également des conséquences politiques : la libération du mode de relation patriarcal qui vient de la Chute. Pour un traitement biblique de cette question, je vous renvoie vers l’article de Daniel Saglietto sur le site Le Bon Combat : “Homme et femme : Féminisme et esclavage”. Dans cet article, je vais simplement montrer en quelques citations ce qui est généralement entendu par « Libération » quand on l’applique aux relations hommes-femmes :

N’importe quelle introduction féministe ou commentaire biblique doit signaler ses relations problématiques avec les canons hégémoniques et les Écritures en transgressant ses frontières et ses revendications d’autorité. En même temps elle doit revendiquer le pouvoir de la “Parole” comme l’héritage des dépossédés dans leurs luttes pour la libération et la transformation [du monde].

Schüssler Fiorenza, Elisabeth, « Préface » in Schüssler Fiorenza (dir.), Searching the Scriptures 1, op. cit., p. 9.

Première thèse [pour éviter les interprétations racistes] : L’aspect politique de l’autorité biblique doit être examinée avec soin à partir d’une perspective féministe de libération. […] L’autorité du texte et du canon de la Bible en elle-même doit être déconstruite de façon à ce qu’elle ne puisse plus être utilisée pour marginaliser les femmes.

Kwok, Pui-Lan, « Racism and Ethnocentrism in Feminist Biblical Interpretation » in ibid., p. 102, 103.

[Les théologiennes féministes cherchent à utiliser ces textes spécifiques pour exposer l’oppression superposée du racisme, du classisme et du sexisme dans le passé et le présent, afin de nous aider à nous libérer de cet enfermement. Elles cherchent à développer une herméneutique biblique qui vise à la libération de tous les peuples, et pas seulement des femmes.

Kwok, Pui-Lan, Chap.11: ‘Racism and Ethnocentrism in Feminist Biblical Interpretation” in ibid., p. 113.

La vision du Salut et de la Libération de cette herméneutique [biblique critique telle que la pratique Fiorenza] place les textes bibliques sous l’autorité de l’expérience féministe dans le sens où elle maintient que la révélation continue et qu’elle prend place “pour notre salut”

Camp, Claudia V, Chap. 15 « Feminist Theological Hermeneutics », in ibid., p. 159.

Elisabeth Schüssler Fiorenza évoque aussi ce que signifie sa théologie de la libération ainsi :

Comme Rivkin, j’ai aussi reconstruit le mouvement de Jésus comme la vision et la pratique de la basileia, ou royaume de Dieu. […][Le mot basileia signifie] un symbole israélite anti-impérialiste qui façonne l’imagination de l’opposition des Juifs victimisés par le système impérial romain. Cet évangile de la basileia voyait un monde alternatif libre de toute faim, pauvreté et domination

 Schüssler Fiorenza, Elisabeth, In Memory of Her: A Feminist Theological Reconstruction of Christian Origins, New York : Crossroad, 1994, p. XXXIV.

Bien entendu, les égalitariens nieront tout lien avec une telle horreur, qui est aussi agressive contre l’autorité des Écritures. Mais ma question est alors la suivante : comment peut-on interpréter “Libération” comme comprenant aussi la libération politique2 des femmes par rapport aux hommes… sans prendre tout le reste de la philosophie féministe. C’est aux égalitariens de se justifier sur ce point.

Conclusion

Dans cet article, j’ai prouvé 3 choses :

  1. Que les égalitariens sont considérés comme des féministes par les féministes libérales et séculières et qu’ils ne sont donc pas si distincts.
  2. Qu’ils versent parfois dans un authentique révisionnisme caractéristique de la théologie libérale.
  3. Qu’ils utilisent le mot “libération” des femmes comme si c’était une notion biblique, alors que c’est un concept de philosophie féministe très critique de l’autorité des Écritures.

C’est désormais à eux de prouver qu’ils ne sont pas libéraux.

Bibliographie

Groothuis, Rachel et Pierce, Ronald W. (dir.), Discovering Biblical Equality, IVP Academic, 2012, 529 p., 

Piper, John et Grudem, Wayne A. (dir.), Recovering Biblical Manhood and Womanhood: A Response to Evangelical Feminism, Wheaton, Ill : Crossway Books, 1991, 566 p.

Schüssler Fiorenza, Elisabeth (dir.), Searching the Scriptures Volume 1: A Feminist Introduction, London : SCM Press, 1994, vol. 1, 396 p.

Schüssler Fiorenza, Elisabeth, In Memory of Her: A Feminist Theological Reconstruction of Christian Origins, New York : Crossroad, 1994, 357 p.

Trible, Phyllis, Texts of Terror: Literary-Feminist Readings of Biblical Narratives, Philadelphia : Fortress Press, 1984, 151 p.


En illustration : Yael et Siséra, Hans Speckaert, vers 1577.

  1. Carolyn Osiek, “The Feminist and the Bible: Hermeneutical Alternatives,” in Feminist Perspectives on Biblical Scholarship, ed. A. Y. Collins (Chico, CA: Scholars Press, 1985).[]
  2. À prendre ici au sens de “relations d’autorité”.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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