Froidure — Henry Bruston
31 janvier 2021

Ce texte du pasteur Henry Bruston a été publié dans un journal paroissial au sortir d’un hiver particulièrement froid, puis dans son recueil L’Invincible Espérance (Alès : Lumière des hommes, 1984). Henry Bruston (1904-1975) se convertit lors de ses études à l’École normale supérieure et abandonna la carrière scientifique pour des études de théologie réformée à Montpellier et à Strasbourg. En 1938, il fut un des acteurs principaux du combat pour l’orthodoxie. Il fut ensuite à tour de rôle pasteur de l’Église réformée évangélique de Saint-Jean-du-Gard (dans les Cévennes), enseignant de dogmatique à la Faculté libre de théologie réformée (Aix-en-Provence) et œuvra au rapprochement des Églises de la Réforme, dans la paroisse évangélique luthérienne de Lyon.


Le froid exceptionnel de cet hiver nous a rappelé combien nous ressentons le contre-coup des circonstances extérieures. Certes, la civilisation moderne nous a offert les moyens de lutter contre le froid ; celui-ci n’en est pas moins demeuré un adversaire redoutable, non seulement de la végétation, mais de l’homme.

Les travaux des physiologues nous apprennent que le froid agit sur le corps humain de deux manières principales : il exerce une action dépressive sur le système nerveux et il ralentit les mouvements respiratoires. Sous cette double influence, la température interne s’abaisse ; lorsqu’elle atteint 24° au-dessous de zéro, c’est la mort ; certains tissus (muscles, nerfs) résistent, puisqu’après un froid intense, mais peu prolongé, ils peuvent reprendre leur irritabilité, mais les battements cardiaques s’arrêtent inéluctablement.

La résistance au froid s’organise d’une part en modifiant les circonstances extérieures, en élevant la température externe ambiante (vêtements, chauffage, etc.), d’autre part, en réagissant contre les conséquences internes. L’action dépressive sur le système nerveux provoque l’engourdissement, phénomène bien connu des voyageurs dans la neige : s’arrêter, céder à cet engourdissement. c’est le péril de mort ; il faut secouer cette lassitude, marcher jusqu’à la limite de ses forces, coûte que coûte. Le ralentissement des mouvements respiratoires entraîne celui des battements cardiaques contre lequel on réagit, soit par des excitants (café, piqûres de camphre, etc.), soit en se frictionnant énergiquement, en se livrant à une gymnastique active.

La Bible nous révèle que l’être humain est un tout ; mon âme et mon corps ne sont pas deux réalités distinctes et partiellement indépendantes ; le froid ne s’attaque pas à mon corps, il s’attaque à moi. Et les conséquences que nous avons notées ne sont pas des conséquences purement physiques : elles sont tout autant intellectuelles, sentimentales, volitives. Elles n’exigent pas des réactions instinctives de mon corps, mais la réaction de mon être tout entier. Ne soyons pas surpris si le froid provoque une dépression spirituelle et morale, un ralentissement de notre activité ; mais prenons garde à l’engourdissement de la foi, au déclin de l’amour, à la baisse de l’espérance qui nous menacent si nous ne réagissons pas.

Jésus nous avertit également que certaines circonstances extérieures ont sur nous la même action que la froidure. Il s’agit essentiellement de la multiplication des iniquités (Matthieu 24,12) qui entraîne l’abaissement de notre température interne : l’amour se refroidit. Le spectacle des injustices, le côtoiement quotidien de trop de malheurs exercent une action dépressive sur nos nerfs, engourdissent nos réactions ; notre espérance se lasse, notre foi se ralentit dans l’exercice de la prière, notre cœur bat plus lentement jusqu’à s’endurcir (comme le froid durcit l’eau en glace). « Quand le Fils de l’Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » Ici encore, nous sommes en danger de mort, si nous ne réagissons pas. « Veillez », nous crie notre Maître.

* * *

Secouons notre engourdissement, refusons l’appel lancinant du sommeil, le refuge dans nos rêves, et coûte que coûte, marchons. Telle est la première réaction nécessaire contre le froid. Réaction à la fois physique (face à la peur de sortir, à la paresse de faire face à nos obligations) et morale (face à la fuite de nos responsabilités, à l’oubli des autres, au repliement sur soi). Fixons nos regards sur Celui qui, inlassablement, marche devant nous et nous entraîne.

Pris dans le cercle infernal du mépris qui engendre la révolte, à son tour génératrice de mépris, de l’injustice qui crée le désordre, à son tour créateur d’injustices, de la violence qui conduit à la haine, à son tour source de violence, le chrétien se lasse de marcher, est tenté de se laisser lui-même enfermer dans ce cercle sans issue, de démissionner de son espérance, de laisser engourdir sa foi, et, dans ce sommeil, de perdre sa vie. Coûte que coûte, malgré incompréhensions, sarcasmes ou injures, il faut avancer sur le chemin étroit, unique, de la paix, de la foi en Celui qui est venu semer la Parole qui rassemble les hommes dans la compréhension, le respect et l’amour ; il faut avancer vers ce Royaume qui vient vers nous, lumière et gloire du sacrifice et du service, certitude de victoire, éternel dégel de toutes nos glaces humaines. Avancer, c’est espérer, c’est croire ; avancer, c’est prier et saisir les exaucements du Seigneur. Quoi qu’il advienne — serait-ce même la guerre qui rôde et contre laquelle nous implorons le secours — l’Éternel règne.

Notre cœur ne bat plus au rythme du cœur de Dieu. Excitons-nous les uns-les autres à aimer; que la lecture de notre Bible, la participation à nos cultes, à nos services de communion, que toute la vie de nos communautés chrétiennes soient les régulateurs de nos cœurs affaiblis par le froid de l’accoutumance aux malheurs des autres. Que nos rencontres entre disciples du Maître, que l’exemple de ceux qui risquent et qui luttent soient les « coups de fouet » nécessaires pour que la flamme de l’amour nous réchauffe. Et surtout, que l’active participation aux gestes de service, d’entraide qui nous sollicitent de toutes parts soit la salutaire gymnastique qui ranime notre souffle trop lent et trop court.

Le froid de la saison passera, mais le froid du monde dure. La tentation de rester chez soi au coin du feu passera, mais celle de rester engourdis et passifs demeure. C’est au-dedans de nous que le froid pénètre, c’est là aussi qu’il est vainqueur ou vaincu ; là aussi que s’acceptent les abandons et les démissions, que s’opèrent les réactions courageuses ; là le sommeil s’empare de nous, là nous nous emparons du réveil ; là la Parole de Dieu est délaissée, là elle est crue et obère.

Seigneur, quoi qu’il advienne, donne-nous de résister au sommeil, à la mort, donne-nous de vivre de Ta vie.

Avril 1956.


Illustration de couverture : Claude Monet, La Pie, huile sur toile, 1868-1869 (Paris, musée d’Orsay).

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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