Marie, nouvelle arche d’alliance ? Étude biblique — Konrad Buzała
4 novembre 2023

Konrad Buzała est un baptiste réformé polonais. Il est diplômé de l’université Nicolas-Copernic de Toruń en lettres classiques et en journalisme ainsi que du Grand séminaire baptiste de Varsovie, et continue ses études en doctorat à l’Académie de théologie chrétienne1 de Varsovie. Les sciences bibliques, la patristique et l’apologétique protestante sont au cœur de ses intérêts. Nous présentons ci-dessous un de ses articles, paru en polonais en septembre 2021 sur le portail Należeć do Jezusa (« Appartenir à Jésus »). Cet article est également paru dans la Revue réformée, n°308 (2023/4) en octobre 2023, que nous remercions pour l’autorisation de le reproduire ici.

Introduction : l’arche au service de Rome

Étant donné que les dogmes mariaux controversés ne sont pas présents dans l’enseignement du Nouveau Testament, les théologiens et apologètes catholiques doivent rivaliser d’ingéniosité pour les trouver envers et contre tout dans l’Écriture sainte. Pour parvenir à cette fin, ils utilisent d’une manière ou d’une autre la réalité biblique qu’est la typologie. Certaines figures, événements et objets de l’Ancien Testament constituent des types : ils sont le prélude, le symbole de figures, d’événements ou d’objets du Nouveau Testament, appelés antitypes — les types trouvent leur accomplissement dans les antitypes2. Même si les auteurs bibliques faisaient droit à l’interprétation typologique, on trouve dans la pensée théologique catholique un recours abusif aux explications typologiques, qui cache mal le désir de défendre des doctrines propres à Rome.

On trouve assez fréquemment chez les catholiques romains l’idée que Marie, la mère du Seigneur, est la nouvelle arche d’alliance — coffre en bois d’acacia couvert d’or, au-dessus duquel Dieu s’est révélé pour parler à Israël, entouré de deux chérubins ailés (Ex 25,10-22). C’est même de cette manière que les auteurs du Catéchisme de l’Église catholique décrivent Marie :

« Pleine de grâce, le Seigneur est avec toi » : Les deux paroles de la salutation de l’ange s’éclairent mutuellement. Marie est pleine de grâce parce que le Seigneur est avec elle. La grâce dont elle est comblée, c’est la présence de Celui qui est la source de toute grâce. « Réjouis-toi … fille de Jérusalem … le Seigneur est au milieu de toi » (So 3,14, 17a). Marie, en qui vient habiter le Seigneur lui-même, est en personne la fille de Sion, l’arche de l’Alliance, le lieu où réside la gloire du Seigneur : elle est « la demeure de Dieu parmi les hommes » (Ap 21, 3). « Pleine de grâce », elle est toute donnée à celui qui vient habiter en elle et qu’elle va donner au monde.

Catéchisme de l’Église catholique, § 2676 (nous soulignons).

Ce genre de description n’a toutefois pas seulement une fonction poétique. Des défenseurs du catholicisme romain comme Brant Pitre, Scott Hahn ou Tim Staples déduisent de l’interprétation typologique de Marie comme arche des arguments en faveur de son Immaculée Conception et de son absence de péché ainsi que de son Assomption3. C’est même sur ce fondement que Staples défend sa virginité perpétuelle.

Comment justifie-t-on l’existence d’un lien typologique entre l’Arche (le type) et Marie (l’antitype) ? Cette déduction se fonde en général d’abord sur quelques parallèles qu’il faut prendre en considération : entre le livre de l’Exode et le deuxième livre de Samuel, d’une part, et l’évangile de Luc (Ex 40,35 ; 2 S 6,2-16 ; cp. Lc 1,35-56). Le choix des parallèles varie d’un apologète à l’autre ; nous nous pencherons uniquement sur quelques-uns dont font mention Pitre, Hahn et Staples dans leurs livres, ainsi que Steve Ray dans un article en ligne4, en guise de complément. Une deuxième ligne de défense est alimentée par un passage de l’Apocalypse qui concerne l’Arche et la Femme (Ap 11,19–12,1). Enfin, l’attention se déplace sur le contenu de la première arche, qui pointerait vers Marie, la seconde arche. Dans cet article, nous tâcherons de montrer les problèmes nombreux et sévères que posent une telle argumentation ; nous fournirons ensuite une contre-argumentation biblique, contre la thèse douteuse que Marie serait la nouvelle arche d’alliance.

Voir clair dans le maquis des parallèles

Examinons tour à tour les principaux parallèles auxquels les défenseurs de Rome font appel pour montrer que l’Arche est un type de Marie. Nous nous aiderons de tableaux comparatifs présentant les fragments en question de l’Ancien Testament, avec l’Évangile de Luc en regard. Nous citerons le texte de la Septante (la traduction antique de la Bible hébraïque en grec, dans l’édition d’Alfred Rahls, avec la traduction de Pierre Giguet) pour l’Ancien Testament. Le Nouveau Testament est cité dans l’édition critique la plus récente de Nestle et Aland (NA28), avec la traduction catholique de la Bible de Jérusalem5. Chaque tableau fera l’objet d’un commentaire critique.

1. Le passage de l’ombre (Ex 40,35–Lc 1,35)

Ex 40,35 (LXX + Giguet)Lc 1,35 (NA28 + BJ)
καὶ οὐκ ἠδυνάσθη Μωϋσῆς εἰσελθεῖν εἰς τὴν σκηνὴν τοῦ μαρτυρίου ὅτι ἐπεσκίαζεν ἐπ᾽ αὐτὴν ἡ νεφέλη καὶ δόξης κυρίου ἐπλήσθη ἡ σκηνή.καὶ ἀποκριθεὶς ὁ ἄγγελος εἶπεν αὐτῇ· πνεῦμα ἅγιον ἐπελεύσεται ἐπὶ σὲ καὶ δύναμις ὑψίστου ἐπισκιάσει σοι· διὸ καὶ τὸ γεννώμενον ἅγιον κληθήσεται υἱὸς θεοῦ.
Et Moïse ne put entrer dans le tabernacle du témoignage, parce que la nuée l’enveloppait d’ombre, et que le tabernacle était rempli de la gloire du Seigneur.L’ange lui répondit : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. »

Commentaire :

  • Le tabernacle (ἡ σκηνή) n’est pas identique à l’arche (ἡ κιβωτός). L’arche se trouvait dans le tabernacle, mais n’était pas le tabernacle. Les apologètes catholiques doivent décider ce qu’ils veulent déduire du texte : Marie est soit la nouvelle arche, soit plutôt le nouveau tabernacle.
  • Alors que Lc 1,35 parle de l’Esprit Saint (πνεῦμα ἅγιον) et de la puissance du Très-Haut (δύναμις ὑψίστου), Ex 30,45 parle de la nuée (νεφέλη) et de la gloire du Seigneur (δόξα κυρίου). On trouve donc des substantifs complètement différents, y compris en grec, dans les passages considérés ; cela affaiblit nettement le parallèle.
  • Seul le verbe grec ἐπισκιάζω réunit les passages comparés, mais il ne fait pas partie des verbes les plus rares. Le verbe ἐπισκιάζω, ou éventuellement le simple σκιάζω peuvent être rendus par couvrir d’ombre ou assombrir. Il est utilisé dans la Septante non seulement à propos du Tabernacle, mais aussi de nombreuses autres personnes et choses6. On le trouve au sujet des israélites recouverts par la nuée de Yahvé (Nb 10,34), de Sion sur laquelle Dieu se repose (És 4,5), de ceux qui font confiance au Seigneur (Ps 91,4, 140,8), en référence aux élus de Dieu (Dt 33,12) et de l’arbre sous lequel s’est reposé le prophète Jonas (Jon 4,6). On trouve aussi le verbe dans les apocryphes, lorsqu’il est question de la nuée qui recouvre le camp des israélites (Sagesse 19,7).
  • Le verbe ἐπισκιάζω apparaît dans le Nouveau Testament dans l’épisode où l’on parle de l’ombre projetée par Pierre (Ac 5,15), mais plus importante est l’usage concordant de ce verbe dans les synoptiques (y compris chez Luc) dans le contexte de la transfiguration du Christ sur le mont Thabor, lorsqu’une nuée prit sous son ombre les disciples (Mt 17,5 ; Mc 9,7 ; Lc 9,34). Lc 9,34-35 semble faire office d’accomplissement de Lc 1,35, puisque c’est dans ce fragment que nous trouvons la révélation de Dieu le Père sur la filiation divine de Jésus, laquelle vient confirmer les mots de l’ange qui annonçait que l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. L’évangéliste nous dévoile ainsi en 9,34-35 quel était l’objectif de l’emploi du verbe ἐπισκιάζω en 1,35 ; à tout le moins, ce n’est pas forcément Marie dont il s’agit ici, mais il est question de Jésus, le Fils de Dieu annoncé tant à l’Annonciation qu’à la Transfiguration7.

2. Le départ et le voyage vers Juda (2 S 6,2–Lc 1,39)

2 S 6,2 (LXX + Giguet)Lc 1,39 (NA28 + BJ)
καὶ ἀνέστη καὶ ἐπορεύθη Δαυεὶδ καὶ πᾶς ὁ λαὸς ὁ μετ’ αὐτοῦ ἀπὸ τῶν ἀρχόντων Ἰούδα ἐν ἀναβάσει, τοῦ ἀναγαγεῖν ἐκεῖθεν τὴν κιβωτὸν τοῦ θεοῦ, ἐφ’ ἣν ἐπεκλήθη τὸ ὄνομα Κυρίου τῶν δυνάμεων καθημένου ἐπὶ τῶν χερουβεὶν ἐπ’ αὐτῆς.Ἀναστᾶσα δὲ Μαριὰμ ἐν ταῖς ἡμέραις ταύταις ἐπορεύθη εἰς τὴν ὀρινὴν μετὰ σπουδῆς εἰς πόλιν Ἰούδα,
Puis, il se mit en marche avec tout son peuple et une partie des princes de Juda, pour une expédition dont le but était de ramener l’arche de Dieu, sur laquelle était invoqué le nom du Seigneur Dieu des armées, qui résidait entre les chérubins.En ces jours-là, Marie partit et se rendit en hâte vers la région montagneuse, dans une ville de Juda.

Commentaire :

  • Nous lisons en 2 S 6,2 que David et ses gens, à la recherche de l’arche, se mirent en marche ; en revanche, en Lc 1,39, c’est Marie — l’arche elle-même — qui partit et se rendit. Les défenseurs de Rome, qui veulent à tout prix maintenir le parallèle entre ces deux fragments, tentent de détourner notre attention du fait que le point d’aboutissement de ces parallèles change constamment. Alors que dans certains fragments ils s’efforcent de dessiner un parallèle entre Marie et l’arche, ils tendent cette fois de rapprocher Marie de David, ce qui témoigne d’un manque de rigueur flagrant dans leur argumentation8.
  • L’usage conjoint du verbe ἀνίστημι et d’un autre verbe de mouvement, serait-ce même πορεύομαι, n’a rien d’inhabituel ou de particulièrement significatif pour indiquer un parallèle entre des versets. Il s’agit bien plutôt d’un formulaire habituelle, que l’on rencontre lorsque quelqu’un prévoit d’aller quelque part ; dans le Nouveau Testament, et dans les textes lucaniens eux-mêmes, on trouve plus d’une fois l’usage conjoint d’ἀνίστημι et de πορεύομαι (Lc 15,18 ; 17,19 ; Ac 8,26 ; 9,11) ; certes, le verbe πορεύομαι aurait pu être remplacé par un autre, par exemple ἐξέρχομαι ou ἀκολουθῶ, sans que la construction en soit changée.
  • Les apologètes cherchent une similitude supplémentaire dans les passages ci-dessus et affirment que David aussi bien que Marie se dirigeaient vers une ville située en Juda — et ils sont en cela inconséquents, ce qui apparaît dans l’appel tantôt au texte grec, tantôt au texte hébreu de l’Ancien Testament, dans les deux cas sans succès. En effet, nous lisons dans le texte hébreu que David et ses compagnons partirent de Baalé-Juda (מִֽבַּעֲלֵ֖י יְהוּדָ֑ה) ; le texte grec s’éloigne encore davantage du narratif catholique, en décrivant les compagnons de David comme princes de Juda (ἀπὸ τῶν ἀρχόντων Ἰούδα) au sens tribal. Aucune version ne mentionne Juda comme la destination de l’expédition royale, ce qui réduit à néant le parallèle. À vrai dire, il est difficile d’identifier la direction du voyage, quelle que soit la version que l’on préfère : le texte demeure peu clair là-dessus9.

3. L’interrogation (2 S 6,9–Lc 1,43)

2 S 6,9 (LXX + Giguet)Lc 1,43 (NA 28 +BJ)
καὶ ἐφοβήθη Δαυεὶδ τὸν κύριον ἐν τῇ ἡμέρᾳ ἐκείνῃ λέγων Πῶς εἰσελεύσεται πρὸς μέ ἡ κιβωτὸς Κυρίου;καὶ πόθεν μοι τοῦτο ἵνα ἔλθῃ ἡ μήτηρ τοῦ κυρίου μου πρὸς ἐμέ;
Et David, ce jour-là, eut crainte du Seigneur, et il dit : Comment l’arche du Seigneur entrera-t-elle chez moi ?Et comment m’est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur ?

Commentaire :

  • On peut une fois de plus souligner le terrible manque de cohérence des apologètes catholiques — ils s’efforcent ici de faire un parallèle entre l’arche et Marie, alors que c’est la figure d’Élisabeth qui doit correspondre à celle de David. En 2 S 6,2, c’était en revanche David qui était rapproché de Marie ! Ce changement injustifié introduit de l’arbitraire dans l’argumentaire romain.
  • Le contexte des deux interrogations est différent : la question de David est posée dans la crainte et le chagrin (cf. 2 S 6,8-9), celle d’Élisabeth dans la joie et l’humilité (Lc 1,42, 44).
  • Plus important encore, tandis que David n’a pas accueilli chez lui l’arche (2 S 6,10), Élisabeth reçut chez elle Marie (Lc 1,40, 56).
  • Au plan linguistique, la question de Lc 1,43 n’est pas très semblable à celle de 2 S 6,9 ; à strictement parler, les seuls mots qui s’y répètent sont πρὸς et κύριος ; si un lien avait voulu être fait entre les deux textes, Luc l’aurait signalé à ses lecteurs de manière plus explicite, en construisant la question d’Élisabeth à partir de celle de David, avec plus ou moins la même forme que celle rapportée par la Septante10.
  • S’il existe un parallèle entre Lc 1,43 et 2 S 6,9, pourquoi ne pas en voir un entre Lc 1,43 et 2 S 24,21, où Aravna demande à David : « Pourquoi mon seigneur le roi vient-il vers son serviteur ?11»

4. Les trois mois (2 S 6,11–Lc 1,56)

2 S 6,11 (LXX + Giguet)Lc 1,56 (NA28 + BJ)
καὶ ἐκάθισεν ἡ κιβωτὸς τοῦ κυρίου εἰς οἶκον Ἀβεδδαρὰ τοῦ Γεθθαίου μῆνας τρεῖς· καὶ ηὐλόγησεν Κύριος ὅλον τὸν οἶκον Ἀβεδδαρὰ καὶ πάντα τὰ αὐτοῦ.Ἔμεινεν δὲ Μαριὰμ σὺν αὐτῇ ὡς μῆνας τρεῖς, καὶ ὑπέστρεψεν εἰς τὸν οἶκον αὐτῆς.
L’arche du Seigneur resta trois mois en la maison d’Abdara le Géthéen ; et le Seigneur bénit toute la maison d’Abdara et tout ce qui lui appartenait.Marie demeura avec elle environ trois mois, puis elle s’en retourna chez elle.

Commentaire :

  • Le prix à payer pour conserver le parallèle entre Marie et l’arche est encore une nouvelle correspondance : cette fois, Élisabeth ne correspond plus à David, mais à Abdara le Géthéen, puisque c’est chez lui que l’arche demeure. Encore une fois, la fluidité et la rapidité de ces changements dans la typologie, dans le cadre d’une seule péricope, démontre l’absurdité des liens que s’efforcent de trouver les apologètes catholiques.
  • Même si ce n’est pas une grande divergence, on notera que les trois mois (μῆνας τρεῖς) de 2 S 6,11 ne sont pas exactement la même chose qu’environ trois mois (ὡς μῆνας τρεῖς) de Lc 1,56.
  • Le séjour d’environ trois mois de Marie dans la maison d’un membre de sa famille peut s’expliquer naturellement, sans recourir à une typologie douteuse. Quand Marie est arrivée chez Élisabeth, elle était dans son sixième mois de grossesse (Lc 1,36). Après trois mois passés à entourer de soins Élisabeth, Marie est rentrée chez elle pour s’occuper de sa propre grossesse qui avance12. D’un point de vue narratologique, Marie rentre chez elle après trois mois, lorsque le terme d’Élisabeth approche, afin que toute l’attention puisse se concentrer sur la naissance de Jean-Baptiste (Lc 1,57-66)13.
  • Les trois mois en question n’ont pas nécessairement quelque symbolique que ce soit dans le corpus lucanien, ils peuvent être une mention purement factuelle. Moïse a lui aussi été nourri pendant trois mois dans la maison de son père, avant d’être recueilli par la fille de Pharaon (Ac 7,20). Il est fait mention plusieurs fois de périodes de trois mois dans la biographie de Paul (Ac 19,8 ; 20,3 ; 28,11). Malgré cela, nous ne considérons pas Moïse ou Paul comme des figures à rapprocher de l’arche.

5. La bénédiction (2 S 6,11–Lc 1,42, 45)

2 S 6,11 (LXX + Giguet)Lc 1,42, 45 (NA28 + BJ)
καὶ ἐκάθισεν ἡ κιβωτὸς τοῦ κυρίου εἰς οἶκον Ἀβεδδαρὰ τοῦ Γεθθαίου μῆνας τρεῖς· καὶ ηὐλόγησεν Κύριος ὅλον τὸν οἶκον Ἀβεδδαρὰ καὶ πάντα τὰ αὐτοῦ.καὶ ἀνεφώνησεν κραυγῇ μεγάλῃ καὶ εἶπεν Εὐλογημένη σὺ ἐν γυναιξίν, καὶ εὐλογημένος ὁ καρπὸς τῆς κοιλίας σου. […] καὶ μακαρία ἡ πιστεύσασα ὅτι ἔσται τελείωσις τοῖς λελαλημένοις αὐτῇ παρὰ Κυρίου.
L’arche du Seigneur resta trois mois en la maison d’Abdara le Géthéen ; et le Seigneur bénit toute la maison d’Abdara et tout ce qui lui appartenait. Alors elle poussa un grand cri et dit : « Bénie es-tu entre les femmes, et béni le fruit de ton sein ! […] Oui, bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur ! »

Commentaire :

  • La seule chose qui relie entre eux ces fragments, ce sont les formes du verbe εὐλογῶ bénir, qui plus est à différents endroits du discours14. Pour conserver le parallèle entre Marie et l’arche, la maison d’Élisabeth, qui correspond à la maison d’Abdara, devrait être bénie par Dieu en raison de la présence de Marie ; mais il n’en va pas ainsi. Alors qu’en 2 S 6,11 Dieu bénit la maison d’Abdara en raison de la présence de l’arche, en Lc 1,42, 45, c’est Marie qui est bénie.
  • Si le rapprochement de ces fragments doit constituer un argument pour un parallèle entre Marie et l’arche, il peut tout aussi bien établir un parallèle entre Jésus et l’arche : notons qu’en Lc 1,42 le fruit du sein de Marie, c’est-à-dire Jésus, est béni.
  • Pourquoi doit-on rapprocher 2 S 6,11 de la figure de Marie en Lc 1,42, 45 plutôt que de celle d’Abraham (Gn 14,19), de Jaël (Jg 5,24) ou encore de Judith (Judith 13,18) — autant de passages où nous trouvons aussi le verbe εὐλογῶ ?

6. La danse (2 S 6,14, 16–Lc 1,44)

2 S 6,14, 16 (LXX + Giguet)Lc 1,44 (NA28 + BJ)
καὶ Δαυεὶδ ἀνεκρούετο ἐν ὀργάνοις ἡρμοσμένοις ἐνώπιον Κυρίου, καὶ ὁ Δαυεὶδ ἐνδεδυκὼς στολὴν ἔξαλλον. […] καὶ ἐγένετο τῆς κιβωτοῦ παραγινομένης ἕως πόλεως Δαυείδ, καὶ Μελχὸλ ἡ θυγάτηρ Σαοὺλ διέκυπτεν διὰ τῆς θυρίδος, καὶ εἶδεν τὸν βασιλέα Δαυεὶδ ὀρχούμενον καὶ ἀνακρουόμενον ἐνώπιον Κυρίου, καὶ ἐξουδένωσεν αὐτὸν ἐν τῇ καρδίᾳ ἑαυτῆς.ἰδοὺ γὰρ ὡς ἐγένετο ἡ φωνὴ τοῦ ἀσπασμοῦ σου εἰς τὰ ὦτά μου, ἐσκίρτησεν ἐν ἀγαλλιάσει τὸ βρέφος ἐν τῇ κοιλίᾳ μου.
Et David touchait, devant le Seigneur, d’un instrument accordé, et il était revêtu d’une robe de forme inaccoutumée. […] Lorsque l’arche entra dans la ville de David, Michol, fille de Saül, se penchant à sa fenêtre, vit le roi David danser et toucher de la harpe devant le Seigneur, et en son cœur elle le méprisa.Car voici, aussitôt que la voix de ta salutation a frappé mon oreille, l’enfant a tressailli d’allégresse dans mon sein.

Commentaire :

  • Pour obtenir un point commun entre Marie et l’arche, David est cette fois équivalent à Jean-Baptiste ; en revanche, il est vain de chercher un correspondant vétérotestamentaire à Élisabeth ici. On voit une fois de plus les libertés que prennent les apologètes de Rome pour créer leur typologie.
  • Il n’est pas question de danse en 2 S 6,14 dans la Septante, et encore moins de mouvement — la danse n’est mentionnée que dans l’hébreu (et donc aussi dans la Bible de Jérusalem). La forme verbale ἀνεκρούετο d’ἀνακρούομαι indique le jeu d’instruments de musique15.
  • En 2 S 6,16, David danse devant le Seigneur (ἐνώπιον Κυρίου), alors qu’en Lc 1,44, c’est l’enfant qui tressaille dans le sein d’Élisabeth aussitôt que la voix de la salutation [de Marie] a frappé l’oreille [d’Élisabeth]. Dans un parallèle correct, Jean-Baptiste devrait se déplacer du fait de la présence du Seigneur Jésus (il a déjà reçu ce titre au verset précédent, Lc 1,43), et non seulement du son de la voix de Marie.
  • Enfin, en 2 S 6,16 le participe ὀρχούμενον fait effectivement référence à la danse ; la forme de citation du verbe est ὀρχοῦμαι, or ce verbe n’a pas grand-chose à voir avec l’aoriste ἐσκίρτησεν (du verbe σκιρτῶ) en Lc 1,4416. Le rapport linguistique entre ces deux passages ne semble pas devoir être contraignant ; il ne conduit qu’à une vague ressemblance de sens entre deux mots, ὀρχοῦμαι et σκιρτῶ qui ne sont même pas de racine commune. Après une étude serrée, il est difficile de croire que ce lien relève d’autre chose que de la fantaisie de celui qui recherche une typologie17. En présence de ces faits, certains partisans de la typologie mariale font appel à la traduction grecque de l’Ancien Testament de Symmaque, qui avait à cet endroit la leçon σκιρτῶ18. Il faut être désespéré pour se saisir d’un tel argument, d’autant que Symmaque acheva sa traduction au IIe ou IIIe siècle ap. J.-Chr., bien après que le judaïsme rabbinique et le christianisme des origines se fussent séparés ; la traduction de Symmaque ne pouvait en aucun cas être connue de Luc, qui écrivit son Évangile dès le Ier s.19

7. Les sons et les cris (2 S 6,15–Lc 1,42)

2 S 6,15 (LXX + Giguet)Lc 1,42, 44 (NA28 + BJ)
καὶ Δαυεὶδ καὶ πᾶς ὁ οἶκος Ἰσραὴλ ἀνήγαγον τὴν κιβωτὸν Κυρίου μετὰ κραυγῆς καὶ μετὰ φωνῆς σάλπιγγος.καὶ ἀνεφώνησεν κραυγῇ μεγάλῃ καὶ εἶπεν Εὐλογημένη σὺ ἐν γυναιξίν, καὶ εὐλογημένος ὁ καρπὸς τῆς κοιλίας σου. […] ἰδοὺ γὰρ ὡς ἐγένετο ἡ φωνὴ τοῦ ἀσπασμοῦ σου εἰς τὰ ὦτά μου, ἐσκίρτησεν ἐν ἀγαλλιάσει τὸ βρέφος ἐν τῇ κοιλίᾳ μου.
David, avec toute la maison d’Israël, conduisit l’arche du Seigneur au son de la trompette et à grands cris.Alors elle poussa un grand cri et dit : Bénie es-tu entre les femmes, et béni le fruit de ton sein ! […] Car, vois-tu, dès l’instant où ta salutation a frappé mes oreilles, l’enfant a tressailli d’allégresse en mon sein.

Commentaire :

  • Cette fois, c’est David avec toute la maison d’Israël qui correspond à Élisabeth. Récapitulons : jusqu’ici, David a déjà été Marie, Élisabeth et Jean-Baptiste, en fonction de la situation où l’on essaie de montrer que Marie est la nouvelle arche ; et tout cela dans l’espace des brefs fragments que sont 2 S 6,2-16 et Lc 1,35-56.
  • Comme si cela ne suffisait pas, lorsqu’il est question des cris en 2 S 6,15, ce sont David et la maison d’Israël qui les produisent, ce qui correspond au cri d’Élisabeth en Lc 1,42. Mais lorsqu’il s’agit du son de la trompette, David et la maison d’Israël en sont à l’origine, mais Élisabeth n’est pas celle qui émet le son, mais celle qui l’entend. Difficile d’imaginer un plus grand chaos : même au sein d’un seul verset, l’identité des figures n’est pas conservée !
  • S’appuyer sur la présence de φωνή en 2 S 6,15 et en Lc 1,44 est totalement absurde. Certes, nous avons là deux formes du même substantif, mais c’est un substantif très commun, que l’on trouve des centaines de fois dans l’Écriture20. Il y a un problème plus grand encore. Alors que David conduit l’arc au son de la trompette, l’enfant d’Élisabeth tressaille au son de la salutation de Marie : dans le premier cas, c’est la trompette qui est la source du son, dans le second c’est Marie ; la comparaison fait de Marie non une arche, mais — pardon de le dire — une trompette…
  • Les deux passages ont encore en commun le substantif κραυγή « cri »21. On le trouve 58 fois dans la Bible, 52 fois dans l’Ancien Testament et 6 fois dans le Nouveau. Considérant que les six autres parallèles se sont révélés chimériques, on a du mal à accepter qu’un mot qui revient aussi fréquemment que κραυγή puisse à lui seul sauver le parallèle typologique entre l’arche et Marie.
Icône grecque de Marie Mère de Dieu, représentée comme arche de la Nouvelle Alliance (noter notamment les deux chérubins).

Bilan

Les tentatives catholiques de rapprocher l’arche en Ex 40,35 et 2 S 6,2-16 avec Marie en Lc 1,35-56 sont entachées de plusieurs problèmes récurrents :

  1. Les apologètes romains s’efforcent dans certains cas de s’appuyer sur un rapprochement lexical en grec (cf. 1., 2., 5., 7.), dans d’autres où cela n’est pas essentiel, la ressemblance sémantique suffit (3., 6.). Ils font appel tantôt au texte grec de la Septante (1., 5., 7.), voire à la traduction de Symmaque (6.), tantôt au texte hébraïque (2., 6.) ; ils sont guidés en cela par leur objectif premier, qui est d’établir un parallèle entre l’arche et Marie.
  2. En conséquence, l’ordre des événements décrits est aussi perturbé : le parallèle du séjour de trois mois de l’arche chez Abdara le Géthéen22 et du séjour d’environ trois mois de Marie chez Élisabeth en est le meilleur exemple. Dans le premier cas, le séjour précède l’événement central de la péricope, dans le second en revanche, il a lieu à l’issue du récit. Malheureusement, le relevé des parallèles ne s’embarrasse pas de ces incohérences chronologiques (4., 5., 6., 7.).
  3. La typologie se prête à des métamorphoses constantes et arbitraires qui n’ont pour seule motivation que de prouver la thèse principale. David est tantôt Marie (2.), tantôt Élisabeth (3., 7.), et Jean-Baptiste dans d’autres circonstances encore (6.). Marie, à son tour, est tantôt le tabernacle (1.), tantôt l’arche (3., 4., 6.), et enfin la maison d’Abdara (5.). Quant à Élisabeth, comme on l’a déjà dit, elle est parfois David, parfois Abdara (4.). Dans le cadre de quelques parallèles, certaines figures n’ont pas de correspondant du tout.

Ces points faibles assez graves que nous avons détaillés dans le commentaire de chaque passage où un parallèle est allégué, nous conduisent à la conclusion que la thèse catholique selon laquelle Marie serait considérée comme la nouvelle arche ne peut être soutenue qu’au prix d’une eiségèse, et exige une motivation certaine de la part des apologètes. L’écrasante majorité des liens entre fragments de l’Ancien et du Nouveau Testament qu’ils postulent est soit manifestement incohérente, soit forcée, et le reste peut s’expliquer naturellement, sans recourir à la typologie.

L’arche de l’apocalypse aux traits de femme

Sachant que la division de la Bible en chapitres s’est effectuée seulement au Moyen Âge et n’appartient pas au texte original, les catholiques romains avancent l’idée qu’il existe un lien étroit entre Ap 11,19 et Ap 12,1, à tel point que l’arche peut être identifiée à la femme, dans laquelle on peut voir la figure de Marie, mère de Jésus. Pour justifier cette thèse, ils remarquent que la forme verbale ὤφθη se trouve dans les deux versets, et qu’ils appartiennent par conséquent à un même fragment littéraire. De surcroît, l’arche comme la femme doivent demeurer au même endroit : dans le temple céleste, ce que l’on déduit du rappel d’És 66,6-7. Ils jugent enfin que, puisque le dragon et le serpent sont deux symboles du diable (Ap 12,3, 9), et le fils et l’agneau deux symboles du Christ (Ap 12,5, 11), l’arche et la femme doivent aussi constituer deux symboles de Marie (Ap 11,19–12,1).

Ap 11,19-12,1 (NA28 + BJ)
καὶ ἠνοίγη ὁ ναὸς τοῦ θεοῦ ὁ ἐν τῷ οὐρανῷ, καὶ ὤφθη ἡ κιβωτὸς τῆς διαθήκης αὐτοῦ ἐν τῷ ναῷ αὐτοῦ· καὶ ἐγένοντο ἀστραπαὶ καὶ φωναὶ καὶ βρονταὶ καὶ σεισμὸς καὶ χάλαζα μεγάλη. Καὶ σημεῖον μέγα ὤφθη ἐν τῷ οὐρανῷ, γυνὴ περιβεβλημένη τὸν ἥλιον, καὶ ἡ σελήνη ὑποκάτω τῶν ποδῶν αὐτῆς, καὶ ἐπὶ τῆς κεφαλῆς αὐτῆς στέφανος ἀστέρων δώδεκα,
Alors s’ouvrit le temple de Dieu, dans le ciel, et son arche d’alliance apparut, dans le temple ; puis ce furent des éclairs et des voix et des tonnerres et un tremblement de terre, et la grêle tombait dru… Un signe grandiose apparut au ciel : une Femme ! le soleil l’enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête.

Commentaire :

  • En ce qui concerne la forme verbale ὤφθη, qui suggérerait l’identité de l’arche (Ap 11,19) et de Marie (Ap 12,1), on peut formuler trois objections :
    • Cet argument peut aussi bien servir à identifier l’arche avec le dragon, puisqu’ὤφθη se trouve également à son sujet (Ap 12,3).
    • ὤφθη est simplement une forme du passif du verbe ὁρῶ, présent pas moins de 63 fois dans l’Apocalypse, verbe courant, aux formes irrégulières23 signifiant tout simplement voir ; sa récurrence ne doit pas nous étonner, puisqu’il s’agit d’un livre rempli de visions symboliques.
    • Les formes actives εἶδον et εἶδες reviennent elles aussi régulièrement à travers le livre, mais il serait absurde de dire que les passages en question parlent de la même chose ; pourquoi alors le faire pour ὤφθη, quand toutes ces formes sont des formes du même verbe ὁρῶ ?
  • La conjonction καί semble indiquer deux visions successives. Avec cette conjonction, l’auteur introduit non seulement l’arche et la femme, mais aussi beaucoup d’autres éléments qu’il énumère : puis ce furent des éclairs et des voix et des tonnerres et un tremblement de terre, et la grêle tombait dru… (καὶ ἐγένοντο ἀστραπαὶ καὶ φωναὶ καὶ βρονταὶ καὶ σεισμὸς καὶ χάλαζα μεγάλη.) Il ne nous viendrait jamais à l’esprit d’identifier l’un ou l’autre de ces éléments à l’arche mentionnée précédemment. Pourquoi alors faire une exception pour la vision de la femme qui suit, et commence par la même conjonction ?
  • Il est vrai que l’arche se trouvait dans le temple de Dieu, qui est évidemment dans le ciel (Ap 11,19), mais le ciel lui-même devient dans l’Apocalypse un large théâtre dans lequel les événements les plus divers peuvent survenir, qui ne nous mènent pas forcément jusqu’au temple. Par exemple, si la présence de la femme au ciel (ἐν τῷ οὐρανῷ, Ap 12,1) devait nous incliner à la situer dans le temple, nous devrions y situer aussi le dragon (Ap 12,3) et la bataille livrée par saint Michel au dragon avec leurs anges respectifs (Ap 12,7) : on trouve en effet là aussi la mention au ciel (ἐν τῷ οὐρανῷ). Le passage d’És 66,6-7, quoiqu’on puisse admettre un lien d’intertextualité avec notre péricope en raison des motifs communs, ne suffit pas à résoudre le problème auquel nous sommes confrontés : il mentionne une voix qui vient du sanctuaire, mais l’auteur ne fait nullement référence au temple comme lieu de l’enfantement.
  • La symbolique double n’est pas étrangère à Jean, mais l’arche et la femme semblent malgré tout être des symboles distincts : lorsqu’il utilise une symbolique double, l’auteur lui-même l’explicite en identifiant un symbole à l’autre ; cela concerne non seulement le dragon et le serpent en tant qu’ils sont le diable et Satan (Ap 12,3, 9, 12), ainsi que l’homme et l’agneau figurant Jésus-Christ (Ap 12,5, 10-11, 17), mais aussi la prostituée et la ville figurant la grande Babylone (Ap 17,1, 5, 18 ; 18,2) et la fiancée et la ville figurant la nouvelle Jérusalem (Ap 21,2-3, 9-10). Dans le cas de l’arche (Ap 11,19) et de la femme (Ap 12,1), l’auteur ne nous signale jamais que son objectif est de figurer leur identité, en expliquant qu’il s’agit d’une symbolique double qui se réfère à une seule personne ou à une seule chose. Jean dans l’Apocalypse reçoit une série de visions et voit défiler quantité de symboles, qui se succèdent l’un après l’autre ; identifier fortement l’un à l’autre, comme décrivant une seule personne ou une seule chose, appelle une justification davantage fondée que celle qui est présentée ci-dessus.
  • Argumenter l’interprétation typologique de Marie comme nouvelle arche à partir d’Ap 11,19–12,1 implique que Marie est la femme d’Ap 12 ; or cela doit d’abord être prouvé. Cette identification est compromise par de nombreuses difficultés, dont par exemple le fait que la femme subit les douleurs de l’enfantement et possède plus d’un enfant, ce qui ne cadre pas bien avec la mariologie catholique (Ap 12,2, 5, 13, 17). L’interprétation ecclésiologique, qui voit dans la jeune femme le symbole du peuple de Dieu, rend compte de manière cohérente de toutes les données, et rend tout simplement superflue l’interprétation mariologique.
  • La vision de l’arche d’alliance dans le temple céleste annonce le jugement du Seigneur, du Dieu des armées (Ap 11,18-19), mais signifie aussi la fidélité de Dieu à l’alliance. Dieu assure son peuple de sa présence à ses côtés pour toujours : J’entendis alors une voix clamer, du trône : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux ; ils seront son peuple, et lui Dieu-avec-eux, sera leur Dieu. » (Ap 21,3). Puisque l’arche a paru, elle sera désormais visible de tous, non seulement des grands-prêtres, mais de tout le peuple de Dieu qui habitera le nouveau ciel et la nouvelle terre. Parce que la vision de l’arche peut être comprise sans références mariologiques, ce serait s’égarer inutilement que d’y rechercher la figure de Marie.

Les entrailles mystérieuses de l’arche

En dernier lieu, on tente de défendre le bien-fondé d’une telle interprétation typologique en référence à la signification des objets qui se trouvaient jadis dans l’arche. On trouve dans l’épître aux Hébreux un rappel de ce que contenait ce coffre divin :

Puis derrière le second voile était une tente appelée Saint des Saints, comportant un autel des parfums en or et l’arche de l’alliance entièrement recouverte d’or, dans laquelle se trouvaient une urne d’or contenant la manne, le rameau d’Aaron qui avait poussé, et les tables de l’alliance.

Hébreux 9,3-4

Tandis que la première arche renfermait le pain corruptible venu du ciel (Ex 16), le fils de Dieu, pain de vie incorruptible (Jn 6,32) est venu habiter dans le sein de la seconde. Dans la première arche avait été déposé le bâton d’Aaron, premier grand-prêtre terrestre (Nb 17), et dans la seconde a élu domicile celui auquel revient le nom de grand-prêtre céleste (Hé 3,1). Enfin, dans la première arche étaient placées les tables de l’alliance, avec la parole de Dieu sous la forme du Décalogue (Ex 20) ; Marie, elle, avait porté sous son cœur la personne du Verbe incarné (Jn 1,14).

Il suffit pourtant d’un petit changement de perspective pour s’apercevoir qu’une telle argumentation peut tout aussi bien plaider en faveur d’une typologie christologique. La seconde arche est en effet la nature humaine du Christ, qui recèle en elle la divinité incarnée ; sous l’apparence humaine de Jésus se cache le pain de vie, le grand-prêtre céleste et le Verbe incarné, ce qui correspond parfaitement au contenu de la première arche — et sans qu’il soit besoin de toucher aux références bibliques mentionnées ci-dessus24! De plus, comme nous allons le voir, une telle typologie jouit d’une légitimité à la fois biblique et patrologique.

La Théotokos, mosaïque, 867 (Constantinople, abside de la basilique Sainte-Sophie).

Contre-arguments bibliques

  • La typologie n’est tout simplement pas nécessaire ici. Toute figure importante ou objet de l’Ancien Testament n’a pas forcément son correspondant dans le Nouveau Testament ; nous n’avons pas besoin de réponse à la question Qui est (ou qu’est-ce que) la nouvelle arche ?, de même que nous n’exigeons pas de réponse aux questions Qui est le nouveau Caïn ? Quelle est la nouvelle Jéricho ? ou Qui est (ou qu’est-ce que) le nouvel Élisée ?
  • Jésus est la nouvelle arche. Si nous cherchons vraiment une nouvelle arche, alors le Christ est un meilleur candidat : il est l’homme en qui habite corporellement toute la Plénitude de la Divinité (Col 2,9) ; il est de plus le Seigneur de la Gloire (1 Co 2,8) incarné et l’unique médiateur entre Dieu et les hommes (1 Tm 2,5) ; en lui se rencontrent le ciel et la terre. Il est également le Verbe éternel, qui s’est fait chair et a habité parmi nous (Jn 1,14) et celui, comme l’appelle l’auteur de l’épître aux Hébreux, en qui le sens de tout le matériel linguistique de l’Ancienne Alliance, dont l’arche d’alliance, trouve accomplie sa signification (Hé 9). Jean semble présenter le tombeau de Jésus comme l’arche dans la rencontre du Ressuscité avec Marie-Madeleine (Jn 20,11-12, cp. Ex 25,17-22). Bien davantage, Jésus n’est pas seulement l’arche, mais le Temple tout entier, ce à quoi il fait allusion lui-même (Jn 2,19-22). Si cela ne suffit toujours pas, le fait que la typologie chronologique est la première à s’être développée chez les pères de l’Église (dès avant le concile de Nicée) vient encore renforcer ce point25.
  • Un problème de théologie lucanienne. Les Actes des apôtres témoignent de la conviction de Luc que le Très-Haut n’habite pas dans des demeures faites de main d’homme (Ac 7,48). Après ces mots, Étienne cite le livre d’Ésaïe (Ac 7,49-50, cp. És 66,1). Dans le contexte du passage sont cités la Tente du Témoignage (Ac 7,44-45) et le Temple (Ac 7,46-47). Si l’intention de Luc avait été de montrer Marie comme nouvelle arche en Lc 1,35-56, une telle dévalorisation du Tabernacle et du Temple serait malvenue26.
  • L’arche avait une signification temporaire. La valeur de l’arche était tout entière dans la présence de Dieu qui l’accompagnait, et non en elle-même. C’est pourquoi si Marie devait être la nouvelle arche, elle ne jouirait d’un tel statut que de la conception du Dieu-homme à sa naissance, c’est-à-dire assez peu de temps seulement27. Une telle compréhension irait de pair avec le fait que Jésus oppose la parenté spirituelle à la parenté charnelle (Mt 12,46-50 ; Mc 3,31-35 ; Lc 8,19-21) ; Luc, lui, contemple la grandeur de Marie non pas tant dans le privilège qu’elle a eu d’être la mère du Christ, mais plutôt dans son obéissance à la parole de Dieu (Lc 1,38, 45 ; 2,19, 51 ; 11,27-28). La signification de l’arche vétéro-testamentaire était également temporaire (Jé 3,16).
  • Un abus méthodologique. On peut formuler des reproches de nature méthodologique non seulement contre cette typologie mariologique, mais aussi contre beaucoup d’autres. Elles semblent en effet créées ad hoc ; les limites de l’utilisation de la typologie ne sont pas fixées par des principes objectifs, mais par la doctrine qui préside à la démarche.
    • Une typologie nouvelle, sur laquelle les auteurs inspirés n’attirent pas notre attention, ne saurait prétendre qu’à remplir un rôle d’illustration, d’exemplification et de démonstration de doctrines bibliques évidentes, et non à servir de fondement à de nouvelles affirmations théologiques (Jd 3 ; 2 Tm 1,13-14 ; 3,14-17 ; 1 Co 15,1-2 ; 2 Thess 2,15 ; Ga 1,6-9). Malheureusement, les catholiques romains entreprennent de forger des typologies mariologiques avant tout dans le but de trouver dans l’Écriture une légitimité pour les nouvelles doctrines au sujet de Marie, que l’on ne rencontre non seulement nulle part dans la Bible, mais qui sont parfois même aussi en contradiction avec celle-ci.
    • La typologie doit être avant tout christocentrique, car Christ est la seule figure dont nous savons que toute l’Écriture parle — et c’est d’ailleurs sa propre tâche (Lc 24,24-27, 44-45 ; Jn 1,45, 5,39, 2 Tm 3,14-15). Si donc un conflit oppose plusieurs antitypes concurrents pour un même type, et qu’il peut trouver son accomplissement en Christ, il convient de donner la priorité à la typologie christologique. Comme nous l’avons déjà évoqué, l’arche peut être un type de Jésus ; à partir de là, la typologie catholique viole cette règle.
    • C’est la Bible qui doit en premier lieu nous indiquer les types et antitypes, ainsi que les lieux où nous devons les chercher ; nous nous servons des types et antitypes les plus nets pour trouver par analogie ceux qui le sont moins. C’est parce que nous savons avec assurance que Jésus est le nouvel Adam (Rm 5,12-21, 1 Co 15,20-23, 45-49) et qu’Ève est son épouse (Gn 2-3) que nous chercherons la nouvelle Ève non pas dans sa mère, mais dans son épouse — l’Église (Jn 3,29 ; 2 Co 11,2-3 ; Ép 5,22-33 ; Ap 21,2, 9-10). Comme nous savons que Jésus est le nouveau temple (Jn 2,19-22), qu’en lui tous les rites du Temple trouvent leur accomplissement (Hé 9), et que l’Incarnation a des connotations liturgiques (Jn 1,14), nous chercherons la nouvelle arche non dans la mère du Fils, mais dans le Fils lui-même28.

Conclusion : la baguette magique de la typologie

Un des premiers mariologues à argumenter de manière développée en faveur d’une présentation lucanienne de Marie comme antitype de l’arche d’alliance de l’Ancien Testament fut le théologien catholique René Laurentin, qui proposa cette typologie en 195729. Les parallèles de Laurentin n’ont cependant pas convaincu la majorité des chercheurs, et des biblistes catholiques en ont pris leurs distances30.

Avouons-le, après avoir analysé l’argumentation fournie en défense de cette croyance, nous ne sommes pas étonnés qu’il en ait été ainsi. La tentative de rapprochement des passages de l’Exode et de 2 Samuel avec l’évangile de Luc (Ex 40,35, 2 S 6,2-16, à comparer avec Lc 1,35-56) échoue eu égard à l’avalanche de problèmes qu’elle pose, et que nous avons énumérés et résumés plus haut. Nul besoin d’une analyse linguistique érudite pour se rendre compte que les vagues parallèles avancés visant à portraire Marie comme la nouvelle arche sont caractérisés par une imprévisibilité irritante, qui ne laisse pas à penser qu’ils procèdent du dessein de l’évangéliste, et encore moins du dessein divin. Par conséquent, le caractère artificiel d’une telle construction s’impose même à un lecteur peu qualifié de la Bible. Le texte de l’Apocalypse où l’on rencontre l’arche et la femme, que les catholiques romains identifient à Marie (Ap 11,19–12,1) était censé constituer un indice supplémentaire ; néanmoins, là aussi, la démonstration n’est pas suffisamment précise, et repose de plus sur des préconceptions qu’il importe de prouver avant de se servir de ce passage dans la discussion. La dernière planche de salut pour les thèses romaines devait être le contenu symbolique de l’arche, mais un petit changement de point de vue en fait un bon argument pour une typologie christologique plutôt que mariologique. Dans le dernier paragraphe, nous avons présenté une contre-argumentation biblique qui conteste le rapprochement typologique entre l’arche et Marie, tout en établissant celui entre l’arche et le Christ. Il faut prêter une attention particulière aux questions de méthodologie, qui se posent également face à d’autres tentatives des apologètes catholiques, qui discernent le type de Marie dans plusieurs figures féminines de la Bible hébraïque.

Malheureusement, lorsque l’on considère que les données rassemblées ne permettent pas de parvenir à la conclusion que la figure de Marie dans le Nouveau Testament correspond à l’arche d’alliance de l’Ancien Testament, on peut supposer que ce sont principalement des motivations de nature dogmatique qui sont derrière l’adoption d’une telle typologie. La baguette magique de la typologie doit donner une caution biblique à ce qui ne trouve pas de confirmation scripturaire, au lieu de distinguer entre enseignements tirés directement et indirectement de la Bible. Dans une telle situation, le lien effectif entre les textes reste secondaire par rapport à la volonté de l’apologète qui tient la baguette magique, et qui est tout disposé à trouver dans l’Ancien Testament tout ce que le magistère de l’Église romaine juge nécessaire d’y trouver. Pour conclure, tout nous invite à tomber d’accord avec la position commune de savants protestants et catholiques exprimée dans le livre Mary in the New Testament (fruit de leur collaboration scientifique) : « d’après nous, il n’y a pas de fondement convaincant démontrant que Luc a identifié expressément Marie à la symbolique […] de l’arche d’alliance13 ».


Illustration de couverture : Anonyme (Renaissance italienne), David rapportant l’arche d’alliance de Gibéon au tabernacle de Jérusalem, huile sur toile, début du XVIe siècle (collection privée).

  1. Il s’agit de la principale faculté de théologie non catholique du pays.[]
  2. F. Ninow, « Typology », in D. N. Freedman (éd.), Eerdmans Dictionary of the Bible, Grand Rapids : Cambridge, 2000, p. 1341.[]
  3. B. Pitre, Jesus and the Jewish Roots of Mary: Unveiling the Mother of the Messiah, Image, 2018 ; S. Hahn, Hail, Holy Queen, Image, 2015 ; T. Staples, Behold Your Mother: A Biblical and Historical Defense of the Marian Doctrines, El Cajon 2014 (NdT : de nombreux ouvrages cités dans l’article le sont en version polonaise, ou en édition électronique Amazon Kindle ; nous n’indiquerons pas les références précises dans ces cas-là).[]
  4. S. Ray, Mary, the Ark of the New Covenant, Catholic Answers, 2019.[]
  5. Traductions françaises choisies par le traducteur. K. Buzała cite la traduction polonaise de la Septante par Remigiusz Popowski et la Biblia Tysiąclecia.[]
  6. R. E. Brown, The Birth of the Messiah: A Commentary on the Infancy Narratives in the Gospels of Matthew and Luke, New York, 1993, p. 327.[]
  7. R. E. Brown, K. P. Donfried, J. A. Fitzmyer, J. Reumann (éd.), Mary in the New Testament: A Collaborative Assessment by Protestant and Roman Catholic Scholars, London 1978, p. 133.[]
  8. E. D. Svendsen, Who is My Mother?: The Role and Status of the Mother of Jesus in the New Testament and Roman Catholicism, Potchefstroom 2001, p. 139.[]
  9. On notera que la Bible de Jérusalem, comme la Biblia Tysiąclecia, traduisent partirent pour Baal de Juda, afin d’indiquer la destination du voyage (le reste du verset en indique le but), mais le texte hébreu (le sens de la préposition -מִן / מִ) n’autorise pas une telle interprétation.[]
  10. J. A. Fitzmyer, The Gospel According to Luke I-IXThe Anchor Yale Bible Commentary, New Haven / Londres, 2008, p. 364.[]
  11. M. L. Strauss, The Davidic Messiah in Luke-Acts. The Promise and its Fulfillment in Lukan Christology, Sheffield, 1995, p. 95.[]
  12. E. D. Svendsen, Who is My Mother…, p. 139.[]
  13. Mary in the New Testament…, p. 134.[][]
  14. εὐλογέω, in: The Greek-English Lexicon of the Septuagint, p. 251; εὐλογέω, in: A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, red. F. W. Danker, W. Bauer, Chicago / Londres 2000, pp. 407-408.[]
  15. ἀνακρούομαι, The Greek-English Lexicon of the Septuagint, p. 39.[]
  16. ὀρχέομαι, The Greek-English Lexicon of the Septuagint, p. 447 ; σκιρτάω, A Greek-English Lexicon of the New Testament, p. 930.[]
  17. Mary in the New Testament…, p. 133.[]
  18. R. Laurentin, Marie, mère du Seigneur, Varsovie, 1998.[]
  19. K. H. Jobes, M. Silva, Septuagint, in M. C. Tenney, M. Silva (dir.), The Zondervan Encyclopedia of the Bible, t. 5, Grand Rapids, 2009, p. 408.[]
  20. φωνή, ῆς, The Greek-English Lexicon of the Septuagint, p. 657 ; φωνή, ῆς, ἡ, A Greek-English Lexicon of the New Testament, p. 1071.[]
  21. κραυγή, ῆς, The Greek-English Lexicon of the Septuagint, p. 354 ; κραυγή, ῆς, ἡ, A Greek-English Lexicon of the New Testament, p. 565.[]
  22. Obed-Édom dans le texte hébreu (note du traducteur).[]
  23. ὁράω, A Greek-English Lexicon of the New Testament, pp. 719-720.[]
  24. Il vaut tout de même la peine d’attirer l’attention sur le caractère problématique de la symbolique qui accompagne le bâton d’Aaron — que l’on se prononce pour une typologie mariologique ou christologique. Le bâton d’Aaron représente la succession généalogique des prêtres à partir d’Aaron (Nb 18,1-7). Le Nouveau Testament refuse expressis verbis cela au Christ, en faisant dériver sa dignité sacerdotale de Melchisédech (Hé 7,11-13).[]
  25. Entre autres, chez Irénée de Lyon (IIe s.), Tertullien (II/IIIe ss.), Hippolyte de Rome (II/IIIe ss.) et Victorin de Pettau (III/IVe ss.).[]
  26. Mary in the New Testament…, p. 133.[]
  27. E. D. Svendsen, Who is My Mother…, p. 139.[]
  28. R. E. Brown, The Birth of the Messiah…, p. 327.[]
  29. R. Laurentin, Structure et théologie de Luc I-II, Paris : Gabalda et Cie, 1957.[]
  30. Mary in the New Testament…, pp. 132-134 ; A. J. Tambasco, What are they saying about Mary?, New York 1984, p. 32; R. E. Brown, The Birth of the Messiah…, pp. 327-328, 344-345 ; M. L. Strauss, The Davidic Messiah in Luke-Acts…, pp. 95-96; E. D. Svendsen, Who is My Mother…, pp. 138-140; J. A. Fitzmyer, The Gospel According to Luke I-IX…, pp. 364-365.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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