Cet article, paru en janvier 1993 sous le titre « The Structures of Ruth » dans la Biblical Horizons Newletter n°45 , est traduit avec l’aimable autorisation de son auteur, Peter Leithart du Theopolis Institute.
Vladimir Propp, dans son étude sur la Morphologie du conte (traduit en français en 1965 aux éditions du Seuil) énonce l’idée que l’une des structures fondamentales des contes populaire est la paire manque / suppression du manque. Un roi part à la recherche d’une épouse et le conte se termine par un mariage. Souvent, le héros se lance dans une quête et se retrouve dépourvu des moyens dont il a besoin pour accomplir sa mission ; ces moyens lui sont ensuite fournis de manière miraculeuse ou du moins inattendue.
Ce motif s’applique à plusieurs niveaux au livre de Ruth. Le livre commence par toute une série de « manques », tous « supprimés » dans la suite du récit. Il y a toutefois des indications que Ruth a été écrit avec un autre but que de proposer seulement un conte populaire agréable à lire ou écouter. L’indicateur chronologique en 1,1, surtout s’il est considéré en lien avec les références à David en 4,17 et 4,22, montre que l’auteur était intéressé non seulement par le sort des protagonistes particuliers de l’histoire contée mais aussi par la manière dont Dieu traitait tout Israël. Le livre de Ruth n’est pas une simple bonne vieille histoire : c’est d’histoire du salut dont il est question ici.
Ainsi peut-on voir en Naomi la représentante de la nation d’Israël, et la manière dont Dieu pourvoit aux besoins de Naomi est symbolique de la manière dont il traite Israël. À l’arrière-plan, il y a le thème d’Israël comme épouse de Dieu. Lorsqu’à l’époque des juges, les péchés d’Israël avaient chassé le Seigneur du milieu d’eux, Israël était devenue veuve. Le livre des Juges montre également que les prêtres d’Israël avaient été infidèles ; en ce sens aussi, Israël n’avait plus d’époux. Ainsi, Naomi représente la nation d’Israël privée de la protection d’un mari, qu’il s’agisse aussi bien du mari divin ou du mari lévitique. Les « manques » de Naomi sont symboliques de ceux d’Israël ; la « suppression » de ces manques consiste dans la promesse du Seigneur donnée à son peuple.
Chacune des descriptions des cinq premiers versets de Ruth est inversée à la fin du livre. Comme nous l’avons déjà noté, le livre commence à l’époque des juges, lorsqu’il n’y avait pas de roi en Israël, et il se termine par la généalogie de David. Ainsi, le livre de Ruth montre le Seigneur à l’œuvre à l’époque des juges pour faire progresser Israël vers une autre étape de son histoire.
- L’histoire commence par une famine. Cette famine est d’autant plus remarquable qu’elle a lieu à Bethléem, la « maison du pain ». Le jugement de Dieu s’est abattu sur l’Israël apostat : son grenier est vide. Dès le début de l’histoire, toutefois, Dieu visite miséricordieusement son peuple (1,6), et dans la suite du récit, Boaz, le rédempteur, procure à Ruth et Naomi une nourriture abondante (2,17 ; 3,17).
- Élimélek et Naomi, toujours au début de l’histoire, quittent le pays. Bien que Ruth et Naomi retournent dans le pays dès la fin du premier chapitre, elles ne trouvent le « repos » dans ce pays qu’au tout dernier chapitre, une fois que Boaz (encore lui !) rachète la terre d’Élimélek. Le thème d’une terre perdue qu’il faudra retrouver prend une tournure particulièrement saillante au chapitre premier. Nous y trouvons clairement le schéma d’exode : Élimélek et Naomi quittent le pays puis Naomi revient avec Ruth. Il s’agit toutefois à bien des égards d’un exode inversé. Au lieu de se multiplier dans le pays de séjour, comme Jacob l’a fait à Harân et comme Israël l’a fait en Égypte, Élimélek et ses fils meurent en ne laissant aucune descendance à Naomi. Au lieu de s’enrichir lors de leur exil loin de la Terre promise, à l’instar d’Abraham, Isaac et de Jacob, Élimélek et Naomi s’appauvrissent. Jacob avait fui Ésaü avec un bâton seulement, et revient avec deux troupes ! Il était parti les mains vides et revient dans l’abondance. Naomi , elle, s’en était allée dans l’abondance et revient les mains vides (1,21). Même si Naomi revient dans le pays, il n’y a donc pas vraiment eu d’exode ni de rédemption. Le contraste avec les exodes de ses pères soutient l’idée communément entretenue dans le judaïsme rabbinique selon laquelle Élimélek aurait péché en quittant le pays. Ruth 1 indique également clairement que demeurer physiquement dans la terre promise n’est pas identique à trouver le repos dans cette terre.
- Comme l’indique encore le début de l’histoire, Élimélek et ses deux fils meurent. Moab, à l’est de la terre promise, est un lieu de mort. Après le retour au pays, et après l’intervention du rédempteur, Ruth donne naissance à un fils. Il y a donc là un motif mort-résurrection qui est lié à une transition de la stérilité à la fertilité. Naomi a certes dépassé l’âge de procréer, et si Ruth n’est pas stérile, elle n’a pas de mari. À la fin du livre, toutefois, une postérité naît : le petit Obed y est qualifié comme le rédempteur de Naomi (4,14). Naomi la stérile devient à nouveau mère. Cela n’est pas sans évoquer les histoires des patriarches dans laquelle la promesse d’une descendance ne s’accomplit qu’au fil de nombreuses péripéties. Comme dans la Genèse, Dieu intervient ici miraculeusement pour faire advenir cette descendance. Dieu procure un « rédempteur », une descendance de laquelle sortira finalement la descendance, celle qui écrasera la tête du serpent. Israël la stérile revient à la vie par la puissance de l’Esprit et donne naissance à un fils.
- Au commencement du récit, nous avons trois veuves. Comme nous l’avons suggéré plus haut, la condition matrimoniale du veuvage symbolise la condition spirituelle d’Israël à l’époque des juges. À la fin du livre, Ruth la veuve est devenue Ruth l’épouse. Et elle donne naissance au grand-père de David, qui deviendra l’époux et le protecteur de l’épouse de Dieu.
Ces éléments de structures et ces thèmes généraux sont renforcés par l’utilisation répétitive que l’auteur fait de mots clés. Plusieurs mots importants ne sont utilisés que deux fois, mais à des moments si importants du récit qu’ils mettent en évidence certains des thèmes mentionnés1.
- Le mot « enfants », par exemple, est utilisé pour la première fois en 1,5, où il est dit que Naomi a été privée de ses deux fils. Cet emploi du mot « enfants » est ici remarquable car c’est le seul endroit dans l’Ancien Testament où le mot hébreu employé ici est utilisé pour désigner des hommes adultes mariés. Ce mot revient en 4,16-17, lorsque Naomi prend « l’enfant » et devient sa tutrice ou nourrice, et sa mère adoptive. Les « enfants » que Naomi a perdus au début de l’histoire sont désormais retrouvés en Obed.
- De même, le mot « vide » n’apparaît que deux fois. L’amère plainte de Naomi contre le Seigneur est qu’elle a été rendu « vide » (1,21). Elle est un vase vide dans tous les sens du terme : elle n’aura plus d’enfants, elle a perdu son mari, ses fils et ses terres. Mais ce n’est pas le mot de la fin. Après avoir fait alliance avec Ruth au milieu de la nuit, Boaz mesure son orge, expliquant à Ruth qu’elle ne doit pas retourner chez Naomi les mains vides (3,17). Naomi se plaint de revenir les mains vides, mais Boaz veille à ce qu’elle soit comblée.
- Enfin, le mot « ailes » apparaît également deux fois. En 2,12, Boaz exprime le souhait que le Seigneur récompense Ruth, parce qu’elle est venue se réfugier sous les ailes de Yahvé. Ruth s’est placée sous la protection de l’alliance du Seigneur, elle est devenue une habitante du pays du Seigneur au milieu du peuple du Seigneur. Au chapitre suivant, Ruth demande alors à Boaz qu’il étende ses ailes sur elle (3,19). Elle recherche auprès de lui la couverture protectrice que procure l’alliance du mariage. L’homme et la femme, dans le mariage, sont couvert d’un seul vêtement parce qu’ils constituent une seule chaire. Le lien sémantique entre 2,12 et 3,19 suggère que la manière dont Dieu procure décisivement protection et refuge à Ruth, c’est précisément par son mariage avec Boaz. Dans la pratique, Ruth trouve refuge sous les ailes du Seigneur en prenant place sous l’aile de Boaz.
Une fois ces motifs mis en évidence, le livre de Ruth apparaît comme une proclamation de l’Évangile. Le Seigneur, qui est fidèle (2,20), intervient dans un monde rempli de mort, de vide, de chaos et de chagrin, et apporte à la place la vie, la plénitude, la paix et la joie par l’intermédiaire d’un autre proche parent, de celui qui est plus grand Boaz.
Illustration : Nicolas Poussin, L’Été dit aussi Ruth et Boaz, 1660-1664, huile sur toile (Paris, Musée du Louvre).
- Pour une discussion plus approfondie de la répétition des mots clés, voir Edward F. Campbell, Ruth, The Anchor Bible, Garden City, Doubleday, 1975.[↩]
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