Nous poursuivons et terminons notre traduction du livre « The Two Kingdoms : a Guide for the Perplexed » de W. Bradford Littlejohn avec le chapitre conclusif. Vous pouvez retrouver l’ensemble des articles de cette série ici.
Certains lecteurs seront peut-être un peu déçus de l’argumentation de ce livre, de sa seconde moitié en particulier. Pour les chrétiens qui recherchent urgemment des conseils sur les personnes pour lesquelles ils devraient voter, ou sur la manière dont l’Église devrait réagir face à la guerre ou au capitalisme ou au socialisme ou aux atteintes à la liberté religieuse ou aux innombrables défis sociaux et politiques auxquels les chrétiens sont confrontés aujourd’hui, je n’ai pas proposé de conseils concrets. Je n’ai même pas accompli la tâche secondaire qui consiste à définir, d’une manière intemporelle, ce qui relève de l’État et ce qui relève de l’Église ou à déterminer le terrain d’entente que les croyants doivent trouver avec les non-croyants en matière de culture et de politique. Cela est dû en partie, bien entendu, à la longueur modeste de ce livre ; ce livre n’est rien d’autre qu’une invitation aux chrétiens modernes à commencer l’exploration d’une doctrine longtemps négligée et souvent mal comprise. Mais cela est dû en partie à la doctrine elle-même.
J’ai soutenu au chapitre 4 que, dans sa forme la plus élémentaire, la doctrine des deux royaumes était un combat contre l’idolâtrie, contre la tentation constante d’accorder aux sujets secondaires une importance primordiale, aux sujets banals des implications éternelles. En tant que telle, la doctrine des deux royaumes est avant tout un appel à retrouver l’exercice de la prudence et de la sagesse, libéré par l’Esprit pour de nouveau appliquer de manière créative les principes et les précédents bibliques à des situations et à des questions pour lesquelles Dieu ne nous a pas toujours donné de plans détaillés ni de réponses intemporelles. L’histoire du christianisme consiste à essayer d’écrire des appendices ou des notes de bas de page de l’Écriture lorsque nous estimons que la Bible n’a pas répondu de manière adéquate aux questions auxquelles nous estimons devoir répondre. L’Église médiévale a fait cela en élevant les traditions non écrites et l’autorité interprétative de la papauté, afin d’ajouter une myriade de doctrines et de pratiques désormais exigées des croyants, bien que ne figurant pas dans les Écritures. Les protestants, s’étant définis en réaction à une telle exagération, étaient toujours tentés de commettre le même genre d’erreur, bien que généralement dans le sens opposé, en insistant sur le fait que tout ce que l’Écriture ne commandait pas ou tout ce qui pourrait inciter à violer les commandements scripturaires, était de ce fait interdit (l’alcool, la danse, la célébration du calendrier de l’Église, le chant des hymnes pendant le culte, etc.) Certaines versions de la doctrine des deux royaumes fonctionnent aujourd’hui de la même manière, servant à définir de longues listes d’interdictions pour l’Église et pour l’État, sans justification scripturaire claire.
Mais alors, que pouvons-nous répondre à l’objection, que j’ai également anticipée au chapitre 4, selon laquelle notre problème fondamental aujourd’hui n’est pas celui auquel les réformateurs ont été confrontés ? Leur monde était dominé par un sens du sacré omniprésent et parfois oppressant, un monde où Dieu, le diable ou du moins un saint pouvait rôder à tous les coins de rue, et un monde où les hommes d’Église n’hésitaient pas à présenter des revendications extraordinaires aux autorités, revendications qui maintenaient de nombreuses âmes en esclavage. Notre monde, cependant, est un monde dont le sacré a été banni, où même la plupart des chrétiens ne pensent même pas à rencontrer le sacré en dehors des dimanches matins et où l’autorité des Églises et des pasteurs semble anémique à côté de la voix toute puissante du jugement individuel. L’idolâtrie peut être un danger à chaque époque, mais l’idolâtrie de notre époque est l’idolâtrie de l’individu, et non des personnes, des lieux, des institutions et des textes. La tâche de la théologie d’aujourd’hui doit donc être de réenchanter les structures du royaume terrestre afin qu’elles puissent redevenir des intermédiaires de la grâce et de l’autorité de Dieu. L’objection est donc fondée.
Il est vrai qu’il y a une certaine légitimité dans cette objection. Nos batailles ne sont pas les mêmes que celles de Luther, et nos tactiques doivent être différentes. Il devait dévoiler aux gens le caractère trop humain de l’Église visible, alors que nous avons souvent besoin de leur rappeler son caractère divin. Pourtant, l’objection est malavisée, sur au moins deux fronts. Tout d’abord, elle méconnaît la doctrine des deux royaumes, ce qui devrait, espérons-le, être clair pour tout lecteur arrivé jusqu’ici. La doctrine des deux royaumes n’accepte pas un « désenchantement » complet du monde, un royaume temporel plat, morne et banal d’où le sacré a été évacué. Non, comme nous l’avons toujours souligné, le royaume temporel est un royaume dans lequel Dieu se manifeste constamment à travers des « masques » (terme employé par Luther) et des « signes » (terme employé par Hooker) – les institutions de l’Église visible étant les plus importantes. De plus, la vie temporelle du peuple de Dieu était pour les réformateurs irréductiblement sociale et communautaire ; jamais ils n’ont toléré le genre d’individualisme radical qui a corrodé toutes les formes et concepts d’autorité dans l’Occident moderne. En effet, l’idée qu’il faut en quelque sorte entourer une autorité d’une aura de royaume spirituel avant qu’elle ne puisse être prise au sérieux est simplement la preuve de la dégradation – et de l’éloignement du protestantisme traditionnel – de notre anthropologie et de notre éthique. Il convient également de noter que la doctrine des deux royaumes n’est en aucun cas liée à une ecclésiologie de « basse Église », au sens d’une liturgie et d’une sacramentologie minimalistes. L’exemple de Richard Hooker est une preuve suffisante que la volonté de distinguer soigneusement les signes (temporels) des réalités signifiées (spirituelles) n’empêche nullement de défendre fermement l’importance et la valeur de ces signes.
Deuxièmement, toutefois, l’objection sous-estime également la mesure dans laquelle, même dans notre monde désenchanté prétendument moderne, la recherche de personnes, de lieux, d’institutions et de textes sacrés se poursuit sans relâche. En effet, le vide spirituel de la culture moderne a amplifié cette recherche pour un grand nombre de personnes, comme en témoignent des phénomènes aussi divers que la renaissance du fondamentalisme islamique, le messianisme politique à droite comme à gauche, les politiques identitaires qui sacralisent l’homosexualité ou la couleur de peau noire ou la couleur de peau blanche ou la féminité, la montée des mouvements sectaires et des pasteurs célébrités, et bien d’autres choses encore. À toutes ces idolâtries, la doctrine des deux royaumes doit rester notre réponse.
En effet, ce qu’il faut avant tout souligner pour défendre la pertinence contemporaine de la doctrine des deux royaumes, c’est qu’elle est vraie et que la vérité doit toujours être proclamée. Comme nous l’avons vu dans ce livre, la doctrine des deux royaumes, bien comprise, est inséparablement liée à ce que signifie être protestant et proclamer la vérité de la justification par la foi. Comme nous l’avons dit au chapitre 2, à la base de cette doctrine se trouve l’affirmation selon laquelle le Christ règne mystérieusement et de manière invisible sur le royaume de la conscience, et aucune autorité humaine ne peut oser s’interposer comme médiateur de ce règne ; c’est par la foi seule que nous participons à ce royaume, aussi ne devons-nous pas nous tromper en l’identifiant à des œuvres ou des rituels extérieurs. Tant que nous, protestants, insisterons sur la nécessité de cette vérité, nous devrons continuer à proclamer, et à appliquer à nouveau à chaque génération, la doctrine réformée des deux royaumes du Christ.
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