Que veut dire Paul lorsqu’il écrit dans la première épître aux Corinthiens : « le mari non croyant est sanctifié par sa femme, et la femme non croyante est sanctifiée par son mari. S’il en était autrement, vos enfants seraient impurs, alors qu’ils sont saints » (1 Co 7:14) ?
Ce qui intrigue immédiatement, dans ce passage, c’est l’idée de la sanctification d’un incroyant par un croyant. L’idée de « sanctification », pour un lecteur chrétien, renvoie en effet spontanément à l’idée d’une transformation morale intérieure réelle produite en nous par l’Esprit de Dieu. Ce sens ne convient toutefois pas à notre passage : il n’est pas question dans ce verset d’évoquer les progrès moraux d’un conjoint incroyant, pas plus d’ailleurs qu’il n’est question d’évoquer l’hypothétique sainteté morale d’un enfant de croyant.
Ce qu’il faut noter, c’est que le langage de la sanctification, dans la Bible, ne renvoie pas seulement à un processus de transformation intérieure, mais qu’il renvoie plus fondamentalement à l’idée de consécration à Dieu : c’est le fait d’être « mis à part » pour une fin précise voulue par Dieu qui sous-tend l’emploi des termes de la famille de « sanctifier », sans que cela n’implique, de manière nécessaire, un changement intérieur réel de la part de l’objet ou de la personne ainsi « mis à part » ou « sanctifié ». Ainsi, un agneau consacré à Dieu, c’est-à-dire « mis à part » et « sanctifié », ne diffère pas intérieurement des autres agneaux non encore consacrés à Dieu. Ou encore, les prêtres ou le peuple sont dit « saints » dans l’Ancien Testament, dans le sens où ils sont admis au culte rendu à Dieu, mais sans que cela n’implique de leur part une sainteté morale nécessairement supérieure à celle des autres hommes. Les fils d’Israël sont appelés une « descendance sainte » en Esdras 9:2 alors même qu’il leur est vertement reproché leur impiété, et l’apôtre Paul, tout en parlant de « ses frères », « ses parents selon la chair, qui sont Israélites » (Rm 9:3-4) ajoute à leur propos : « si les prémices sont saintes, la masse l’est aussi ; et si la racine est sainte, les branches le sont aussi » (Rm 11:16). Autrement dit, les Israélites incroyants sont qualifiés de « saints » par l’apôtre, alors même qu’ils refusent de reconnaître en Jésus leur messie ! Nous avons là autant d’exemples d’une « sainteté » qui ne renvoie pas à une pureté morale intérieure, mais bien à la mise à part par Dieu de ces personnes pour l’accomplissement d’une partie de son plan.
C’est dans ce sens, me semble-t-il, qu’il faut comprendre l’idée de « sanctification » du conjoint incroyant par le conjoint croyant : Dieu met à part le conjoint incroyant dans un but précis, et sans que cela n’indique bien sûr une quelconque sainteté morale de ce dernier. La grande question est alors : dans quel but ? Et la réponse à cette question se trouve dans la preuve que Paul avance de la « sanctification » du conjoint non-chrétien : « S’il en était autrement, vos enfants seraient impurs, alors qu’ils sont saints ». Cette clause indique que les Corinthiens savaient déjà de manière certaine que leurs enfants étaient « saints » : c’est quelque chose d’acquis sur lequel Paul s’appuie pour répondre à la possibilité envisagée par certains Corinthiens qu’un mariage avec un incroyant ne soit pas, en fait, un « vrai » mariage devant Dieu, et que cela mette donc le croyant dans une situation d’immoralité sexuelle, dont il serait alors appelé à s’extraire en quittant son conjoint incroyant. Et Paul, face à cette suggestion, répond : « N’agissez pas ainsi ! Certes, vous ne pouvez pas contraindre le conjoint à rester avec vous s’il désire se séparer de vous, mais il ne faut pas que ce soit vous qui initiiez la séparation. » Et pourquoi ? Parce que le conjoint, même dans le cas où il est incroyant, est mis à part dans un but bien précis : celui de donner à Dieu de « saints enfants », une descendance qui soit consacrée au Seigneur.
Se pose alors la question de savoir dans quel but ces enfants sont eux-mêmes déclarés « saints ». Quel est le but spécifique que Dieu poursuit en donnant des enfants aux croyants, même dans le cas où leur conjoint est incroyant ? Avant d’y répondre, il faut toutefois en poser une autre : en quoi le principe que les enfants d’un croyant sont saints est plus certain aux yeux des Corinthiens que le fait que leur mariage soit consacré à l’œuvre du Seigneur ? Comment savaient-ils cela ?
C’est ici qu’il faut dire un mot de l’interprétation, assez courante, selon laquelle « sanctifié » veut dire « licite » et « saints » veut dire « légitimes ». Il s’agirait, pour Paul – suivant cette interprétation du moins – d’exhorter le conjoint croyant à rester avec son conjoint incroyant parce que l’union conjugale reste licite malgré l’incroyance du conjoint, ajoutant que les enfants eux-mêmes sont légitimes. Puisque, toutefois, Paul argumente dans ce passage de ce qui est mieux connu (la sainteté des enfants) à ce qui l’est moins (la sanctification du conjoint incroyant), il faut se demander quelle est la cohérence interne de l’argument ainsi compris : en quoi la validité d’un mariage est-il prouvé par la légitimité des enfants de ce lit ? N’est-ce pas en sens inverse que les choses fonctionnent ? C’est en effet parce qu’un mariage est licite, valide, « vrai » que les enfants de ce couple sont « légitimes ». Je ne sais pas si ma vie conjugale constitue un mariage licite parce que nos enfants sont légitimes, mais je sais que nos enfants sont légitimes parce que notre mariage est valide. La proposition de traduction : époux sanctifié = époux licite, et enfants saints = enfants légitimes (outre le fait que le mot saint ne veut jamais dire « légitime » ou « licite » dans les 500 ou 600 occurrences où le mot est employé dans la Bible, ce qui constitue déjà un problème lexicographique majeur) ne convient donc pas, car il rend l’argument de Paul dans ce passage incohérent : Paul ne peut, de toute évidence, pas vouloir dire que l’on sait que l’on vit avec un époux licite parce que l’on sait d’abord que nos enfants sont légitimes !
La seule solution à cette impasse serait de dire que Paul a enseigné oralement, ou dans une lettre perdue, que les enfants étaient saints au sens de légitimes. Puisque, toutefois, il n’y a aucune indication textuelle (telle qu’une clause du type : « comme je vous l’ai enseigné », ou « comme je vous l’ai déjà écrit ») que Paul fait référence à un enseignement antécédent, il faut d’abord se demander si l’Écriture ne constitue pas elle-même le contexte dans lequel lire cette déclaration, certaine aux yeux des Corinthiens, que les enfants de croyants sont « saints ».
Or, c’est précisément ce que nous trouvons dans l’Écriture : la descendance est un thème majeur des promesses bibliques. La première promesse biblique est d’ailleurs la promesse d’une descendance (Gn 3:15). Cette promesse de la descendance va être constamment reprise, dans la lignée de Seth, de Noé, d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, puis de David. L’attention accordée aux enfants est considérable dans la loi mosaïque. Et même le fameux oracle de la nouvelle alliance contient une double mention de la descendance d’Israël, Dieu s’engageant dans cet oracle à ce que cette descendance ne cesse jamais (Jr 31:36-37) !
C’est ici, me semble-t-il, que repose l’idée biblique d’une descendance « sainte », c’est-à-dire consacrée à Dieu dans un but précis. Dieu a déterminé que sa grâce se transmettrait de génération en génération. Il est ainsi le Dieu qui déclare « je fais miséricorde jusqu’en mille générations à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements » (Ex 20:6). Cela n’implique pas que tous les enfants de croyants deviendront nécessairement de « vrais » croyants à leur tour, mais cela indique la volonté de Dieu qu’il y ait toujours une lignée croyante que Dieu se conserve à travers les âges, depuis Seth jusqu’au retour du Christ.
Et lorsque nous en venons au Nouveau Testament, comment les enfants sont-ils considérés ? Comme des « saints », au même titre que toutes les autres personnes présentes dans les Églises ! Paul commence en effet l’épître aux Colossiens en s’adressant « aux saints et fidèles frères en Christ qui sont à Colosses » (1:2). Et parmi « ses saints et fidèles frères en Christ » qui y a-t-il ? Des « épouses » (3:18 ; oui, les épouses aussi sont des frères !), des « époux » (3:19), des « enfants » (3:20), des « pères » (3:21), des « esclaves » (3:22) et des « maîtres » (4:1). De même, dans une lettre adressée « aux saints qui sont à Éphèse et aux fidèles en Jésus-Christ », il s’adresse successivement aux « épouses » (5:22), aux « époux » (5:25), aux « enfants » (6:1), « aux pères » (6:4), aux « esclaves » (6:5) et aux « maîtres » (6:9). Dans ces deux cas, des « enfants » sont comptés parmi les « saints » auxquels Paul s’adresse, et Éphésiens 6:1 précise même que l’obéissance des enfants aux parents doit être « dans le Seigneur »1.
Les enfants des croyants, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, sont donc mis à part pour l’œuvre de Dieu, de telle sorte que la promesse caractéristique de l’alliance abrahamique : « ce sera une alliance perpétuelle en vertu de laquelle je serai ton Dieu et celui de ta descendance après toi » (Gn 17:7) est toujours à l’œuvre à l’époque de la nouvelle alliance : « la promesse est pour vous, pour vos enfants et pour tous ceux qui sont au loin, en aussi grand nombre que le Seigneur notre Dieu les appellera » (Ac 2:39).
Il y a là l’indication que Dieu a instauré et maintenu jusque dans la nouvelle alliance le principe d’une grâce qu’il veut faire passer d’une génération à la suivante. C’est dans ce sens que les enfants de croyants sont saints, depuis l’origine du monde : Dieu les met à part dans son projet que la lignée croyante de la femme ne s’éteigne jamais, de Seth jusqu’au retour du Christ. Nos enfants, il faut bien l’admettre, ne sont pas nécessairement saints moralement ! Ils sont toutefois appelés saints jusque dans le Nouveau Testament, parce que leur est conférée une sainteté d’appartenance, une consécration spécifique pour l’œuvre de Dieu et une mise à part dans un but bien précis : que la grâce de Dieu découle d’une génération à la suivante. C’est sur ce fondement que nous pouvons prier avec le psalmiste et plaider avec ferveur et assurance avec Dieu pour le salut de nos enfants : « Que ton activité soit visible pour tes serviteurs, et ta splendeur pour leurs enfants ! » (Ps 90:162)
En guise de conclusion, j’aimerais souligner que ce passage n’apporte aucune réponse directe à la question controversée concernant le baptême des enfants. Le baptême n’est tout simplement pas le sujet discuté par l’apôtre dans cette section, et il me semble qu’il n’y a rien qui ait été écrit ci-dessus auquel un lecteur baptiste, en tant que tel, ne puisse par principe souscrire. Ce texte ne peut pas, à mes yeux, être employé comme une preuve directe de la légitimité du baptême des enfants. En revanche, l’affinité entre cette interprétation du texte et l’argumentaire classique réformé relatif au pédobaptême est remarquable. L’interprétation donnée signale en effet la continuité du statut des enfants de croyants de l’Ancien au Nouveau Testament : les enfants de croyants sont « saints ». Dieu a toujours le projet de faire courir sa grâce d’une génération à une autre. Cela était vrai avant la venue de Jésus, cela est toujours vrai maintenant. Et cela permet alors de reformuler ainsi le fameux argument réformé de l’analogie de la circoncision en faveur du pédobaptême : si d’une part Dieu veut perpétuer sa grâce génération après génération, et que c’est le sens fondamental de la mise à part des enfants ; et si d’autre part les enfants sont saints dans le Nouveau Testament comme dans l’Ancien Testament, et que dans l’Ancien Testament, ils recevaient le signe de l’alliance qui, précisément, dépeignait la communion avec Dieu que produit la grâce divine (la circoncision du cœur) que Dieu veut faire courir d’une génération à l’autre, alors sur quel fondement empêcherait-on les enfants de la nouvelle alliance de recevoir le signe de l’alliance qui, de la même manière, dépeint la communion avec Dieu que produit la grâce divine (baptême de l’Esprit) que Dieu veut faire courir d’une génération à l’autre ? Je ne doute pas qu’un lecteur baptiste ne pourra me suivre jusqu’ici, mais la question mérite tout de même d’être posée…
- NdE (Maxime Georgel) : ajoutons que Paul applique en Éphésiens la bénédiction des 10 commandements suite à l’obéissance des enfants aux parents. Or les spécialistes s’accordent pour reconnaître que les 10 commandements sont un traité d’alliance avec Israël, introduit par la mention de l’acte rédempteur de Dieu.[↩]
- NdE (Maxime Georgel) : Prions aussi en se fondant sur la promesse de Deutéronome 30:6.[↩]
Merci pour l’article,
Pierre-Sovann écrit: « il me semble qu’il n’y a rien qui ait été écrit ci-dessus auquel un lecteur baptiste, en tant que tel, ne puisse par principe souscrire. »
C’est l’ecclésiologie mixte de jure sous-entendue dans l’argumentaire qui pose problème au baptiste que je suis. Incluez-vous les non-croyants sanctifiés « Comme des « saints », au même titre que toutes les autres personnes présentes dans les Églises »?
Salut Pascal,
Si tu lis Witsius, il explique bien que les pédobaptistes ne disent pas que les irrégénérés participent de jure à l’alliance. Par ailleurs, j’avais trouvé pertinent une remarque de Pierre-Sovann sur Jérémie 31 où il expliquait que ce chapitre ne décrivait pas ce que l’Eglise devrait être (comme le laissent entendre ceux qui disent que de facto elle est composée d’irrégénérés) mais ce qu’elle sera. Ainsi, il est manifeste qu’il décrit un état encore en partie futur.
Bonjour Pascal,
Je ne crois pas sous-entendre « une ecclésiologie mixte de jure » dans cet article, ni en considérant 1 Cor 7.14, ni avec les autres textes bibliques avancées. Peux-tu m’éclairer sur ce qui, dans mon texte, te fais penser cela ?
Lorsque tu parles des « non-croyants sanctifiés » s’agit-il des conjoints incroyants en ce qui concerne ta question ? C’est comme ça que je comprends ta question dans l’attente de tes éclaircissements. Est-ce que les conjoints incroyants sanctifiés par leur époux croyants sont « saints » au même titre que les enfants d’au moins un croyant (parmi les deux conjoints) ? La réponse est clairement non : j’explique que le langage de la sainteté signifie une « mise » à part pour l’œuvre de Dieu » et bien sûr, la mise à part pour l’œuvre de Dieu d’une personne désignée comme non-croyante ne peut pas être la même que celle d’un enfant de croyant, qui peut être ou ne pas être lui-même croyant. La sainteté de l’incroyant consiste ici à permettre que la grâce de Dieu découle d’une génération à la suivante. La sainteté de l’enfant de croyant, elle, comme l’indique son inclusion dans les destinataires des épîtres, est alliancielle. Les deux ne sont pas sur le même plan, et peut-être que cela explique que ce ne soit pas exactement la même tournure sémantique qui soit employée par Paul pour décrire la sainteté de l’époux incroyant et celle des enfants de croyants.
Merci pour ta réponse frère. Je réponds à ta question de ce qui sous-entend une Église mixte dans ton article. Peut-on affirmer les énoncés suivants sans souscrire à une ecclésiologie mixte: « Et lorsque nous en venons au Nouveau Testament, comment les enfants sont-ils considérés ? Comme des « saints », au même titre que toutes les autres personnes présentes dans les Églises ! […] Cela n’implique pas que tous les enfants de croyants deviendront nécessairement de « vrais » croyants à leur tour… » Mais de toute façon, vous adhérez bien à la doctrine d’une Église mixte ou je me trompe?
Cher Pascal,
Oui, l’Église visible est une réalité mixte. Cela, toi aussi tu le crois, non ?
Cher Pierre-Sovann,
Si tu as des explications baptistes quant à l’Église visible, je suis preneur ! J’ai l’impression que ce concept est une épine dans le pied des baptistes. Les auteurs de la 1689 ont retiré ce concept en « révisant » la Westminster, et je pense que ce n’est pas anodin.
Bonjour Fabien,
Je ne sais pas trop quoi répondre à cette question. Je n’ai jamais compris ce que les baptistes disaient de l’Église visible, puisque leur théologie les pousse à dire que l’expression est presque une contradiction dans les termes… mais si on les presse, ils doivent finir par reconnaître que ce qu’on voit rassemblé tous les dimanches matins est aussi l’Église – mais ils ne font ensuite rien de cette concession souvent faite du bout des lèvres, lorsqu’on leur parle de ceux de leurs baptisés qui, tout en ayant fait une confession de foi crédible, font ultérieurement naufrage quant à la foi…
Je suis donc d’accord pour dire que c’est une épine dans leur pied, et qu’ils ne savent pas trop quoi en dire eux-mêmes.
Très intéressant ton article. Il a le mérite de proposer une alternative originale et argumentée à la vision réformée classique je dirais (en tout cas celle qui circule) et à la vision baptiste habituelle (défendue par Buchhold par exemple). Food for thought!
Merci Matt ! Ca me fait plaisir de te voir ici.
Ce qui est intéressant, c’est que Jacques Buchhold aussi met parfois l’accent sur le caractère transgénérationnelle de la grâce. Je me souviens d’un cours où il a parlé de la lignée Saillens-Blocher, pour illustrer sa conviction que le principe de la grâce divine qui découlait d’une génération à l’autre n’avait pas été aboli avec l’instauration de la nouvelle alliance. C’est pourquoi je signale qu’un baptiste, comme Jacques Buchhold, comme Pascal Denault (ci-dessus), ou toi peuvent adhérer à ce que je dis ici, à savoir que le principe d’une grâce divine qui court d’une génération à une autre pour perpétuer une descendance croyante, est à mon avis acceptable pour les amis baptistes.
En revanche, Jacques Buchhold et Alain Nisus défendaient très fort l’idée dans leurs cours respectifs que 1 Cor 7.14 avait en vue la seule question de la légitimité du mariage, et il me semble que ce ne soit pas possible pour les raisons évoquées dans l’article.
Penses-tu, Pierre-Sovann, que ton interprétation de 1 Cor 7:14 soit « nouvelle » ou en phase avec l’exégèse réformée classique ?
Euh, je l’ai construite en consultant des classiques. Donc je ne dirais pas qu’elle est vraiment nouvelle. En revanche, elle prend le contrepied de l’interprétation dominante.