La pratique historique de l’ensemble des Églises réformées fut de n’admettre à la table du Seigneur qu’après une catéchèse et une autorisation de la part des anciens. Avec la progression du libéralisme, la pratique a pu se relâcher, principalement parce que la catéchèse elle-même s’est relâchée et que les conditions d’accès à la Cène furent revue à la baisse, avec parfois un effondrement total de la discipline d’Église. Plus récemment, néanmoins, des auteurs qui ne sont pas d’une mouvance nettement libérale ont questionné cette pratique historique des Églises réformées. Dans cet article, nous vous offrons quelques réflexions du théologien réformé J. V. Fesko, issues de son livre sur le baptême1. Mais avant de lui donner la parole, quelques remarques de bon sens sur ce sujet.
Premièrement, le terme pédocommunion en lui-même est trompeur, suggérant une symétrie avec la question du pédobaptême. Il n’en est rien. En effet, si l’on considère la matière des deux sacrements, c’est-à-dire en quoi ils consistent indépendamment de leur sens spirituel, une différence évidente apparait. Le baptême consiste à appliquer de l’eau sur un corps au nom de la Trinité. Un nourrisson est matériellement capable d’être le sujet d’un tel lavement, indépendamment de la question de la validité d’un tel baptême. La Cène, en revanche, consiste à consacrer du pain et du vin pour un usage saint puis à consommer ce pain et ce vin. Or, un nourrisson n’est matériellement pas capable d’ingérer du pain. Ainsi, sur un plan de simple bon sens, on comprend que la question ne peut pas se poser dans les mêmes termes : le préfixe pédo- dans pédobaptême peut désigner un nourrisson ; il a nécessairement un autre sens dans pédocommunion.
Deuxièmement, si l’on continue avec les remarques de bon sens, il est remarquable que parmi les éléments de la Cène figure le vin, une boisson fermentée, une boisson « forte2», une boisson associée à la maturité et non l’enfance.
Par ailleurs, le parallèle vétérotestamentaire souvent invoqué, la Pâque, invite aux mêmes constats : un nourrisson n’est pas en capacité de manger de l’agneau. Ainsi, toutes les parties, dans ce débat, doivent admettre qu’il n’existe pas de symétrie stricte entre baptême et Sainte-Cène quant à la matière de ces sacrements. Or, la plupart des arguments pour la pédocommunion reposent sur une telle symétrie.
Enfin, il faut noter que les Églises réformées historiques ont admis à la table du Seigneur des enfants. Calvin mentionne un enfant de 10 ans, par exemple. La question ne porte donc pas sur la distinction adulte/enfant mais sur la nécessité d’une catéchèse ou instruction minimale auparavant. Ces considérations en tête, je laisse la parole à J. V. Fesko.
Introduction
Ce n’est pas parce que les enfants sont baptisés et sont membres de l’Église qu’ils ont automatiquement le droit de participer à la Sainte-Cène3. La pédocommunion est l’enseignement qui affirme qu’une profession de foi n’est pas nécessaire pour participer à la Cène, mais qu’une fois qu’une personne est initiée à l’Église par le baptême, elle a accès à tous les droits des membres, y compris la participation à la Cène. Tout comme les enfants étaient admis à tous les repas sacrificiels d’Israël, les enfants du Nouveau Testament devraient être admis à la cène, argumente-t-on4. Comme pour tout mouvement, il y a une aile droite et une aile gauche. Parmi les partisans de la pédocommunion, certains pensent que les enfants doivent participer au repas par intinction, c’est-à-dire que les parents trempent le pain dans le vin et placent les éléments dans la bouche des enfants. De l’autre côté du spectre, d’autres pensent que les enfants qui montrent un intérêt pour la Cène devraient être autorisés à y participer sans profession de foi. Les partisans de la pédocommunion trouveront sans doute cette brève réponse insuffisante, mais les points suivants démontrent l’illégitimité de cette pratique.
Première erreur : la nature de la Pâque
Premièrement, les partisans de la pédocommunion soutiennent qu’il existe des parallèles entre la circoncision et le baptême, ainsi qu’entre la Pâque et la Cène. L’hypothèse est que, tout comme les enfants sont circoncis dans l’Ancien Testament et baptisés dans le Nouveau Testament, il en va de même pour la Pâque et la Cène. Une telle conclusion ne rend pas compte de manière adéquate des instructions explicites concernant l’administration du repas de la Pâque. Lors de l’institution du repas, Dieu dit au peuple par l’intermédiaire de Moïse : Lorsque vos enfants vous diront : « Que signifie ce service ? » vous répondrez : « C’est le sacrifice pascal du Seigneur, qui a passé sur les maisons des enfants d’Israël en Égypte, lorsqu’il a frappé les Égyptiens et délivré nos maisons. » (Ex 12,26-27). Cette déclaration montre que les enfants capables d’interroger et de comprendre participaient au repas. On trouve un parallèle dans les instructions de Paul à ceux qui prennent part au repas : ils sont censés discerner le corps du Seigneur, la signification du pain et de la coupe, et s’examiner eux-mêmes. (1 Cor 11,23-29) À ce propos, Murray écrit : « Les enfants d’un tel âge et d’une telle intelligence sont dans une catégorie différente de celle des nourrissons. Les pédobaptistes ne refusent pas d’admettre à la table du Seigneur des enfants d’un âge et d’une intelligence suffisants pour connaître la signification de la Cène5. » Les partisans de la pédocommunion ont donc mal interprété la nature de l’administration de la Pâque.
Cependant, il existe une question plus fondamentale concernant la toile de fond de l’Ancien Testament pour la Cène. Le Christ a-t-il célébré la Pâque lors de la Cène, ou la Pâque a-t-elle été l’occasion de la première Cène ? Bien qu’il y ait certainement un lien entre la Pâque et la Cène, le passage le plus spécifiquement lié à l’institution de la Cène est Exode 24 et la ratification de l’alliance. La Pâque n’était pas une fin en soi, mais pointait vers le but de l’alliance d’Exode 24, l’adoration et la communion en présence de Dieu6. Ce qui justifie ce lien est l’apparition de l’expression דַם־הַבְּרִית / τὸ αἷμα τῆς διαθήκης (le sang de l’alliance) (Ex 24,8). Cette expression précise n’apparaît qu’une seule fois dans l’Ancien Testament (Za 9,11) et quatre fois dans le Nouveau Testament (Mt 26,28 ; Mc 14,24 ; Hé 9,20, 10,29). Lors de la ratification de l’alliance de l’Exode, seuls Moïse, Aaron, les prêtres et les anciens sont montés sur le Sinaï pour manger le repas de ratification de l’alliance en présence de Dieu, sains et saufs, c’est-à-dire des adultes professant uniquement (Ex 24,9-11). De même, lors du repas de ratification de l’alliance dans le Nouveau Testament, seuls le Christ et ses disciples ont participé. Cela soulève la distinction très importante, mais souvent oubliée, entre le baptême comme initiation à l’alliance et la Cène comme ratification de l’alliance. Nous reviendrons plus loin sur ce point.
Deuxième erreur : la différence entre les deux sacrements
Deuxièmement, le Christ donne l’instruction spécifique selon laquelle les participants à la Cène sont censés la prendre en souvenir de lui : Faites ceci en mémoire de moi, toutes les fois que vous en boirez. (1 Co 11,24-25) Pour reconnaître le corps du Christ, il faut comprendre et saisir par la foi la signification de la vie, de la mort, de la résurrection et de l’ascension de Jésus. Un tel rappel démontre la différence entre le baptême et la Cène. Dans le baptême, le bénéficiaire, qu’il soit enfant ou adulte, reçoit passivement le rite lorsqu’un autre le baptise. Dans la Cène, par contre, il y a l’exigence d’une participation active — l’examen de conscience et la reconnaissance du corps du Christ7. Cet examen de conscience est la ratification de l’alliance mentionnée plus haut. Comme l’écrit Calvin, « par le baptême, ils sont admis dans le troupeau du Christ, et le symbole de leur adoption leur suffit jusqu’à ce qu’à l’âge adulte ils soient capables de porter une nourriture solide. C’est pourquoi nous devons attendre le moment de l’examen, que Dieu demande expressément dans la Sainte Cène8». Les partisans de la pédocommunion se trompent en pensant que le baptême et la Cène fonctionnent exactement de la même manière et ont donc les mêmes récipiendaires.
Troisième erreur : la dimension eschatologique
Le troisième et dernier point concerne la relation entre la Cène et l’histoire de la rédemption. Le baptême est un sacrement d’initiation, d’entrée dans la communauté visible de l’alliance. En revanche, la Cène est un sacrement qui a pour but la ratification de l’alliance et la consommation. Dans les types de l’Ancien Testament, Israël a été baptisé dans la mer Rouge, puis Moïse, Aaron, ses fils et les soixante-dix anciens sont montés sur le Sinaï et ont pris un repas de ratification de l’alliance en présence de Dieu, sains et saufs (Ex 24,1-11). Dans le récit plus large, le baptême de l’exode a fait place à l’habitation en présence de Dieu et à la consommation du repas de l’alliance en sa présence au tabernacle et, plus tard, au temple dans la terre promise. Le Christ institue le repas en prévision de la consommation du royaume (Mt 26,29 ; Mc 14,25 ; Lc 22,18). La présence sacramentelle du Christ dans le repas concentre l’attention de l’Église sur le dernier jour et la consommation9.
Cependant, la Cène ne focalise pas seulement l’attention de l’Église sur le dernier jour, mais elle aussi sert d’anticipation au jugement dernier. En se souvenant du Christ et en reconnaissant à juste titre son corps dans le repas, l’examen de conscience du bénéficiaire n’est pas simplement un regard introspectif sur son âme pour voir s’il a commis un péché dont il ne s’est pas encore repenti. Au contraire, la Cène est une parousie anticipée du Christ, et l’examen de conscience est une forme de jugement par lequel le communiant se demande s’il regarde par la foi vers le Christ, celui qui a porté sa condamnation en son nom. Le baptême représente une anticipation du jugement final, car ceux qui reçoivent le rite sont sacramentellement unis à l’homme qui les représente, le dernier Adam, dans sa mort et sa résurrection. La condamnation divine du péché est tombée sur le Christ, qui a porté la colère de Dieu au nom de son épouse. Mais entre le baptême et le jugement dernier, il y a le triste mais inévitable fait que les chrétiens baptisés et professants pèchent. Par conséquent, la Cène est l’anticipation du jugement dernier et de la parousie qui renforce la promesse de jugement et de justification proclamée sacramentellement lors du baptême10.
Étant donné l’accent mis sur l’initiation et la consommation dans le baptême et la Cène, respectivement, la Cène doit donc faire l’objet d’un examen de conscience. La Première épître aux Corinthiens (11,27-34) instruit l’Église au sujet de la parousie imminente du Christ, lorsqu’il célébrera le repas des noces de l’Agneau avec son épouse. Toutefois, compte tenu de la relation entre l’initiation et la consommation, le repas est célébré dans l’intervalle entre le baptême et le jugement dernier. Le chrétien est donc censé s’éprouver lui-même (1 Cor 11,28) et faire preuve de suffisamment de discernement à son égard (v. 31) pour savoir qu’il est un pécheur sauvé par le Christ. Le participant confesse son péché et se tourne vers le Christ par la foi dans le présent, afin de ne pas manger et boire le jugement sur lui-même. Le terme κρίμα (jugement) indique habituellement un verdict de culpabilité (v. 29 ; cf. v. 34). Le croyant effectue ce jugement sur lui-même afin de ne pas être finalement déclaré coupable de la mort du Seigneur et de ne pas participer ainsi à la condamnation du monde (v. 32). À chaque célébration de la Cène, le chrétien est censé ratifier et renouveler son acceptation baptismale de la condamnation divine du péché. En d’autres termes, la Cène est une anticipation du jugement final et des noces de l’Agneau — une anticipation miniature du retour du Christ et des grandes noces11.
C’est pourquoi Paul explique que la Cène appelle à l’examen de conscience : elle annonce le retour du Christ, le jugement dernier et la consommation de toutes choses. Le repas invite l’Église à s’abriter par la foi dans l’arche de sa vie, de sa mort, de sa résurrection et de son ascension, dans l’attente du jugement de l’Esprit sur la terre — le baptême de feu — qui ne cessera de monter. Le repas proclame que parmi ceux qui ont visiblement fait alliance avec le Christ, tous ne se tiendront pas avec lui au festin eschatologique des noces de l’Agneau. L’invitation est lancée et beaucoup sont invités. Mais ceux qui viennent ne peuvent rester que s’ils portent les vêtements de noces appropriés — la robe de la justice du dernier Adam. La pédocommunion ne tient pas compte de la relation entre la Cène et l’eschatologie.
Conclusion
Les défenseurs de la pédocommunion ne traitent donc pas de manière adéquate ces trois points : la nature de la Pâque et l’arrière-plan plus probable du repas de ratification de l’alliance de l’Exode ; les différences entre le baptême et la Cène (initiation de l’alliance vs. ratification) ; et le rapport de la Cène à l’eschatologie. Certains pourraient crier à l’injustice et prétendre que ces points annulent ce qui a été soutenu au sujet du baptême des enfants. Ce n’est pas le cas. Le baptême n’est un moyen de grâce que par l’action de l’Esprit au travers de la foi. La Bible montre clairement que l’administration du rite initiatique, qu’il s’agisse de la circoncision ou du baptême, peut précéder la profession de foi. Cependant, la Bible est tout aussi claire sur le fait qu’une profession de foi est nécessaire pour la Cène. La différence entre les deux sacrements réside finalement dans la distinction entre l’initiation passive à l’alliance et la participation active à la consommation et à la purification de la communauté de l’alliance.
Illustration en couverture : Palma le Jeune, La Pâque, huile sur toile 1580-1581 (Venise, église San Giacomo dall’Orio).
- J. V. Fesko, Word, Water and Spirit A Reformed Perspective on Baptism, Reformation Heritage Books, 2013, pp. 361-365.[↩]
- Proverbes 31,6-7.[↩]
- Contra Malone, Baptism of Disciples Alone, p. 23.[↩]
- Voir, par exemple, Peter Leithart, « A Response to “1 Corinthians 11:17-34 : The Lord’s Supper”», in E. Calvin Beisner (dir.), The Auburn Avenue Theology: Pros & Cons, Fort Lauderdale, Floride : Knox Theological Seminary, 2004, pp. 297-304 ; idem, The Priesthood of the Plebs : A Theology of Baptism, Eugene, Oregon : Wipf & Stock, 2003, pp. 146-53 ; cf. Guy Prentiss Waters, The Federal Vision and Covenant Theology. A Comparative Analysis, Phillipsburg, New Jersey : Presbyterian & Reformed, 2006, pp. 287-92.[↩]
- John Murray, Christian Baptism, p. 74.[↩]
- G. K. Beale et D. A. Carson, Commentary on the New Testament Use of the Old Testament, pp. 229-232.[↩]
- Torrance et al., Doctrine of Baptism, p. 54.[↩]
- Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, IV, XVI, 31.[↩]
- Geoffrey Wainwright, Eucharist and Eschatology, Akron, Ohio : OSL Publications, 2002, p. 103 ; voir également G. K. Beale, « The New Testament and New Creation », in Scott J. Hafemann (dir.), Biblical Theology : Retrospect & Prospect, Downers Grove, Illinois : InterVarsity, 2002, p. 170.[↩]
- Geoffrey Wainwright, Eucharist and Eschatology, Akron, Ohio, OSL Publications, 2002, pp. 100-101.[↩]
- Geoffrey Wainwright, Eucharist and Eschatology, Akron, Ohio :OSL Publications, 2002, p. 103.[↩]
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