Nous poursuivons notre traduction du livre « The Two Kingdoms : a Guide for the Perplexed » de W. Bradford Littlejohn avec le chapitre 3, « The two kingdoms: from Calvin to Hooker ». Vous pouvez retrouver l’ensemble des articles de cette série ici.
La discipline ecclésiastique et les deux royaumes
Malgré les continuités fondamentales de la formulation des deux royaumes de Calvin avec celle de Luther, quelques différences émergeaient dans la pensée et la pratique de Calvin, qui ont contribué à façonner une compréhension différente de la doctrine dans certaines branches de la tradition réformée (dont celle pour laquelle VanDrunen a récemment donné de la voix). Bien que Calvin n’ait jamais modifié sa réflexion cruciale sur la liberté chrétienne et les deux royaumes dans l’édition originale (1535) de l’Institution, il développa de nouveaux accents qui allaient créer quelques tensions. En particulier, Calvin a considérablement élargi sa section sur l’Église visible dans le Livre IV, et a souligné de plus en plus le caractère divinement ordonné de ses moyens extérieurs comme les canaux nécessaires par lesquels le Christ gouverne spirituellement son Église. L’office du clergé en tant que « gouverneurs spirituels » a été accentué, de même que l’étroite règle biblique de l’ordre ecclésiastique. Ce changement s’est principalement concentré sur la compréhension de Calvin de la discipline ecclésiastique.
La discipline ecclésiastique occupait un terrain d’entente obscur entre les deux royaumes (comme en témoigne les faux-fuyants de nombreux théologiens et confessions du XVIe siècle sur la question de savoir si elle devait ou non être considérée comme une troisième marque de l’Église). Après tout, c’est une déclaration sur le for intérieur caché (si oui ou non une conscience est droite devant Dieu) qui doit prendre effet dans le for extérieur visible (retirer un membre de l’assemblée eucharistique) ; son pouvoir consiste purement dans le pouvoir déclaratif de la Parole, mais cela requiert une imposition coercitive ici et maintenant. Pour Calvin, son importance dans la vie de l’Église était trop grande pour qu’elle soit laissée à de simples laïcs. En conséquence, bien que les laïcs se soient joints aux ministres pour prendre des décisions sur la discipline ecclésiastique au Consistoire de Genève, et bien que la plupart des anciens laïcs genevois étaient magistrats au Conseil municipal, Calvin a insisté pour qu’ils exercent la discipline ecclésiastique uniquement en tant que fonctionnaires de l’Église, plutôt qu’en tant que fonctionnaires civils. Après tout, bien que la politique civile se préoccupait à juste titre, aux yeux de Calvin, de la pratique religieuse pieuse ainsi que de la morale et de l’ordre publics, il y avait une différence entre les péchés et les crimes, et entre ce que la discipline de l’Église et la justice civile cherchaient à atteindre. C’est ainsi qu’une distinction claire est apparue entre la règle civile et la règle ecclésiastique dans la Genève de Calvin, cette dernière chevauchant la barrière entre le royaume spirituel caché et le royaume civil extérieur.1
D’autres politiques réformées, s’inspirant davantage de Zurich, insistaient davantage sur le caractère essentiellement externe de la discipline ecclésiastique en tant que régulation de bonne conduite dans la communauté et la considéraient donc comme une tâche essentiellement civile, relevant de la juridiction des laïcs dans l’Église en leur qualité de magistrat. Thomas Erastus, à Heidelberg, a défendu ce point de vue avec beaucoup d’ardeur, considérant que le projet de Calvin risquait de ressusciter la tyrannie papale d’une double juridiction coercitive sur les croyants. Le désaccord entre ces deux approches devait persister en Suisse, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Angleterre pendant plusieurs décennies. Toutes deux, cependant, partageaient un modèle de chrétienté de l’Église et de la société, considérant ces termes comme étant la même communauté vue sous deux angles différents. Par conséquent, la distinction entre les fonctions civiles et ecclésiastiques n’impliquait pas une nouvelle conception des deux royaumes comme une séparation essentiellement institutionnelle, et certainement pas une conception caractérisée par une distinction moderne « sacré » vs « séculier ». Encore une fois, Calvin lui-même n’a jamais douté que la charge extérieure de l’Église se situait dans les limites de la juridiction civile, déclarant qu’elle devait être « de veiller sur le service extérieur de Dieu de subvenir à ses besoins, de veiller sur la pure doctrine et la religion, de protéger le bien-être de l’Église ».2 Cependant, comme pour Luther, cette règle a été exécutée selon les principes de l’équité naturelle et non selon la loi divine et en principe, les magistrats ont statué selon leur discrétion et non selon les dictats du clergé (bien que dans la pratique, ce ne fut pas toujours le cas à Genève). L’exercice de l’autorité humaine, que ce soit dans l’Église ou dans l’État, demeurait – quoique ténu – un exercice de prudence et de charité dans le gouvernement des choses indifférentes, et non la voix de Dieu
Le rôle du presbytérianisme jure divino
Vers la fin du XVIe siècle, on observe chez certains, dans la tradition réformée, une évolution vers une compréhension plus institutionnelle des deux royaumes. Dans ce changement, l’émergence du presbytérianisme jure divino (le point de vue selon lequel les Écritures exigeaient strictement le gouvernement de l’Église presbytérienne) a joué un rôle important. Étant donné le lien étroit entre la doctrine des deux royaumes et la doctrine de la liberté chrétienne, il n’est pas difficile d’en comprendre la raison. Si la Parole de Dieu a strictement exigé un système particulier de gouvernement ecclésial, alors sa mise en œuvre est contraignante pour la conscience et ce gouvernement n’entre plus dans le domaine de la prudence qui caractérisait la conception du royaume civil selon les réformateurs. De plus, si les officiers de ce gouvernement parlent directement au nom de Dieu (comme dans certaines conceptions de jure divino) alors tout ce qu’ils ordonnent semble appartenir au royaume spirituel. Après tout, Luther et Calvin ont défini le royaume civil comme un royaume dans lequel le pouvoir de Dieu n’est transmis qu’indirectement par les autorités humaines, qui ne pouvaient donc pas lier la conscience.
Le successeur de Calvin, Théodore de Bèze, à Genève, est parfois identifié comme la source de ce changement, et il est certainement allé plus loin que Calvin en affirmant une exigence biblique pour le presbytérianisme, et l’autorité des ministres.3 Cependant, l’étroite coopération du ministère et de la magistrature à Genève a tempéré toute tentative d’externaliser le royaume spirituel en tant qu’institution à part. De la même manière, cependant, les conflits profonds qui ont émergé entre la magistrature et le ministère dans l’Angleterre élisabéthaine ont encouragé un tel développement, particulièrement chez les Puritains.
Les évêques protestants de la reine Elisabeth avaient défendu son autorité d’appliquer l’uniformité dans diverses cérémonies ecclésiastiques, comme s’il s’agissait de questions purement externes, et affirmaient que cela ne posait aucun problème pour la liberté chrétienne dans le royaume spirituel de la conscience, puisque les cérémonies ne faisaient l’objet d’aucune affirmation doctrinale. Mais pour de nombreux protestants anglais, les cérémonies posaient un problème de conscience, car elles semblaient par nature superstitieuses ou papistes. Les pressions intenses de la conscience créées par cette tension entre la loyauté envers la Reine et l’inquiétude quant à la superstition ont donné lieu à une série de changements rapides dans les années 1560 et 1570. Premièrement, la notion même d’adiaphora a été sérieusement remise en question, car les Puritains émergents se demandaient si Dieu aurait vraiment laissé l’Église sans conseils sur des questions aussi importantes ; si l’Écriture était vraiment la règle pour la vie chrétienne, n’a-t-elle pas fourni des conseils détaillés pour toutes les questions d’ordre ecclésial ? En même temps, les évêques devinrent les boucs émissaires de l’absence de réformes adéquates et le théologien radical de Cambridge Thomas Cartwright soutenait que les évêques n’étaient pas bibliques et que Dieu exigeait un gouvernement presbytérien de l’Église. Sans renoncer explicitement à l’autorité de la Reine sur l’Eglise, il a avancé l’idée que l’Eglise, conçue en termes de clergé ordonné, pouvait gouverner de manière autonome ses propres affaires – un concept dérivé en partie de Bèze, mais encore plus du paradigme des « églises étrangères », que de nombreux protestants anglais avaient connu durant leur exil sous Bloody Mary. Un tel organisme indépendant pourrait en outre assurer une adhésion beaucoup plus pure et disciplinée que la « multitude mixte » des Églises protestantes nationales – bref, l’Église visible pourrait se rapprocher de l’Église invisible.4
Considérés ensemble, ces concepts – un plan biblique détaillé pour l’Église, des ministres presbytériens en tant qu’interprètes autorisés de l’Église et l’idéal d’un corps pur et discipliné de « saints visibles » – ont fourni les bases d’une nouvelle mutation de la doctrine des deux royaumes. En Angleterre, cela s’est pleinement exprimé dans les œuvres de Thomas Cartwright et Walter Travers dans les années 1570 et 1580, bien qu’Andrew Melville ait simultanément fait avancer un paradigme similaire en Écosse, où il allait laisser une empreinte durable. Pour ces hommes, les deux royaumes représentent deux manifestations extérieures de la domination de Dieu – l’une par les ministres et leur régime disciplinaire, l’autre par les magistrats et leur régime disciplinaire. Chacun d’eux présidait une société distincte avec des fins distinctes et des responsabilités strictement définies.
Les conséquences pour la théologie politique furent dramatiques, menaçant de bouleverser l’équilibre délicat de la théologie politique protestante entre le rôle séculier du magistrat (en tant qu’officier du royaume temporel gouverné par la loi humaine) et son rôle sacré (en tant que membre principal de l’Église chargé de veiller sur elle). De nombreux écrivains modernes ont salué le projet puritain en tant que campagne pour la liberté religieuse qui anticipait les séparations ultérieures de l’Église et de l’État.5 Cependant, malgré toutes les grandes réalisations du puritanisme, la liberté religieuse n’en faisait pas partie. Certes, l’aile séparatiste du puritanisme visait une sorte de séparation de l’Église et de l’État, mais seulement pour qu’elle soit libre d’imposer une autorité religieuse stricte dans la communauté séparée. La plupart des puritains, quant à eux, cherchaient à dicter les conditions de la réforme de l’Église nationale établie selon ce qu’ils considéraient comme les commandements des Écritures, laissant très peu de place à la dissidence. Le sectarisme indiscipliné qui résulta de l’arrivée des deux parties à la colonie de la baie du Massachusetts était le résultat naturel de leurs efforts pour que le royaume spirituel du Christ prenne une forme visible dans une communauté humaine pure et sanctifiée.6 En effet, leurs opposants conformistes en Angleterre ont accusé le cléricalisme puritain de reproduire les maux du haut papalisme médiéval, dans lequel le magistrat était tenu de structurer ses lois conformément aux dictats des mœurs et de faire respecter leur politique. En rétrécissant radicalement le royaume de l’adiaphora, le puritanisme a fait reculer les principaux acquis de la Réforme ; les consciences des croyants ont une fois de plus dû marcher prudemment autour d’un fourré de règles morales et ecclésiastiques, craignant que toute transgression soit une rébellion contre Dieu.
C’est donc – paradoxalement à nos oreilles – pour la défense de la liberté chrétienne que le théologien anglais Richard Hooker a pris la plume pour justifier l’autorité du magistrat d’imposer l’uniformité religieuse.
L’approche de Richard Hooker sur les « choses indifférentes »
Peu de personnages de l’histoire de la théologie peuvent se vanter d’un héritage aussi contesté que celui de Richard Hooker, le prétendu ancêtre d’un protéiforme via media qui est redéfini à une fréquence déconcertante. Jusqu’à récemment, de nombreuses lectures de Hooker souffraient de l’insularité qui caractérisait une grande partie de l’historiographie anglicane, fermement attachée à l’idée que l’Angleterre avait sa propre histoire, complètement indépendante des événements sur le continent. Ainsi, lorsque l’historien Torrance Kirby a suggéré qu’en fait, Richard Hooker devait être lu comme un théologien de la Réforme magistérielle, il a touché un point sensible chez les spécialistes de Hooker, créant une réaction hostile qui, après deux décennies, ne semble pas vouloir se relâcher.7 Il est peut-être révélateur qu’aucune des réponses à Kirby et à ses disciples n’ait pris la peine d’engager la thèse au cœur de sa réinterprétation, à savoir que la réponse théologique de Hooker au puritanisme reposait sur sa doctrine protestante, voire luthérienne, des deux royaumes.
Étant donné l’importance de la doctrine dans les polémiques conformiste/puritain antérieures, il n’est pas surprenant de voir Hooker s’appuyer sur elle dans sa défense magistérielle de l’Eglise d’Angleterre, The Lawes of Ecclesiasticall Politie. Cependant, ce serait une erreur d’imaginer que Hooker ne fait que réaffirmer l’enseignement consensuel de l’Église Tudor. Au contraire, bien que le paradigme des deux royaumes ait été fréquemment invoqué par ses prédécesseurs, il était en proie à des tensions importantes, au moins à deux égards.
Tout d’abord, ses prédécesseurs, tout en disant que la sphère de l’autorité du magistrat dans l’Église ne portait que sur « les choses indifférentes », et non sur la substance de la foi ou le ministère de la parole et des sacrements, avaient tendance à dire que cette autorité elle-même n’était pas une chose indifférente. Au contraire, la suprématie royale sur l’Église était fondée sur la loi divine ; c’était le modèle que Dieu avait établi dans l’Ancien Testament, et les forme de gouvernement chrétiennes n’avaient pas le droit de le modifier. Si l’un des principaux exploits de la doctrine des deux royaumes de Luther avait été de désacraliser la royauté terrestre, et en fait toute règle humaine, certains protestants élisabéthains qui ont invoqué cette doctrine n’en étaient pas informés. Dans des textes tels que Apology of the Church of England de l’évêque Jewel (1563), l’idée de la royauté sacrée était bien vivante.8 En ce sens, il y avait une certaine justice dans la plainte selon laquelle les Tudors se contentaient de substituer le prince au pape – même si ces apologistes s’en tenaient fermement à l’idée cruciale des deux royaumes que le prince n’avait aucune autorité sur la conscience.
Leur tension ici faisait partie d’une ambiguïté plus large qui a contrarié les discussions protestantes sur l’adiaphora – cette catégorie était-elle définie par toutes ces choses « non nécessaires au salut » ou ces choses « non commandées ou interdites dans les Écritures » ? Les choses « indifférentes » dans le premier sens pourraient bien ne pas l’être dans le second sens, et ces faux-fuyants commencèrent à confondre considérablement les discussions, en particulier lorsque les Puritains commencèrent à affirmer, à un tournant très non-luthérien, que l’obéissance aux commandements bibliques de Dieu était dans un sens nécessaire au salut.9 En critiquant le puritanisme, Hooker s’est donc aussi donné pour tâche de s’occuper du cas conformiste. Il a clarifié la relation de ces différents sens de l’adiaphora, et a sapé de façon décisive l’idée de la royauté sacrée en enracinant la suprématie royale dans le sol de la loi naturelle et humaine, plutôt que dans la loi divine.
En effet, il commence les Lawes of Ecclesiasticall Politie avec une discussion magistrale sur les différentes formes de loi, leur relation les unes avec les autres et leur relation à la loi éternelle dans le sein de Dieu, dans lequel toutes trouvent leur unité et leur telos commun. Dans cet exposé, qui constitue un renouveau influent du thomisme protestant, Hooker classe la loi humaine, qui régit toutes les « sociétés politiques », comme le produit du discernement rationnel de la loi naturelle (ou ce que Hooker appelle la « loi de la raison ») et son application par un acte de volonté d’entreprise (législation) au sein d’un organe politique. La loi surnaturelle, ou loi divine, ne doit pas être comprise comme tout ce qui est dans les Écritures – tout ce qui est surnaturel en ce qui concerne l’origine – mais plutôt comme ce qui est surnaturel en ce qui concerne sa fin. En d’autres termes, la loi surnaturelle est celle qui nous conduit à la fin de notre union avec Dieu, dont le péché nous a rendus totalement incapables, elle établit le chemin du salut ; en bref, elle gouverne le royaume spirituel.10
Mais que fait Hooker du fait qu’une si grande partie de l’Écriture parle de choses autres que la voie du salut, de questions relevant du royaume civil – autrement dit, comment résout-il la discontinuité entre les deux sens d’adiaphora ? Bien entendu, sa réponse est que la loi divine de l’Écriture ne contient pas seulement la loi surnaturelle, mais reprend une grande partie du contenu de la loi naturelle, tout en offrant par l’exemple de nombreuses applications de la loi naturelle par la loi humaine. Pourquoi ? Parce que Hooker, en bon protestant, comprend que la raison déchue est très encline à s’égarer, même dans les affaires terrestres, et elle bénéficiera grandement de cet enseignement plus clair. Cependant, Hooker insiste sur le fait que l’Écriture réaffirme et clarifie quelque chose dans la loi morale qui est déjà obligatoire – elle est déjà normative en vertu de la création, et non en vertu de l’Écriture. Il en va de même, ce qui est crucial, pour la loi humaine, et cela est au cœur de sa réponse aux puritains et aux conformistes trop enthousiastes. Si une loi contenue dans l’Écriture a, formellement, le caractère de loi humaine – c’est-à-dire une loi positive qui applique les principes de la loi naturelle aux besoins changeants des politiques humaines – alors le fait qu’elle soit contenue dans l’Écriture ne change en rien ce statut. Ainsi, par exemple, dans la mesure où notre situation reste la même que celle de l’ancien Israël ou de l’Église du Nouveau Testament, les lois positives qui y sont établies, en tant que descriptions infaillibles (parce que données dans l’Écriture) de ce que la loi naturelle exige alors, nous lient toujours. Mais si notre situation a changé, nous sommes libres d’utiliser la raison, éclairée par l’attention portée aux principes et aux précédents bibliques, pour faire autrement.11
La mention de « l’église du Nouveau Testament » souligne le fait que pour Hooker, quand on parle de « loi humaine », on ne parle pas seulement de loi strictement civile. C’est là que sa doctrine des deux royaumes joue un rôle clé. L’Église, insiste-t-il, existe sous deux aspects : invisiblement, comme un corps parfait de rachetés, devant Dieu, et visiblement, comme une communauté mixte de chrétiens professants, devant le monde. Dans cette dernière identité, l’Église est une « société politique », qui a besoin de règle, d’autorité et d’ordre public comme toute autre. En tant que telle, elle est régie par la loi humaine, qui peut être dérivée de la loi naturelle.12 Même si nous avons une haute estime pour l’autorité des Écritures, dit Hooker, il n’y a donc aucune raison de s’attendre à trouver dans les Écritures des règles détaillées sur l’ordre de l’Église – ce que nous ne faisons pas, contrairement aux tentatives sérieuses des Puritains. Même lorsque nous trouvons une telle réglementation, elle est soumise à la condition du changement des circonstances – elle peut ou non être encore obligatoire dans le détail pour la politique et la liturgie de l’Église. Par conséquent, c’est parce que, dans l’Angleterre protestante, la compagnie des croyants professants est adjacente à la République, que le chef de l’Etat peut légitimement exercer l’autorité juridique suprême sur les questions de politique de l’Eglise. Ce n’est pas toujours le cas – même si Hooker croit que les dirigeants chrétiens devraient toujours se préoccuper de la protection et de l’avancement de la vraie religion dans leur royaume – mais c’est un arrangement éminemment raisonnable et scripturairement défendable dans les conditions de l’Angleterre élisabéthaine.13
La doctrine des deux royaumes de Hooker
En ce qui concerne les deux royaumes eux-mêmes, Hooker a reconnu qu’il y avait effectivement eu une ambiguïté omniprésente dans la formulation protestante magistérielle, qui avait laissé aux puritains comme Thomas Cartwright la possibilité de reconceptualiser les deux royaumes dans des termes institutionnels. Cartwright, comme VanDrunen et de nombreux défenseurs modernes de la doctrine des deux royaumes, se demande si la distinction entre les royaumes spirituel et temporel par celle entre « interne » et « externe » a vraiment un sens. Après tout, l’Église n’est-elle pas fondamentalement concernée par les questions spirituelles, sous la direction du Christ ? Et ces questions ne sont-elles pas traitées par des ministres humains, travaillant extérieurement et visiblement dans leur prédication et leur administration des sacrements ? Un tel ministère extérieur n’est-il pas encore spirituel et donc totalement distinct des lois et règlements qui concernent le magistrat civil dans le royaume temporel ?
Hooker propose d’éclaircir la confusion en accordant que nous pouvons effectivement utiliser le mot « spirituel » dans ce sens plus large, tant que nous gardons une distinction claire entre le travail intérieur du Christ et le travail extérieur de l’Église :
Faisons en sorte que notre explication soit si claire qu’elle soit compréhensible par un enfant : nous faisons en sorte que le régiment spirituel du Christ soit généralement celui par lequel son Église est dirigée et gouvernée dans le domaine des choses spirituelles. De cette définition générale, nous en faisons deux sortes distinctes : l’une exercée invisiblement par le Christ lui-même dans sa propre personne, l’autre administrée extérieurement par ceux que le Christ permet d’être les chefs et les guides de son Église.
En ce qui concerne la première, nous enseignons que le Christ, à cet égard, est particulièrement appelé la Tête de l’Église de Dieu ; aucune autre créature dans ce sens et cette signification ne peut être appelée tête en dehors de lui, car cela signifie la conduite et le gouvernement de nos âmes, par la main de cet Esprit béni avec lequel nous sommes scellés et marqués, comme étant particulièrement les siennes. Par conséquent, il est le seul que nous reconnaissons être ce Seigneur, qui habite, vit et règne dans nos cœurs ; lui seul est la Tête, qui donne la vie et le salut à son corps ; lui seul est la source, d’où l’influence de la grâce céleste distille, et est dérivée en toutes parties, que ce soit la parole, les sacrements, la discipline, ou quelque moyen par lequel elle s’écoule.
Le ministère extérieur de l’Église, cependant, « est vraiment à la fois Spirituel et Sien. … mais non spirituel, comme ce qui s’exerce intérieurement et invisiblement ; ni Sien, comme ce qu’il exerce lui-même en personne » De plus, bien que l’essentiel de ce ministère n’appartienne qu’au clergé, Hooker soutient que l’on peut encore distinguer le « pouvoir de domination », celui de gouverner la structure extérieure de l’Église, qui est, pour sûr, toujours « spirituel » dans le sens où il s’occupe des choses spirituelles, mais temporel dans le mode de son administration, et donc soumis à une réflexion prudente.14
Hooker complète ce tableau par ce que l’on pourrait appeler sa doctrine des correspondances, son insistance à ce que l’Église cherche extérieurement à correspondre à sa réalité intérieure. « Les signes doivent ressembler à ce qu’ils signifient », déclare-t-il, et nous pourrions légitimement parler de l’Église visible, dans sa théologie, comme d’un signe qui signifie la présence de l’invisible. En conséquence, elle doit s’efforcer de manifester extérieurement les qualités qu’elle a antécédemment en Christ :
Ce que doit être intérieurement chaque homme, l’Église doit le témoigner extérieurement. C’est pourquoi les devoirs de notre religion qui sont vus doivent être tels que devrait être cette affection invisible. Les signes doivent ressembler à ce qu’ils signifient. Si la religion a la plus grande emprise sur nos cœurs, nos devoirs religieux extérieurs doivent le montrer, dans la mesure où l’Église a la capacité extérieure…. Les devoirs publics de la religion sont ainsi mieux ordonnés quand l’Église militante ressemble par des moyens raisonnables, comme elle le pourrait en pareil cas, à la dignité et à la gloire cachées avec lesquelles l’Église triomphante au ciel est embellie.15
La distinction claire entre les deux royaumes n’autorise donc pas l’apathie à l’égard de l’ordre visible et temporel de la communauté chrétienne, surtout lorsqu’elle est rassemblée pour le culte dans l’église. Nous pouvons et nous devons chercher à ce que l’Église visible réfléchisse et nous dirige vers l’invisible, mais en tant que signe ou sacrement, et non la chose elle-même.
Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi les Lawes de Hooker représentent une contribution si importante à la théologie protestante des deux royaumes, même si nous pouvons résister aux conclusions que Hooker lui-même tire pour l’uniformité religieuse et la suprématie royale. Aussi oppressives qu’elles puissent nous paraître aujourd’hui, elles étaient, du moins telles que Hooker les comprenait et les défendait, bien moindres que le légalisme puritain qu’il combattait, qui ne tolérait aucune opposition et ne laissait aucune place à la discrétion dans l’ordre extérieur de la communauté chrétienne. Hooker mérite la reconnaissance pour avoir libéré les consciences chrétiennes de la tyrannie de l’Écriture conçue comme un livre de lois exhaustif, en désacralisant l’autorité humaine aussi bien dans l’Église que dans l’État, et en résistant à la tendance puritaine à immanentiser la loi eschatologique du Christ dans l’Église visible. Dans tout cela, il réaffirma le programme de base de la réforme de Luther, mais il clarifia et compléta aussi les formulations parfois paradoxales de Luther en expliquant comment l’Eglise visible avait pour ainsi dire un pied dans ces deux royaumes.
>> Vous aimez nos articles ? Pensez à nous soutenir via Tipeee ! <<
- Pour un bon aperçu de la vision de la discipline ecclésiale dans la Genève de Calvin et des tensions qui l’entourent, voir KINGDON, Robert M., « Social Control and Political Control in Calvin’s Geneva » dans Die Reformation in Deutschland und Europa: Interpretationen und Debatten, GUGGISBERG, Hans. R. et KRODEL, Gottfried G. (éd.), Gütersloh : Gütersloher Verlagshaus, 1993, p. 521–32 ; LEWIS Gillian, « Calvinism in Geneva in the Time of Calvin and of Beza (1541–1605) » dans International Calvinism, 1541–1715, PRESTWICH, Menna (éd.), Oxford : Oxford University Press, 1985, p. 39–70.[↩]
- CALVIN, IRC, IV.20.2.[↩]
- Voir MARUYAMA, Tadataka, The Ecclesiology of Theodore Beza: The Reform of the True Church, Genève : Librairie Droz, 1978.[↩]
- Pour une exposition plus complète de ces thèmes, voir le chapitre 3 de mon Peril and Promise of Christian Liberty.[↩]
- Voir par exemple KELLY, Douglas F., The Emergence of Liberty in the Modern World: The Influence of Calvin on Five Governments From the 16th Through 18th Centuries, Phillipsburg, NJ : P&R Publishing, 1992.[↩]
- Voir WINSHIP, Michael P., Godly Republicanism: Puritans, Pilgrims, and a City on a Hill, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2012.[↩]
- Kirby a enflammé le débat avec son Richard Hooker’s Doctrine of the Royal Supremacy, Leyde : Brill, 1990. Pour une vue d’ensemble du conflit depuis lors, voir mon « Search for a Reformed Hooker », Reformation & Renaissance Review 16, no. 1 (2014) : p. 68–82. Pour la dernière tentative d’approfondissement de ces questions, voir Richard Hooker and Reformed Orthodoxy, LITTLEJOHN, W. Bradford et KINDRED- BARNES, Scott N., (éd), Göttingen: Vandenhoeck and Ruprecht, 2017.[↩]
- GAZAL, Andre A., Scripture and Royal Supremacy in Tudor England: The Use of Old Testament Historical Narrative, Lewiston : Edwin Mellen Press, 2013.[↩]
- Comme l’a dit Thomas Cartwright, à moins que nous n’ « ayons la parole de Dieu devant nous dans toutes nos actions… nous ne pouvons être autrement assurés qu’ils plaisent à Dieu » (The Second Replie of Thomas Cartwright: Agaynst Master Doctor Whitgifts Second Answer Touching the Church Discipline, Heidelberg : 1575, p. 61). Pour une plus ample exposition de ce thème, voir BRACHLOW, Stephen, The Communion of Saints: Radical Puritan and Separatist Ecclesiology, 1570–1625, Oxford : Oxford University Press, 1988, ch. 3.[↩]
- L’exposition principale de Hooker sur ces distinctions se trouve dans le livre I de son Lawes of Ecclesiastical Politie qui est depuis peu disponible dans une « traduction » en anglais moderne : HOOKER, Richard, The Laws of Ecclesiastical Polity: In Modern English,LITTLEJOHN, W. Bradford, BELSCHNER, Bradley, MARR, Brian, et DUNCAN, Sean. (éd.), Moscou, ID : The Davenant Press, 2019.[↩]
- HOOKER, Lawes, I.15, https://oll.libertyfund.org/titles/hooker-the-works-of-richard-hooker-vol-1.[↩]
- HOOKER, Lawes, III.1-3, 9-11, https://oll.libertyfund.org/titles/hooker-the-works-of-richard-hooker-vol-1. Pour une exposition plus complète, voir mon Peril and Promise, ch. 4.[↩]
- HOOKER, Lawes VIII.3, https://oll.libertyfund.org/titles/hooker-the-works-of-richard-hooker-vol-3. Pour une exposition plus complète, voir mon Peril and Promise, ch. 6.[↩]
- HOOKER, Lawes VIII.4.10, https://oll.libertyfund.org/titles/hooker-the-works-of-richard-hooker-vol-3 (Notez que dans les nouvelles éditions critiques, les numéros de section ont changé et c’est maintenant VIII.4.9).[↩]
- [traduction libre] HOOKER, Lawes, V.6.1-2, https://oll.libertyfund.org/titles/hooker-the-works-of-richard-hooker-vol-2 Pour une exposition plus complète, voir ch. 10-11 de mon Richard Hooker: A Companion to His Life and Work, Eugene, OR : Cascade, 2015.[↩]
0 commentaires