L’origine libérale de la glossolalie
10 avril 2021

Comme nous l’avons dit dans un précèdent article, tout au long de l’histoire de l’Église, on a compris le parler en langues selon deux définitions :

  • Soit comme phonation miraculeuse — celui qui parle en langues parle une langue étrangère inconnue de lui auparavant, par l’action surnaturelle du Saint-Esprit.
  • Soit comme compréhension miraculeuse — ce sont les auditeurs qui entendent dans leur langue un discours pourtant émis dans une langue étrangère, par l’action surnaturelle du Saint-Esprit.

Pourtant, les pentecôtistes et les charismatiques après eux définissent comme « parler en langues » ce que l’on appelle la glossolalie, c’est-à-dire les borborygmes que la plupart des évangéliques connaissent bien.

Comment est-on passé de l’une à l’autre ? Comment expliquer une telle rupture dans la doctrine du parler en langues ?

En très résumé : Lorsque ce phénomène apparut pour la première fois dans le pentecôtisme, à Asuza Street, les dirigeants pentecôtistes se sont retrouvés bien en peine pour l’expliquer et définir ce que c’était. Ils ont alors cherché des précédents historiques dans l’histoire de l’Église et ont notamment pris la définition que prenait Philipp Schaff, grand historien de l’Église américain, autorité absolue dans le domaine à l’époque. Problème : Philipp Schaff a hérité de sa propre école théologique (Tübingen) l’identification du « parler en langues » à la glossolalie ; or Tübingen était une place forte de la haute critique la plus libérale et anti-chrétienne qui soit. Oui vous avez bien lu : la glossolalie pentecôtiste tire ses racines du libéralisme extrême allemand.

Nous allons détailler cela avec l’excellent travail mené par Charles A. Sullivan du Gift of Tongues project. Cet article n’est qu’une synthèse de ce qu’il a fait.

Prologue : Les Irvingites et la Haute Critique Libérale

Les irvingites

Tout commence avec le mouvement qui entoure Edward Irving, un prédicateur écossais exerçant à Londres dans les années 1830. A l’époque du Second grand réveil, c’est une figure très charismatique (au sens courant du mot) attirant de grandes foules facilement, comme ce dont l’histoire évangélique est remplie. Dans son Église, les participants pratiquent un parler en langues dont personne n’a jamais entendu parler.

Edward Irving, prédicateur revivaliste au début du XIXe siècle

Parmi ces parleurs en langues, on trouvait M. Taplin, Mademoiselle Emily Cardale, Madame Caird, Mademoiselle Smith, Madame Cardale, et Monsieur Baxter. On a gardé des spécimens de ces expressions à l’époque. Par exemple : « Accrochez-vous à la Parole, à la Parole écrite, tenez ferme sur la Parole », ou bien encore : « Mourrez chaque jour, mourrez chaque jour, mourrez chaque jour », et dans la « langue inconnue » : – Ythis di lemme sumo « J’entreprends ce dilemme. » ; Hozghin alta stare « Jésus élevé » ; Holimoth holif awthaw « Saint, Très Saint Père » ; Hoze hamena nostra « Jésus prendra nos mains » ou « dirige nous » ; Casa sera hastha caro « Cette maison est sous ma protection ». L’expression frappante de M. Taplin est décrite comme un CRAS-CRAN-CRA-CRASH violemment criés avec une voix de stentor. Elle est suivie d’expressions comme « Demeurez en lui ! Demeurez en lui ! Demeurez-en lui ! Vous contemplerez sa gloire ! Vous contemplerez sa gloire ! »

Edward Miller, The History and Doctrines of Irvingism. Londres : C. K. Paul & Co., 1878.

D’où la question posée : qu’est-ce que ce cras-cran-cra-crash ? Pour les irvingites, c’est le rétablissement du parler en langues originel, celui qui est décrit dans la Bible. Par la suite, Irving et ses disciples devinrent de plus en plus sectaires et furent exclus de l’Église d’Écosse. Ils fondèrent l’Église catholique-apostolique. Ils adoptèrent l’idée qu’ils avaient restauré l’office d’apôtre dans le même sens que l’apostolat de Pierre et Paul, et comme le fait la Nouvelle Réforme Apostolique (plus connue sous le nom de NAR). C’est ici que les choses deviennent « amusantes » : dans l’organisation irvingite, les apôtres révélés par le Saint-Esprit ordonnent des évêques, qui ordonnent des prêtres, qui sont les seuls qualifiés pour conduire le culte. Il est prophétisé que Jésus reviendra avant que les douze apôtres ne meurent, et ils n’auront donc pas de remplaçants. Sauf que Jésus a décidé de faire comme le Pape François face aux dubia : il a attendu que ses rédacteurs meurent et n’est pas revenu. Le dernier apôtre irvingien est mort en 1901, le dernier évêque est mort en 1960 et le dernier prêtre en 1971. L’Église irvingite survit sans pouvoir faire de culte.

L’école de Tübingen

Revenons à la glossolalie : la question a largement dépassé les irvingites et leurs détracteurs, elle a aussi attiré l’attention de théologiens allemands, qui y ont fait référence dans leurs propres théories. Et parmi eux, considérons plus précisemment l’école de Tübigen. Le premier théologien libéral – Friedrich Schleiermacher – eut pour disciple Ferdinand Christian Baur, fondateur de l’école de Tübingen, célèbre pour la haute critique (exégèse historico-critique), une méthode d’interprétation de la Bible qui vise à lui enlever son statut inspiré. Selon Baur, la Bible était un document purement humain ; il se donnait pour but de critiquer toute interprétation traditionnelle pour exposer le fait qu’elle n’était qu’humaine et non divine.

 Frierdrich Baur influença ensuite August Neander, qui fut aussi le premier théologien à interpréter le parler en langues de la première épître aux Corinthiens comme glossolalie plutôt que xénolalie (discours en langue étrangère), en s’appuyant explicitement sur Ferdinand Baur :

En effet, l’utilité d’un tel don des langues (xénolalique) pour répandre la divine vérité aux temps apostoliques ne paraît pas si grand, si nous considérons que l’Évangile agissait principalement dans les nations qui appartenaient à l’Empire romain, où les connaissances du grec et du latin suffisaient pour ce but. C’est quelque chose de tout à fait différent dont parle ce don surnaturel des langues. Bien entendu, l’apôtre traite ici d’un discours qui ne serait pas normalement intelligible, qui vient d’un état d’esprit extatique, qui s’élève au-delà du langage de communication ordinaire. –

Augustus Neander, Planting and Training of the Christian Church by the Apostles, Londres : Henry G. Bohn, 1851 (3e éd.), vol. 1, p. 11.
August Neander, libéral allemand à l’origine de l’interprétation pentecôtiste des langues

Cette vue est reprise sans grande modification par Philipp Schaff, un de ses disciples plus conservateur, qui enseigna l’histoire de l’Église à l’Union Theological Seminary de New York, et qui écrivit The History of the Christian Church de 1858 à 1890. J’ai à titre personnel un immense respect pour Philipp Schaff, dont j’apprécie l’œuvre, particulièrement son édition des Pères de l’Église que j’utilise tous les jours.            

Philipp Schaff, historien de l’église, conservateur en théologie, mais disciple de Neander en histoire.

Cependant, comme le dit Charles A. Sullivan :

L’héritage académique de Neander fut si grand que Philipp Schaff, qui a édité l’œuvre très populaire et très fameuse History of the Christian Church, concéda que son œuvre n’était qu’une version mise à jour et modernisée des écrits de Neander. Schaff fut formé en Allemagne, mais a déménagé aux États-Unis en tant que professeur et a largement propagé les opinions de Neander.

Au début du XXe siècle, Schaff était l’autorité absolue en histoire de l’Église dans l’Église américaine, et vous allez voir que ça a son importance.

Chapitre 1 : La crise des langues pentecôtiste

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les tout premiers pentecôtistes ne pratiquaient pas uniquement la glossolalie au départ. En réalité, ils pensaient sincèrement que c’étaient des langues étrangères. C’est l’expérience qui leur apprit à quel point ils se trompaient, et qui les amena à redéfinir le « parler en langues » qu’ils expérimentaient, et à prendre cette définition chez les ultra-libéraux allemands.

Voici ce que rapporte Charles Parham, le fondateur du pentecôtisme écrit en 1898 :

31 Mai. Encore un jour à attendre des ordres supplémentaires de la part de Dieu. Ai eu la joie ce soir d’entendre frère et sœur Black et sœur Glassey chanter une partie du neuvième psaume en langue africaine. Sœur Glassey a plusieurs fois parlé dans l’Esprit, en grec, en français, en latin, en allemand, en hébreu, en italien, en japonais, en chinois et dans plusieurs dialectes africains, des mots et des phrases données par le Saint-Esprit. Elle a aussi écrit plusieurs lettres en alphabet grec et hébreu. Des mots écrits dans au moins six langues reconnues par quelqu’un qui a étudié les lettres classiques, ce qui prouve l’authenticité des dons de Dieu à notre sœur. Celui qui a dit « Ils parleront de nouvelles langues » prouve que sa parole est vraie, en permettant à quelqu’un comme notre sœur Glassey de prêcher l’Évangile éternel à chaque âme du monde, ayant la langue nécessaire à sa portée.

Tongues of Fire, 15 juillet 1898, p. 107

On remarque donc les traits suivants : le parler en langues est de la xénolalie, et il a un but missionnaire. Ces traits conditionnent la pensée pentecôtiste à l’époque. En 1906 c’est la « percée d’Asuza Street ». Dans cette Église de Los Angeles se passent de grandes manifestations de type réveil, qui attirent l’attention locale et nationale : tout le monde se demande ce qu’il se passe dans cette Église. Persuadés qu’ils sont que ces langues qu’ils expérimentent sont des langues étrangères en vue de la mission, certains pentecôtistes décident donc de partir comme missionnaires à l’étranger, pour prêcher l’Évangile de Dieu. C’est le cas notamment du couple Alfred et Lilian Garr, convenablement « baptisés de l’Esprit », qui ont reçu le don de parler les langues indiennes, notamment le bengali. En moins d’un an ils partent donc en Inde.

Sauf que devinez quoi ? Ce n’était pas du bengali. Selon le témoignage même de Alfred Garr, largement disséminé dans le mouvement pentecôtiste, cette langue surnaturelle a changé plusieurs fois au cours du voyage et n’a servi à rien dans leur contexte missionnaire. Présentement, il ne l’avait plus. Cela ne lui avait pas enlevé la foi, mais la question se pose du coup : si ce n’était pas du bengali, c’était quoi ?

Par ailleurs, aux États-Unis et notamment à Los Angeles, l’Église d’Asuza Street se fait violemment critiquer, on parle du « mouvement charabia ». Le Los Angeles Times publie en une le 18 avril 1906 : « La bizarre Babel des langues » consacrée à l’église d’Asuza Street.

You-oo-oo gou-loo-loo come under the bloo-oo-oo boo-loo crie une vielle mama de couleur, elle continue avec la harangue la plus étrange jamais prononcée. Peu de ses mots sont intelligibles, et la plupart du temps son discours consiste en une très étrange salade de syllabes, qui sont écoutées avec dévotion par la compagnie. […] Sans être découragée par l’attitude pleine de crainte des fidèles de couleur, une autre femme noire sauta sur le sol et commença une gesticulation sauvage, qui finit dans un gargouillis de prières sans mot qui n’était rien de moins que choquant. « Elle est en train de parler en langues » annonça le pasteur « continue ma sœur ! »

LA Times 18/04/1906

Certes, on répondra que ce n’est pas du charabia, mais alors qu’est ce que ces langues ? La combinaison de cette nécessité urgente de justifier la pratique et l’impossibilité de la définir comme une xénolalie est ce que Sullivan appelle : « la crise des langues pentecôtistes ».

Chapitre 2 : Résoudre la crise

La solution la plus directe aurait été de reconnaître que ces langues étaient une erreur. Mais aucun pentecôtiste ne l’a fait.  Une solution bien plus large a été d’ignorer purement et simplement le problème. C’est ce qu’a fait Alfred Garr dont nous avons parlé « je croyais parler bengali mais en fait non, tant pis, passons à autre chose ».

C’est aussi l’approche retenue par le premier ouvrage d’histoire du pentecôtisme écrit par un pentecôtiste : With Signs Following, The Story of the Pentecostal Revival in the Twentieth Century écrit par Stanley Frodsham. Dans les dix-sept premiers chapitres, Frodsham documente ce merveilleux don des langues où des personnes parlent en langues étrangères, puis à la fin du livre, la définition change sans crier gare et il parle du don des langues comme une langue secrète entre le croyant et Dieu. Pas d’explications.

C’est cette approche (ignorer la crise) qui prévaut dans le pentecôtisme aujourd’hui, et le mouvement charismatique qui suit.

En revanche, cela n’aide pas à formuler une définition : puisque ce n’est pas du parler en langues étrangères – d’ailleurs, qui a dit un jour que c’était des langues étrangères ? S’en souvient-on encore ? — on récupère dès lors le mot et la définition de glossolalie qui a été forgé par les hauts-critiques allemands, et qui a été popularisé en Amérique par Philipp Schaff. C’est cette définition, copiée-collée des ultra-libéraux allemands, que les pentecôtistes ont utilisé dès lors.

Voici ce qu’écrivait Frederick W. Farrar en 1878, celui qui a introduit le mot glossolalie et sa définition en anglais, libéral et grand ami de Darwin par ailleurs :

Je ne vois pas comment un étudiant intelligent qui étudierait réellement le sujet pourrait éviter la conclusion de Neander, que « une quelconque langue étrangère serait toute à fait accidentelle et non un élement essentiel de la langue de l’Esprit […]. » La glossolalie ou « parler en langues » est connectée avec la prophétie, c’est-à-dire la prédication exaltée, et magnifiant Dieu.

Voici ce que l’on trouve dans un journal pentecôtiste de 1916 :

Nous voyons que dire que ce don [des langues] était destiné à la prédication de l’Évangile aux étrangers est sans fondement [C’est la thèse de Neander]. Des étrangers pouvaient très certainement entendre dans leur propre langue au jour de la Pentecôte (les disciples n’étaient pas à ce moment précis en train de prêcher l’Évangile, mais de magnifier Dieu — l’usage commun de ce don.).

The Weekly Evangelical June 3, n° 142. 1916, p. 4

Et c’est ainsi que les pentecôtistes si férus de biblicisme ont utilisé, et utilisent encore une notion d’origine ultra-libérale.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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