Quelques mots sur l’histoire
28 août 2021

L’histoire, la France, et l’éducation

Dans l’introduction à son livre Douze leçons sur l’histoire1, l’historien Antoine Prost souligne la place singulière – éminente, prestigieuse – que l’histoire a en France : « l’histoire est la référence obligée, l’horizon nécessaire de toute réflexion »2 dit-il. Les livres et journaux d’histoire se vendent 20 fois plus en France qu’en Angleterre. En 1983, 53% des français se disent intéressés par l’histoire, 15% se disent passionnés.3 Le président Mitterrand déclarait, en 1982, « qu’un peuple qui n’enseigne pas son histoire est un peuple qui perd son identité », et les Français sont unanimes à penser que leur identité – et presque leur existence nationale – passe par l’enseignement de l’histoire ; « une société qui évacue insensiblement l’histoire de ses écoles est une société suicidaire », lisons-nous dans l’éditorial de L’Histoire en janvier 1980.4 Quarante ans plus tard, est-ce toujours d’actualité ? Nous voyons tous régulièrement des journalistes et des politiciens et même des personnes dans toutes les sphères de la société faire référence à des évènements cruciaux de l’histoire française : la Révolution, la monarchie, le colonialisme, la deuxième guerre mondiale et ainsi de suite.

De tels propos sur l’importance de l’histoire dans l’éducation des français se trouvent déjà à la fin du 19e siècle chez Charles Seignobos : « l’enseignement historique est une partie de la culture générale parce qu’il fait comprendre à l’élève la société où il vivra et le rend capable de prendre part à la vie sociale. » L’histoire est ici une propédeutique du social, de sa diversité, de ses structures et de son évolution. Elle apprend aux élèves que le changement est normal, qu’il ne faut pas le redouter ; elle leur montre comment les citoyens peuvent y contribuer. Dans une perspective progressiste et réformiste, à mi-chemin des révolutions et de l’immobilisme, il s’agit bien de faire de l’histoire « un instrument d’éducation politique ».5 « Ignorer ce qui s’est passé avant nous, c’est se condamner à une éternelle enfance », disait Cicéron.6

« Le plus souvent, l’avenir ressemble au passé », dit Aristote (Rhétorique, II, 1394a), et « il n’y a rien de nouveau sous le soleil » dit l’Ecclésiaste (1.9). Tout comme le présent, l’expérience aide à comprendre le passé ; le passé aide à comprendre le présent ; c’est pourquoi on enseigne encore l’histoire aux enfants.7

La méthode historique

L’historien étudie des documents qui témoignent du passé. Cependant, « il faut distinguer les témoignages volontaires des involontaires, et surtout, il faut détecter les biais des témoignage volontaires : on dit nécessairement du bien du défunt dans son oraison funèbre. »8 Comme le disait l’historien Marc Bloch : « condamnés à connaître le passé par ses traces, nous parvenons toutefois à en savoir sur lui beaucoup plus qu’il n’avait lui-même cru bon de nous en faire connaître. »

La méthode historique répond à des questions simples :

  • D’où vient le document ?
  • Qui en est l’auteur ?
  • Comment a-t-il été transmis et conservé ?
  • L’auteur est-il sincère ?
  • A-t-il des raisons, conscientes ou non, de déformer son témoignage ?
  • Dit-il vrai ?
  • Sa position lui permettrait-elle des biais ?

« La critique de sincérité porte sur les intentions, avouées ou non, du témoin, la critique d’exactitude sur sa situation objective. La première est attentive aux mensonges, la seconde aux erreurs. Un auteur de mémoires sera suspect de se donner le beau rôle, et la critique de sincérité sera particulièrement exigeante. S’il décrit une action ou une situation à laquelle il a assisté sans être partie prenante, la critique d’exactitude lui accordera plus d’intérêt que s’il se fait seulement l’écho de tiers. »9

La méthode historique peut donc s’appliquer à tout : de la charte médiévale, à la photo, au film, aux témoignages oraux… à un article écrit sur un blog ! La méthode est toujours la même.10

L’histoire pratique l’administration des preuves : chaque affirmation est accompagnée de preuves, de renvois aux sources, et de citations, permettant le lecteur de tout vérifier. L’historien ne demande pas qu’on le croie sur parole, sous prétexte qu’il serait un professionnel qui connaîtrait son métier, bien que ce soit en général le cas. Il donne au lecteur le moyen de vérifier ce qu’il affirme.11

L’histoire n’est pas une science : « souvent les faits disparus ont laissé des traces, quelquefois directement sous forme d’écrits rédigés par des gens qui ont eux-mêmes vu ces faits. Ces traces, ce sont les documents, et la méthode historique consiste à examiner les documents pour arriver à déterminer les faits anciens dont ces documents sont les traces. Elle prend pour point de départ le document observé directement ; de là elle remonte, par une série de raisonnements compliqués, jusqu’au fait ancien qu’il s’agit de connaître. Elle diffère donc radicalement de toutes les méthodes des autres sciences. Au lieu d’observer directement des faits, elle opère indirectement en raisonnant sur des documents. Toute connaissance historique étant indirecte, l’histoire est essentiellement une science du raisonnement. Sa méthode est une méthode indirecte, par raisonnement. »12 « La science va des causes aux effets, l’histoire des effets aux causes. Elle est rétrodiction. »13

Cette « science du raisonnement » s’acquiert notamment dans les facultés d’histoire des universités. En effet, l’histoire est un métier, a craft, c’est en faisant de l’histoire qu’on devient historien. Les skills requièrent un apprentissage qui demande du temps. Les étudiants doivent, dès la première année d’étude, s’entraîner à trouver des documents puis à les analyser par la méthode historique. C’est en faisant ceci au cours de plusieurs années (3 à 5), ainsi qu’avec des documents d’époques différentes, que les étudiants apprennent le métier d’historien, avec l’aide d’historiens expérimentés.

L’historien dans son contexte

L’histoire médiatique, des journaux, des émissions de vulgarisation, voire même de l’enseignement à l’école, peut être tout à fait méthodologiquement honnête, à jour et sérieuse. Mais ses questions répondent à un besoin social, et ne s’aventurent guère dans des raisonnements complexes. On commémore le débarquement de Normandie en racontant à nouveau les événements de manière simple, mais on ne s’embarque pas dans de nouvelles questions : ce n’est pas le but.14

Les questions des historiens ne sont pas pour autant déconnectées de leur monde. Leur pertinence sociale large paraît faible, mais ces questions « qui font avancer l’histoire » s’avèrent souvent être réellement importante à une société, puisque colorée par les problèmes d’une société dont l’historien fait partie.15

Les historiens ne sont pas déconnectés de leur contexte social : « Pendant la crise économique des année 1930, on écrit sur les causes économiques de la Révolution française, aujourd’hui alors que le genre et le sexe tapissent le fil de l’actualité, les historiens s’intéressent à l’histoire des rapports genrés. »16 L’histoire est aussi écrite par les vainqueurs. Quand Théodore de Bèze écrit son Histoire ecclésiastique, il omet en grande partie le mouvement réformé français opposé à la théologie Genevoise.17 À ceci, nous pouvons ajouter un phénomène inverse documenté par l’historien juif Yosef Hayim Yerushalmi dans son ouvrage Zakhor, Histoire juive et mémoire juive (1984) : les communautés écrivent leur histoire aussi lorsqu’elles sont en situation de crise (les juifs après l’expulsion d’Espagne en 1492, les chrétiens après la Réforme du 16e siècle etc.).

Les historiens ne sont pas déconnectés de leur contexte personnel : « Les historiens du communisme sont souvent des communistes, et il en va de même respectivement du catholicisme, du protestantisme, du judaïsme etc. » « L’objectivité ne peut provenir du point de vue adopté par l’historien, car il est nécessairement situé, nécessairement subjectif. »18 Prétendre à l’objectivité ne dévoilerait que naïveté de sa part. Il est donc toujours utile de se renseigner sur l’auteur du livre qu’on lit, afin de garder en tête les possibles biais que son texte pourrait comporter, ainsi que son intention.


Petit excursus

En lien avec le paragraphe précédant, voici une courte réflexion sur la politique et la salle de cours, prononcée par le sociologue Max Weber en 1917 et publiée en 1919. Le problème délicat que souligne Weber est toujours plus d’actualité et concerne tout particulièrement les sciences humaines, dont fait partie la discipline historique.

“Arrêtons-nous à présent aux disciplines qui me sont les plus familières, en l’occurence la sociologie, l’histoire, l’économie nationale, la théorie politique et les formes de philosophie de la culture qui se donnent pour mission d’interpréter celles-ci. On dit que la politique n’a pas sa place dans les amphithéâtres, et je souscris à ce principe. Elle n’y a pas sa place du côté des étudiants. Par exemple, je déplorerais tout autant le fait que des étudiants pacifistes prennent d’assaut, pour le chahuter, la chaire de mon ancien collègue de Berlin Dietrich Schäfer, que le même procédé utilisé, dit-on, par des étudiants anti-pacifistes à l’encontre du professeur Foerster, dont les vues sont à bien des égards aussi éloignées que possible des miennes. Mais la politique n’a au demeurant pas d’avantage sa place du côté de l’enseignant. Surtout pas quand celui-ci prend la politique pour objet de son travail scientifique : elle est alors moins que jamais à sa place. Les prises de positions politiques pratiques sont une chose, l’analyse scientifique des formations politiques et des positions des partis en est une autre. Quand on parle de démocratie dans une assemblée publique, on ne fait pas mystère des prises de positions personnelles. Bien plus : on a alors le devoir de prendre un parti clairement identifiable, il faut se plier à cette maudite obligation. Les paroles qu’on prononce alors ne sont pas des outils d’analyse scientifique mais des outils politiques pour briguer auprès d’autrui une prise de position favorable. Elles ne sont pas les charrues avec lesquelles on laboure les champs de la pensée contemplative, mais des glaives dirigés contre les adversaires : des armes de combat. Dans une salle de cours ou dans un amphithéâtre, en revanche, ils serait sacrilège d’utiliser les mots de cette façon-là. Lorsqu’il est question de ”démocratie” dans ce cadre-là, par exemple, on en exposera les différentes formes, on analysera leur fonctionnement, on constatera les conséquences particulières que telle ou telle entraîne sur l’organisation de la vie ; on leur opposera ensuite les formes non démocratiques de l’ordre politique, et on tentera de faire en sorte, autant que possible, que l’auditeur soit en mesure de trouver le point à partir duquel lui-même pourra prendre position sur la question en fonction de ses propres idéaux ultimes. Mais le vrai professeur se gardera bien de lui imposer, du haut de sa chaire, une quelconque position, que ce soit explicitement ou par la suggestion – car la manière la plus déloyale est évidemment de ”laisser parler les faits”.
Pourquoi, en fait, devons-nous nous en abstenir ? Je présume que, pour beaucoup de mes très honorables collègues, il est impossible de s’imposer une pareille réserve ; et quand bien même elle serait possible, ils la tiendraient pour une lubie. On peut exposer les devoirs d’un professeur d’université, mais non les démontrer scientifiquement. On ne peut qu’exiger un acte de probité intellectuelle : reconnaître que l’observation de faits, le constat de réalités mathématiques ou logiques ou la description de la structure interne de biens culturels, d’une part, et, d’autre part, la formulation d’une réponse à la question de la valeur de la culture et de chacun des contenus qui sont les siens, ainsi qu’à la question de savoir quel type d’action on doit adopter au sein de la communauté culturelle et des groupements politiques, constituent deux ordres de problèmes absolument hétérogènes. Si l’on demande encore pourquoi ils ne peuvent être traités aussi bien l’un que l’autre dans une salle de cours, il faut répondre que le prophète et le démagogue n’ont pas leur place à la chaire d’un amphithéâtre. Il est du au prophète comme au démagogue : “Sors, va dans les rues et parle en public” (Jérémie 2.2). C’est-à-dire là où la critique est possible. Dans l’amphithéâtre, on fait face à ses auditeurs, mais ceux-ci doivent se taire et c’est au professeur de parler. Les étudiants sont contraints de se rendre au cours d’un professeur dans l’intérêt de leur carrière et personne, dans ce cadre, ne peut le soumettre à des critiques. Aussi, je tiens pour irresponsable de profiter de cette situation pour frapper les auditeurs du sceau de nos convictions politiques personnelles au lieu de les faire profiter de nos connaissances et de nos expériences scientifiques, comme nous en avons le devoir. Bien entendu, il est possible que tel ou tel professeur particulier ne parvienne qu’imparfaitement à faire taire ses sympathies subjectives. Il s’expose alors à subir les critiques les plus vives quand il comparaîtra devant le forum de sa propre conscience.”

WEBER Max, La science, profession & vocation, KALINOWSKI Isabelle (trad.), Marseille : Agone, 2005, pp. 39-42.

Ici, nous sommes réformés et nous nous intéressons tout particulièrement à l’histoire de l’Eglise réformée et ce, souvent à travers des sources produites par des réformés : de ce fait, nous devons rester vigilant aux biais que nos sources et nous-mêmes pouvons avoir. Dans son Histoire ecclésiastique, Théodore de Bèze dépeint la situation en France avec les yeux d’un réformé convaincu, voire même d’un véritable leader du monde réformé francophone de son temps. Malgré sa bienveillance et son désir d’honnêteté, il est enclin à accentuer les aspects négatifs de l’Eglise romaine et à amplifier les aspects positifs de l’Eglise réformée. N’avons-nous pas tous lu des histoires de la Réforme qui sont triomphalistes, dans lesquelles un prédicateur prêche un sermon dans une ville et toute la population est gagnée à la cause ? Les sources historiques offrent une vision plus nuancée : même dans les chefs lieux de la Réforme, une part non-négligeable de la population résiste durablement à travers le 16e siècle.19 Les réformateurs eux-mêmes en étaient conscients et nombreux sont leurs livres et lettres qui dénoncent une situation bien moins qu’idéale malgré les efforts de prédication et de catéchèse.20 Si les sources racontent une autre histoire que celle de l’histoire triomphaliste, cette dernière ment et appartient davantage à la fiction qu’à l’histoire.

L’histoire et le temps

Selon l’historien Philippe Ariès, ni les Grecs, ni les Latins de l’Antiquité n’avaient « eut l’idée d’une histoire universelle, saisissant en un seul ensemble tous les temps et tous les espaces. Au contact de la tradition juive, le monde romain, christianisé, a découvert que le genre humain avait une histoire solidaire, une histoire universelle. »21 Cette histoire universelle s’appréhende, dans la Chrétienté, de deux manière : le calendrier est à la fois cyclique et linéairement orienté. D’une part il y a l’année liturgique qui recommence annuellement. Chaque année, l’on revit la naissance, la vie, la mort et la résurrection du Christ. Parallèlement, l’on trouve l’anachronisme dans l’art : un David tue un Goliath vêtu d’une armure du 13e siècle. D’autre part, de la Création, tout se dirige vers le Jugement dernier (dont on ne peut connaître ni l’heure ni le jour).

Nous ne trouvons pas l’idée de progrès avant le milieu du 16e siècle. Retourner en arrière, aux anciens, est bon ; c’est une vertueuse régression (littéralement et sans connotation négative). Ad fontes est le moto des humanistes qui cherchent à retourner aux sources, à la fois de l’antiquité païenne et de la Bible et du Christianisme originel. Or, chez Giorgio Vasari (1511-1574) en 1550, on lit que le retour aux anciens est non seulement possible, mais leur surpassement aussi.22 De là, l’idée de progrès gagne en popularité, notamment pendant le siècle des Lumières. De nombreux théologiens libéraux du 19e siècle pensent que la race humaine se dirige vers le millennium, un âge d’or. L’esclavage vient d’être aboli. L’alcool perd un peu de son influence sur la société (notamment américaine) sous l’influence du “Temperance movement”. La Révolution industrielle a amélioré la vie de tout le monde. Mais cet optimisme se heurte brutalement aux horreurs de la première moitié du 20e siècle, et l’espérance en un âge d’or est mis en pause.23 Toutefois, ce n’est pas pour autant que l’idée de retour et de régression vertueuse soit revenue à la mode. En effet, l’idée de progrès sature toujours et encore les discours en Occident : « We will be a strong and trusted partner for peace, progress, and security. » disait Joe Biden lors de son discours inaugural.

Néanmoins, l’idée de progrès n’est plus réellement ce qu’elle était, quoiqu’en dise Biden. « Si le passé revient ainsi en force, c’est que notre temps semble connaître un dérèglement des mécanismes de la mémoire et de l’oubli qui signe peut être une crise de la perception collective de l’avenir. »24 Effectivement, la société occidentale était, autrefois, bien moins anxieuse quant à l’avenir. L’avenir chrétien est rempli d’espérance. Plus tard, malgré l’abandon du télos chrétien, des perspectives séculières ont pu avoir des visions relativement « assurées du devenir commun, que celles-ci reposent sur la projection du développement continu et harmonieux de la nation ou sur le triomphe d’une classe libératrice. Ces visions du futur ont joué un rôle essential dans la lecture de l’histoire. Elles indiquaient ce qui devait être retenu ou bien écarté du champ de l’analyse comme de celui du récit. Elles permettaient d’écrire une histoire animée d’un sens fort, déterminée par sa fin escomptée, une histoire téléologique. Notre temps n’a plus ce type de certitude ou, pour le moins, de perspective. »25 Peut-être pouvons-nous nuancer cette dernière phrase, qui semble-t-il n’est plus totalement d’actualité : la doxa séculière occidentale véhicule une confiance considérable en un futur toujours plus technologique et toujours plus égalitaire ; elle exprime également de l’anxiété face à un futur écologiquement apocalyptique. Or, parallèlement, et à mesure que l’engouement pour le futur est cultivé, l’engouement pour l’histoire diminue. Le snobisme chronologique (quand on pense que nous sommes meilleurs que nos prédécesseurs – plus et/ou moins lointains – , et que nos prédécesseurs – plus et/ou moins lointains – sont moins évolués que nous) a toujours existé, mais il s’est accentué au fil des trois derniers siècles, et atteint peut-être son paroxysme alors que la récente révolution culturelle de l’Occident touche à son aboutissement. Avec le Moyen Âge qualifié d’obscure par les philosophes des Lumières et relégué aux oubliettes de la mémoire collective, s’ajoutent la Réforme, les philosophes des Lumières eux-mêmes (en partie), et le reste de l’histoire qui ne correspond pas à la sensibilité actuelle, car teintée de patriarcat entre autres. L’histoire, aplanie tout naturellement du début à la fin du temps, chronologiquement, se voit aujourd’hui chiffonnée en une boule de présent. La diachronie est niée en faveur d’une synchronie qui excise tout ce qui ne convient pas à l’idéologie dominante du présent.

Découper l’histoire en tranches

À différentes époques, nous découpions l’histoire selon les règnes, les consuls romains, ou d’autres bornes temporelles marquantes pour la société (Jésus est né “au temps du roi Hérode” Mt 2.1). Diviser l’histoire en périodes permet de mieux l’appréhender.26 « Platon comparait le philosophe au bon cuisinier qui sait découper les poulets kat artha, selon les articulations. La comparaison est tout aussi valable pour l’historien : il doit trouver les articulations pertinentes pour découper l’histoire en périodes, c’est-à-dire substituer à la continuité insaisissable du temps une structure signifiante. »27 En Occident, depuis Bède le Vénérable, le temps a pour point de repère la naissance de Jésus, avec de nombreux points d’articulation tels que le premier Concile de Nicée (325 ans après la naissance de Jésus) – qui nous permet de parler de Christianisme anté- et post-Nicéen -, le Schisme de 1054 entre les Eglises d’Occident et d’Orient, ou encore les 95 thèses de Luther (1517), la Révocation de l’Edit de Nantes (1685), le Concile Vatican II (1962-1965) et ainsi de suite.

Aujourd’hui, nous faisons le plus souvent usage du terme de « siècle » pour se situer dans l’histoire. Bien qu’on trouve déjà cet usage aux 16e et 17e siècles28, Antoine Prost voit l’apparition de l’usage tel que nous le connaissons aujourd’hui à la fin du 18e siècle. « C’est, en effet, la Révolution qui a  ‘créé’ le siècle ; auparavant, le terme avait un sens approximatif. Le  ‘siècle’  de Louis XIV est pour Voltaire un règne un peu long, pas une période de cent ans dotée d’une claire identité. Mais, avec la Révolution, prévaut le sentiment d’un changement majeur, d’un contraste, et le tournant du siècle est, pour la première fois, vécu comme un tournant tout court. Produit d’une comparaison entre le siècle qui s’achève et celui qui s’ouvre, le siècle permet de penser la comparaison, c’est-à-dire à la fois la continuité et la rupture. C’est d’ailleurs pourquoi les siècles des historiens ont une certaine plasticité : le XIXe siècle se termine en 1914 et l’on connaît des longs ou des courts XVIe siècles. »29

Danger de l’anachronisme

Peut-on parler du passé sans le déformer ? « À penser le passé avec des concepts contemporains, on risque l’anachronisme. Le danger est particulièrement grand dans le domaine de l’histoire des idées ou des mentalités. Lucien Febvre a bien montré dans son Rabelais combien les concepts d’athéisme et même d’incroyance appliqués au XVIe siècle constituaient des anachronismes majeurs. La tentation resurgit pourtant inévitablement, car l’historien formule d’abord ses questions avec les concepts de son propre temps, puisqu’il les pose depuis la société où il vit. »30

En revanche, il est des réalités pour lesquelles l’historien n’a pas le choix entre les concepts d’époque et les concepts d’aujourd’hui : ce sont les périodes et les processus. Il est extrêmement rare que les contemporains d’une époque aient eu conscience de l’originalité de la période qu’ils vivaient au point de lui donner un nom au moment même. Pour parler de la Belle Époque, il faut avoir traversé la guerre de 1914-1918 et vivre un temps d’inflation. L’expression bien commode de premier 20e siècle pour désigner la période 1900-1940 n’est guère apparue avant les années 1970. Les Grecs de l’époque classique ignoraient qu’elle le fût, et pareillement ceux de l’époque hellénistique. Il n’y a guère que les grands mouvements populaires, ou les guerres, qui suscitent chez les contemporains le sentiment de constituer une période particulière et qui demandent un nom : la Révolution a été nommée sur-le-champ et les Français de 1940 ont eu clairement conscience de vivre une débâcle.31 La crise du Covid-19 sera-elle un point de pivot entre deux époques, dont les historiens du futur écriront de bien gros tomes ?


  1. PROST, Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris : Éditions du Seuil, 2010 (19961), 370 p. Ce livre est une lecture propédeutique pour les étudiants en histoire. L’auteur y aborde le métier d’historien, la méthode historique, ainsi que la place de l’histoire et de l’historien dans la société.[]
  2. Idem, pp. 14-15.[]
  3. Idem, p. 15.[]
  4. Idem, p. 16.[]
  5. Idem, pp. 26-7.[]
  6. CICERON, L’Orateur, Nisard (trad.), Paris : Didot Frères, 1869, XXXIV.[]
  7. Idem, p. 161.[]
  8. Idem, p. 63.[]
  9. Idem, p. 62.[]
  10. Idem, p. 67.[]
  11. Idem, p. 56.[]
  12. Idem, p. 69.[]
  13. Idem, p. 173.[]
  14. Idem, p. 88-9.[]
  15. Idem, p. 90.[]
  16. Idem, p. 91.[]
  17. BRUENING, Michael W., Refusing to Kiss the Slipper: Opposition to Calvinism in the Francophone Reformation, Oxford : OUP, 2021.[]
  18. PROST, op. cit, pp. 93, 99-100.[]
  19. Voir par exemple les mémoires de Master de mes collègues d’étude : Thomas Cristofis, Les résistances à la Réforme dans le Pays de Vaud (1525–1590), Mémoire de Master, Université de Lausanne, 2020; Elias Jordan, Les testaments vaudois au début de la Réforme (1534–1550), entre adaptations et résistances, Mémoire de Master, Université de Lausanne, 2020[]
  20. Voir par exemple FAREL, Guillaume, Epistre exhortatoire à tous ceux qui ont cognoissance de l’Evangile, Genève : Jean Girard, 1544.[]
  21. PROST, op. cit, p. 116.[]
  22. Idem, pp. 107-9.[]
  23. SHAW, Benjamin, Ecclesiastes. Life in a Fallen World, Edinburgh : Banner of Truth, 2019, pp. 15-16.[]
  24. “Introduction”, in DELACROIX Christian, DOSSE François, GARCIA Patrick, OFFENSTADT Nicolas (dirs.), Historiographies : concepts et débats. 1, Paris : Gallimard, 2011, pp. 15-16.[]
  25. Idem, pp. 15-16.[]
  26. À ce propos, voir Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches, de Jacques Le Goff.[]
  27. PROST, op. cit, pp. 114-5.[]
  28. Voir par exemple les Centuries de Magdebourg, par Matthias Flacius Illyricus (1520-1575).[]
  29. PROST, op. cit, pp. 115-6.[]
  30. Idem, p. 127.[]
  31. Idem, pp. 127-8.[]

Josué Isaac

Sauvé, mari, père, historien et passionné de théologie.

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