Cette article est la conclusion d’une petite série d’articles sur le prêt bancaire, où nous avons exploré rapidement la question de l’usure dans la Tradition chrétienne. Nous avons ainsi traduit Turretin, et exploré rapidement l’opinion de Thomas d’Aquin. Dans cet article, nous allons faire le point sur où en ce débat, et ce sur quoi il faudrait réfléchir maintenant.
Une rapide histoire de l’usure dans la Tradition
Chez les Pères de l’Eglise
Les chrétiens de l’antiquité étaient tous unanime pour condamner le prêt d’argent pour deux raisons :
- Les interdictions de l’usure dans l’Ancien Testament. Plutôt que de prêter aux pauvres, il vaut mieux leur donner.
- Le fait que c’était une pratique de prédation des pauvres, par laquelle on profitait des difficultés des pauvres pour leur prêter de l’argent nécessaire à leur subsistance, pour ensuite leur demander de rembourser ce qu’ils étaient incapable de rembourser. C’était ensuite la porte d’entrée dans l’esclavage.
C’est ainsi qu’Ambroise de Milan disait : « Si quelqu’un pratique l’usure, il commet un vol1 ». Mais on ne trouvera pas chez eux de réflexion détaillée à ce sujet, ni même de raisonnement poussé, en dehors d’une association rapide de l’usure avec l’avarice.
Chez les pères médiévaux
Ce genre de raisonnement plus avancé devra attendre la digestion de la philosophie d’Aristote par les théologiens médiévaux, qui ont développé deux arguments supplémentaires contre toute forme d’usure :
- En suivant Aristote, qui définissait l’argent-monnaie comme un bien consommable, ils condamnaient l’usure parce qu’elle était un gain injustifiable : l’argent prêté ayant été consommé, est ensuite remboursé. Pourquoi faudrait-il ajouter de l’argent en plus ? Ce serait comme un boulanger qui demande l’argent qui correspond à son pain, plus de l’argent pour avoir consommé le pain.
- Celui qui est basé sur la contrainte que représente un prêt : un pauvre souscrit « volontairement » à un prêt, mais de la même façon qu’un capitaine jette « volontairement » sa cargaison pour éviter le naufrage. C’est donc contre la volonté du pauvre que l’usurier lui extorque un intérêt.
Pour le deuxième argument je cite Guillaume d’Auxerre :
Selon sa volonté absolue, le débiteur ne veut pas que l’usurier reçoive cet argent, mais selon sa volonté comparative il veut donner cet argent à l’usurier parce que l’usurier ne lui fera pas de prêt pour rien. Donc, l’usurier prend ce qui appartient à un autre, contre la volonté de ce dernier, si par « contre la volonté » on comprend la volonté absolue. Ainsi, il est évident que l’usure est du vol 2.
Or comme je l’ai dit dans le précédent article sur Thomas, le premier argument ne tient pas (ou plutôt, ne tient plus dans notre économie actuelle) : la monnaie n’est pas un bien consommable, mais un objet dont on peut distinguer la possession (l’argent que vous avez en main) de l’usage (que l’on appelle crédit).
Quant au deuxième argument, gardons-le pour plus tard.
Chez les pères réformés
Face aux nouvelles pratiques financières et commerciales apportées par la Renaissance et l’ère Moderne, les réformateurs ont dû mettre à jour leur doctrine. Même si certains comme Musculus ont maintenu le rejet de toute forme d’usure, la majorité ont admis la légitimité du prêt selon certaines limites. D’après Turretin, le prêt d’argent à intérêt est acceptable sous les conditions suivantes :
- S’il est à des taux raisonnables, et que ce n’est pas une usure « mordante ».
- S’il ne prend pas avantage de la détresse des pauvres, mais qu’il vise plutôt au développement du commerce. Ok pour le prêt d’investissement, mais pas le prêt à la consommation.
- S’il n’est pas fait par un banquier de métier, mais qu’il est entre particuliers. (Nous y reviendrons après).
En cela, il suit la voie ouverte par Jean Calvin, synthétisée par Pascaline Depouhon dans la Revue Réformée. Je vous recommande fortement la lecture de cet article, d’ailleurs. Pour la citer :
Calvin réaffirme l’interdit de l’intérêt dans le cadre d’un prêt qui pourvoirait au nécessaire (prêt de consommation). L’ouverture qu’il propose pour l’intérêt se situe dans le cadre d’un prêt entre investisseur et entrepreneur : un prêt entre particuliers qui conduirait à une création de richesses. Dans le cas où celle-ci est effective, il est légitime de prélever un intérêt.
Le problème de la prédation du pauvre
On le voit, l’ensemble de la Tradition interdit l’usure lorsqu’elle est faite au détriment du pauvre. En effet, avant que le crédit ne devienne le principal moteur de notre économie, il était surtout la porte d’entrée vers l’esclavage. Une famille pauvre subissait un coup dur, et était forcée d’emprunter. Les taux étaient abusifs. Elle était ensuite tout de suite en situation de banqueroute, et en conséquence vendait la fille au bordel le plus proche, et le fils comme esclave pour le créancier, et le père allait en prison. Il nous faut déjà avoir conscience que lorsque les anciens parlent de crédit, c’est de cette sorte-là dont ils parlent le plus souvent. Au XVIIIe siècle, jusqu’à la moitié des prisonniers d’Angleterre l’était pour cause de surendettement. Il n’est donc pas étonnant que ce soit ce problème particulier qui soit le centre des préoccupations des théologiens, plutôt que le crédit comme moteur économique.
Les chrétiens et l’Eglise ne sont pas restés sans rien faire face à ce problème, bien au contraire. Ainsi que le rapportent Ian Harper et Lachlan Smirl dans le chapitre 30 du Oxford Handbook of Christianity and Economics :
Comme nous l’avons vu, les objections contre la prise d’intérêt sur les prêts, en tout cas dans la tradition judéo-chrétienne, sont fondées sur le souci de l’assistance aux pauvres et des nécessiteux. Jusqu’à l’émergence de l’état-providence moderne, les institutions religieuses, et particulièrement l’Eglise, étaient la seule source de charité institutionnelle ou organisée.
En Angleterre, l’Etat a commencé à assumer la responsabilité pour l’assistance au pauvre avec l’adoption de l’Act for the Relief of the Poor (aussi connue sous le nom de « Elizabethan Poor Law » ou « 43e Elizabeth ») en 1601. D’autres lois semblables ont été adoptées sous des formes diverses dans différentes parties du monde. L’Elizabethan Act fournissait une aide institutionnelle sous la forme de maisons d’aumônes (almshouses) pour les « pauvres méritants » qui étaient trop vieux, jeunes, ou malades pour travailler, pendant que les valides devaient aller dans des maisons de travail (workhouses) (Fraser 2009).
Depuis ces débuts, les gouvernements des pays développés ont pris de plus en plus la responsabilité de l’assistance à leur citoyens les plus désavantagés. Le développement de cadres d’assistance formels et l’introduction du « filet de sécurité » (safety net) social a vu l’Etat engager des ressources remarquables dans l’assistance aux pauvres. Par exemple, en 2011, on estime que le gouvernement américain va engager 748 milliards de dollars ou 19,6% de ses dépenses pour des mesures de sécurité sociale. Medicare et Medicaid vont ajouter 882 milliards à ce chiffre (United States Office of Management and Budget).
Les prêts charitables accordés par des organisations religieuses, autrefois la source premier d’assistance aux pauvres, ont été remplacés, en tout cas dans les économies développées, par des programmes d’assistance formels et administrés par le gouvernement. En même temps, les prêts sont devenus exclusivement un outil de commerce plutôt que de charité. Ces développements ont enlevé à l’usure ses connotations antisociales, en tout cas dans le contexte occidental, et dans une large mesure, explique son absence de traitement dans l’Eglise moderne. Néanmoins, comme on l’a noté ci-dessus, des appels à limiter les taux d’intérêt, particulièrement sur les prêts immobiliers et à la consommation, sont parfois articulés par l’Eglise, même aujourd’hui.
Autrement dit : le véritable héritier du débat sur l’usure, c’est le débat sur les aides sociales et l’état-providence. Martin Bucer déjà appelait l’Etat à aider les pauvres, pour qu’ils ne dépendent pas des usuriers. Mais comment ?
Ce qu’il nous reste à faire
Voici où nous en sommes aujourd’hui. Dans la conclusion de cette article, je vais énumérer les chantiers qui sont devant nous, en tant qu’Eglise, pour continuer la Tradition énoncée plus haut. Que nous reste-il à faire ? Quelles sont les questions où nous devons mettre à jour les doctrines de nos pères ?
- Le rôle des banques et de la finance. Du temps de Turretin, la finance était encore un commerce familial fortement limité par les contraintes technologiques de son temps (notamment les technologies de communication). Les banques n’étaient que des assistants à la vie économique. Aujourd’hui, toute l’activité économique se trouve à l’ombre du secteur bancaire et financier, littéralement possédée par lui. Cela veut dire que toute la doctrine de Turretin et de Calvin est à réviser à ce sujet. Il n’est plus possible de dire « qu’il faut chasser des états chrétiens les banquiers comme des pillards et des pestes publiques », lorsque la vie même du pays est celle qui est déterminé par les « Lombards ».
- Quelle doit être la cause finale du banquier/financier ?
- Quelles limites doivent être placées à ses actions ?
- Doit-il être seulement le « technicien monétaire » ou peut-il être davantage ?
- Le crédit et la monnaie fiduciaire. Du temps des anciens, la monnaie était encore en métal. Emprunter de l’argent et payer un crédit signifiait très concrètement sortir de l’échoppe avec un sac de métal ou en apporter. Aujourd’hui, nous sommes complètement en dehors des représentations de la monnaie qu’avaient les Pères. Certains théologiens comme Gary North ont traité ce sujet, mais il faut le renforcer, en essayant déjà de comprendre de quoi il s’agit. C’est un sujet très technique, qui n’est certes pas accessibles à tous. Mais s’il y a des économistes chrétiens touchés par la théologie, ou des théologiens chrétiens sensibles au sujet, il y a un champ d’exploration vierge.
- Les aides sociales. Comme expliqué au paragraphe précédent, le vrai héritier du débat autour de l’usure est celui autour des aides sociales. Le problème, c’est que depuis le temps de Bucer, la bourse du roi est devenue un mammouth qui broie autant qu’il aide. Dans sa forme actuelle, la charité d’Etat a le défaut de stériliser les organes de charité et fatiguer le donneur côté don, et de déresponsabiliser le receveur et gaspiller l’argent côté dépense. L’assistance au pauvre a été réduite à l’aide aux papiers. Nous devons chercher comment mettre à jour notre doctrine et nos pratiques d’assistance aux pauvres. Bien entendu, cela n’a jamais cessé. Il faut à présent le faire connaître plus largement.
Je ne saurais répondre à une seule de ces questions aujourd’hui. Mais d’autres peuvent le faire, et d’autres l’ont déjà fait. Faites-les connaître.
En illustration: Jésus chassant les changeurs d’argent du temple, Anonyme d’après Rembrandt, 1711-1800
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