Connaître Dieu – Thomas D'Aquin
23 mars 2019

Nous avons vu dans l’article précédent les 6 premiers articles de la question 12 « quomodo cognoscatur a creaturis » -woups, désolé- « Comment Dieu est connu de ses créatures? »  Tâchons maintenant de finir la série: vous allez découvrir dans cet article jusqu’à où nous pouvons connaître Dieu, et selon quelles capacités.

Article 7: Est ce que l’on peut tout connaître de Dieu?

En langage thomiste: « Un intellect créé peut-il comprendre l’essence divine? »

A priori, on pourrait répondre que oui, puisque malgré le péché et la faiblesse de notre esprit, nous réussissons à comprendre que Dieu est un, qu’il est Amour et ainsi de suite. Sauf que Thomas d’Aquin ne prend pas ce sens du mot « comprendre » qui est au mieux un synonyme de « voir et accepter ».

Pour en avoir l’évidence, il faut savoir que “ comprendre ” c’est connaître parfaitement, c’est-à-dire connaître un objet autant qu’il est connaissable. Aussi, lorsqu’une vérité est démontrable scientifiquement, celui qui ne la connaît qu’à la manière d’une opinion, pour une raison seulement plausible, ne la comprend pas. Par exemple, si quelqu’un sait par démonstration que la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux droits, il comprend cette vérité ; mais si un autre la reçoit comme probable par le fait que des savants ou la plupart des hommes l’affirment ainsi, celui-là ne comprend pas ; car il ne parvient pas à cette manière parfaite de connaissance dont cette vérité est susceptible. – Ia, Q12, a7

Voilà pourquoi la thèse de Thomas est:

On lit dans Jérémie (32,18.19 Vg) : “ Toi, le Dieu grand et fort, dont le nom est Seigneur de l’univers, grand dans tes desseins et incompréhensible dans tes pensées. ”

Comprendre Dieu est impossible à un intellect créé quel qu’il soit ; mais que notre esprit l’atteigne de quelque manière, c’est déjà une grande béatitude, selon S. Augustin. -Ia, Q12, a7

Voici la raison: on connaît plus parfaitement une chose, jusqu’à la com-prendre (=notre intellect la saisit toute entière), que si la chose est pleinement connaissable par l’homme. En langage commun on dira: « on ne connait que ce qui peut rentrer dans notre tête ». Or, on a prouvé à l’article précédent que l’esprit humain ne saisit pas tout de Dieu, mais uniquement ce que Dieu lui révèle, et que nous verrons tous plus ou moins de l’essence de Dieu. Donc l’esprit humain ne peut pas tout comprendre de Dieu.

Il est noté que cette « incompréhensibilité » de Dieu est un élément important de toute recherche théologique, et qu’elle est instinctive à la plupart des chrétiens qui se posent la question de « peut-on connaître Dieu? »: Oui on peut le connaître, mais Dieu sera toujours trop grand pour être tout entier dans notre esprit. C’est comme voir la mer: on ne voit que ce qui est visible depuis le rivage, mais nous ne voyons ni les profondeurs ni la fin de la mer. De même nous voyons l’essence de Dieu, mais il y en aura toujours à découvrir et connaître.

Je vous renvoie vers le commentaire de Pascal Denault sur la confession de foi de 1689 qui aborde ce point précis.

Article 8: En connaissant Dieu, connait-on tout ce qu’il fait?

En langage thomiste: « L’intellect créé qui voit l’essence divine connaît-il en elle toutes choses? » Je dois vous avouer que j’ai parfois été tenté de demander à Dieu le don d’interprétation des langues pour comprendre, mais avec l’habitude ça vient.

Il apparaît normal, si l’on voit l’essence du Dieu créateur, que l’on voit la création ou comment il fait la création. Si l’on voit Dieu, on devrait aussi le voir à l’oeuvre, non? Non.

Faisons simple et sobre. Voici la réponse de Thomas à cette question:

Il faut dire que l’intellect créé, en voyant l’essence de Dieu, ne voit pas en elle tout ce que Dieu fait ou peut faire. – Ia Q12 a8

Et il s’appuie sur ce raisonnement:

En sens contraire, les anges voient Dieu par essence ; et pourtant, ils ne savent pas tout. Selon Denys ‘, “ les anges inférieurs sont purifiés de l’ignorance par les anges supérieurs ”. En outre, les anges ignorent les futurs contingents et les pensées des cœurs, objets connus de Dieu seul. Donc, tous ceux qui voient l’essence de Dieu ne voient pas tout. -idem

Pour un évangélique ce sera une explication suffisante, mais touchons quand même un mot de ce que Thomas en dit dans sa réponse:

Si vous avez lu l’article sur la perfection de Dieu, vous vous souviendrez que l’on se demandait si les perfections des choses étaient en Dieu. Il a été répondu que oui, on pouvait retrouver la blancheur de la neige en Dieu, mais pas « de raison », c’est à dire que Dieu n’est pas le Blanc suprême. La perfection des choses se situe en Dieu « de façon éminente », c’est à dire dans le fait que Dieu donne à la neige son existence et ses propriétés dont la blancheur, sans que cette blancheur ne soit en lui. Donc en voyant l’essence de Dieu, nous ne verrons pas ce que Dieu fait. Du moins pas directement.

En revanche, si nous le connaissons assez, nous verrons aussi plus facilement ce qu’il fait. Plus nous verrons le Dieu créateur, et plus nous verrons ce que c’est que la création.  C’est ainsi que Thomas dit:

Toutes choses autres que Dieu sont en Dieu comme des effets sont dans leur cause, c’est-à-dire virtuellement. Donc, toutes choses sont vues en Dieu comme l’effet est vu dans la cause. Mais il est clair que plus parfaitement une cause est vue, plus nombreux sont les effets qu’on peut voir en elle. -Ia, Q12, a8

Nous venons de dire que personne ne verra jamais « tout » Dieu, et donc on ne verra jamais tout ce qu’il fait.

Mais, parmi toutes les choses que Dieu fait ou peut faire, un intellect en connaît d’autant plus qu’il voit Dieu plus parfaitement.
-Ia, Q12, a8

Et rappelez vous l’article précédent: celui qui voit le plus Dieu, c’est celui qui a le plus d’amour en son âme. Ainsi donc, Polycarpe non seulement verra plus Dieu que Constantin, mais il verra aussi davantage et plus finement les oeuvres de Dieu.

Article 9: Est ce que l’on verra ce qu’il y a en Dieu par des images ou des symboles?

En langage thomiste: « Ce que l’intellect créé connaît en Dieu, le connaît-il au moyen de certaines représentations ? »

Verrons nous l’Amour de Dieu sous la forme d’un gros coeur? Verrons nous la Justice de Dieu comme un glaive ou une balance? Verrons nous la force de Dieu sous la forme d’un lion?

Le miroir et toutes les choses qui y apparaissent, sont vues dans une représentation unique. Or, tout ce que l’on voit en Dieu, on le voit là comme dans un miroir intelligible. Donc, si Dieu même n’est pas vu par similitude, mais par son essence, les choses vues en lui ne le seront pas non plus par similitudes ou représentations. – Ia, Q12, a9

Si nous voyons Dieu directement, et non à travers la représentation d’un agneau avec drapeau, ou d’un « lion de Juda », alors ses attributs n’ont tout simplement pas de raisons d’être vus autrement que sans représentations intermédiaires.

Article 10: Voit-on Dieu en une seule fois ou par morceaux?

En VO: « L’intellect créé connaît-il simultanément tout ce qu’il voit en Dieu ? »

Nous avons tellement insisté sur la finitude de notre esprit et notre incapacité à comprendre Dieu pleinement que l’on peut croire que si nous voyons Dieu, ce sera petit à petit, un peu comme une souris qui ne verrait que les chaussures de l’homme, puis sa main, puis ses manches et ses épaules alors qu’elle se déplace sur lui. De la même façon Dieu paraît si grand et nous si petit que nous ne verrons Dieu que progressivement et de façon toujours continue… sauf que non.

Augustin écrit : “ Nos pensées ne seront pas changeantes, allant et venant d’un objet à un autre ; tout ce que nous saurons, nous le verrons d’un seul regard. ”

Les choses qui sont vues dans le Verbe ne sont pas vues successivement, mais simultanément. – Ia Q12, a10

Rappelez vous que nous avons beaucoup insisté que nous ne verrons pas Dieu à travers des représentations, ni même ses attributs. Nous verrons tout Dieu directement, et tous ses attributs directement, sans représentations intermédiaires. Dès lors, puisque voir Dieu n’est pas voir une succession d’images de ce qu’il est, c’est que nous le voyons « tout à la fois ». En un seul coup.

Cela veut dire concrètement que ce que nous verrons à la fin des temps ne sera pas un mur de lumière tantôt rose amour, rouge colère, puis blanc pureté: nous verrons directement tout à la fois. Je dis cela parce que personnellement c’était comme ça que je me représentais la vision de Dieu le Père. Ahem. Bon bon bon passons à l’article suivant.

Article 11: Un homme peut-il voir en cette vie l’essence de Dieu?

Pour une fois, c’est la question mot pour mot!

Et en bon lecteurs de la Bible sophistiqués et bien éduqués nous répondons: « Wesh genre mais trop quoi! »

Sauf que non.

Dieu dit (Ex 33, 20) : “ L’homme ne pourra pas me voir et vivre. ” Sur quoi la Glose écrit : “ Tant qu’on vit ici-bas de la vie mortelle, on peut voir Dieu par des images, mais non par la représentation même de sa nature. ” – Ia, Q12, a11

La bible et la glose le disent, c’est donc établi. Je me permets ici de penser à ce chant très populaire dans le monde évangélique américain (ou qui fut populaire?):

Jesus loves me this I know 
For the Bible tells me so

S’il était composé au moyen âge il serait devenu:

Jesus loves me this I know
For the Bible, the official medieval biblical commentary, Saint Augustine, Boetius, Denys and the rest of church fathers tells me so.

Mais je m’égare. Revenons au sujet.

Pour Thomas d’Aquin le problème est que cette vie est matérielle, que toute notre connaissance en conséquence est construite à partir de nos expériences matérielles, et que ce n’est pas adapté pour voir l’essence de Dieu telle qu’elle est.

Je ne peux pas l’affirmer avec certitude mais il semblerait que Thomas s’attende à ce qu’on devienne comme des anges après la résurrection. Si c’est le cas, je me sépare alors de son opinion, en accord avec Irénée de Lyon et une large part de la tradition de l’église: je maintiens que notre vie éternelle sera une vie matérielle, dans notre corps matériel, mais renouvelé d’une façon inimaginable aujourd’hui. Mais si je dis ça, alors je ne peux plus expliquer qu’on ne puisse pas le voir dans cette vie. Essayons donc une explication.

Ce qui aujourd’hui nous empêche de recevoir la gloire de Dieu, et donc notre illumination, c’est 1. l’incomplète transformation de notre esprit 2. le fait que ce monde est déchu, et que tout connaissance construite à partir de cette création présente sera forcément déficiente.

Or, après la résurrection, le premier obstacle sera vaincu selon les mots de l’apôtre Paul « Nous serons changés en un instant ». Si nous n’avons pas eu assez d’amour avant notre résurrection pour voir la gloire de Dieu, notre esprit aura sa transformation finale après et sera rendu capable de voir Dieu. Concernant le deuxième obstacle, il nous est promis « de nouveaux cieux et une nouvelle terre » qui ne porteront plus la marque de la chute qui a affecté notre monde. Ce monde est un régime intérimaire, pourvu d’une sorte d’attelle pour soulager la fracture. Mais une création pleinement conforme au désir de Dieu personne n’a jamais vu. Dès lors, nos connaissances amassées à partir de la matière seront elles aussi corrigées, et elles ne seront plus un obstacle à la vision de Dieu.

Article 12: Pouvons nous, dans cette vie, voir Dieu par nos propres forces?

En VO: « Pouvons nous, dans cette vie, voir Dieu par la raison naturelle? » Je reformule en « par nos propres forces », bien que ce soit éloigné de l’expression originale (per naturalem rationem). La raison est que je souhaite prévenir une mauvaise conception du mot raison chez Thomas d’Aquin, qui n’a pas cette emphase sur la logique et la déduction qu’il a pu acquérir plus tard. Chez Thomas, la raison désigne avant tout notre capacité à connaître la vérité, à savoir ce qui est vrai. Le terme n’exclut pas un certain recours à l’intuition. D’où ma formulation en « par nos propres forces » qui est plus large, moins bon, mais plus adapté à un usage de vulgarisation.

Thomas répond ainsi:

Paul dit (Rm 1, 19) : “ Ce qu’on peut connaître de Dieu est pour eux (les païens) manifeste ”, et il s’agit de ce qu’on peut connaître de Dieu par la raison naturelle. -Ia, Q12, a12

On peut donc voir et connaître Dieu, en un certain sens, sous une certaine limite. Laquelle?

Thomas exclut tout de suite que l’on puisse connaître l’essence de Dieu par notre propre raison: notre connaissance naturelle vient du monde matériel, et ce monde matériel n’est pas un bon support pour connaître ce qu’est Dieu en lui-même. Il ne peut fournir au mieux que des analogies.

Mais on peut quand même voir l’action de Dieu dans les choses par notre raison naturelle: voir par exemple qu’il existe une cause transcendante dans le simple fait que l’univers a un début à son existence. Docteur Thomas le formule ainsi:

Toutefois, puisque les effets dépendent de la cause, nous pouvons être conduits par eux à connaître ici de Dieu qu’il est, et à connaître les attributs qui lui conviennent comme à la cause première universelle, transcendant tous ces effets. Donc, nous connaissons sa relation aux créatures, à savoir qu’il est cause de toutes ; et la différence des créatures par rapport à lui, qui consiste en ce qu’il n’est lui-même rien de ce que sont ses effets ; nous savons enfin que ces attributs, on ne les lui refuse pas comme lui faisant défaut, mais parce qu’il est trop au-dessus d’eux. – Ia Q12, a12

Rappelons nous d’ailleurs que Paul établit lui-même les limites de la raison nautrelles dans Romains 1: on ne peut connaître de Dieu que sa divinité et sa puissance. Il y a un Dieu et il est puissant. Pour le reste, ce sera à travers la grâce d’une révélation. Oh ca tombe bien c’est le sujet du dernier article.

Article 13: Au-dessus de la connaissance naturelle, y-a-t-il en cette vie une connaissance de Dieu par la grâce?

l’Apôtre écrit (1 Co 2, 10, 8) : “. Dieu nous a révélé par son Esprit ” des choses “ que nul parmi les princes de ce monde n’a connues ”. Il désigne ainsi, d’après la Glose, les philosophes. – Ia, Q12, a13

Il n’y a pas seulement l’existence d’une connaissance révélée qui est en jeu dans cette article: il y a aussi la question de savoir si elle est plus complète que ce que nous savons de Dieu par nos propres forces. Et voici la preuve:

La connaissance obtenue par la raison naturelle requiert deux choses : des images reçues des sens, et la lumière intelligible naturelle, par la vertu de laquelle nous abstrayons de ces images nos conceptions intelligibles. Or sur ces deux points, la révélation de la grâce vient en aide à la connaissance humaine. – Ia Q12, a13

D’une, nous pouvons recevoir la grâce d’avoir nos capacités de compréhensions renforcées. Par exemple, Joseph a reçu la grâce de pouvoir interpréter les rêves de Pharaon mieux que les augures professionnels égyptiens.

De deux, nous pouvons recevoir des images qui contiennent des informations supplémentaires inaccessibles à la raison naturelle, comme par exemple lors du baptême de Jésus où une colombe descend du ciel et une voix se fait entendre.

Synthèse

Est ce que l’on peut tout connaître de Dieu?

Non, parce que notre capacité de tout voir est limité par notre plus ou moins grande ressemblance à Dieu.

En voyant Dieu, voit-on tout ce qu’il fait?

Non, pas directement, mais plus nous sommes remplis de son Amour, et plus nous verrons ses oeuvres en plus de son essence.

Est ce que l’on verra ce qu’il y a en Dieu par l’intermédiaire d’images?

Non, puisque Dieu lui-même est vu directement.

Voit-on Dieu en une seule fois ou par morceaux?

On le voit tout entier simultanément, en un seul regard.

Un homme peut-il en cette vie voir l’essence de Dieu?

Non, parce que ce monde et notre âme charnelle ne sont pas correctement formés pour cela.

Pouvons nous, dans cette vie, connaître Dieu par nos propres forces?

Oui jusqu’à un certain point.

Par dessus cela, peut-on connaître Dieu par une grâce?

Oui, on peut en apprendre davantage sur Dieu par grâce, que ce soit une grâce qui augmente nos capacités de compréhension -Joseph qui interprète les rêves- ou des images et des sons créés -la colombe et la voix lors du baptême de Jésus.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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