Choisir une paroisse – Alexandre Vinet
30 avril 2020

Les conseils du Suisse Alexandre Vinet (1797-1847), professeur de théologie à l’université de Bâle, ont exercé une influence profonde sur des générations de pasteurs. Dans sa Théologie pastorale posthume (1850), éditée à partir de notes d’étudiants, il présente ses réflexions sur les enjeux qui doivent guider le choix d’une paroisse et les mutations d’un pasteur. Ses remarques, d’ordre souvent général, sont néanmoins aussi pertinentes pour d’autres ministères ou, mutatis mutandis, pour des vocations laïques. Des sous-titres ont été ajoutés pour faciliter la lecture.


Comme il y a une vocation au ministère en général, il y en a une à tel ou tel ministère particulier. Essayons de poser quelques règles.

Servir

La première règle est de ne pas avoir uniquement ni principalement en vue sa commodité ou ses avantages personnels dans cette détermination, mais la mesure de ses forces, le genre de son talent, les circonstances de la paroisse, le besoin qu’elle a de nous plutôt que d’un autre, ou d’un autre plutôt que de nous. Cette question vidée, mais seulement alors, il est permis de consulter aussi notre commodité, notre intérêt particulier. Je ne dirai pas que les peines et les dangers qu’on peut prévoir soient le sceau de la vocation ; mais du moins que, quand il y a hésitation, cette considération peut dans bien des cas la faire cesser, et qu’en général nous devons moins redouter un poste qui nous promet des peines qu’un poste qui nous en exempte.

Obéir

La seconde règle, l’intérêt étant écarté, est d’écarter aussi toutes les considérations qui ne sont pas tirées de la nature des choses, de l’intérêt du règne de Dieu, et des instructions directes ou indirectes de la parole divine. Dans cette matière comme dans beaucoup d’autres, la superstition, la paresse de l’esprit et de la conscience, les maximes arbitraires ont joué un grand rôle. On aime mieux consulter ces conseillers que Dieu, la conscience et la raison.

Plusieurs ont pris le parti, et l’ont conseillé aux autres, de rester passifs. Pour ne pas décider mal, disent-ils, ne décidons pas ; acceptons ce qui nous est offert. On comprend que l’homme, surtout s’il est chrétien, ait peur de se décider lui-même. Il n’est pas une de ses démarches à laquelle ne s’attache, à perte de vue, une longue série de conséquences impossibles à prévoir, et souvent aussi graves que la cause est petite. Le chrétien voit combien il peut se tromper, et le voit mieux qu’un autre ; il sait que « la voie de l’homme ne dépend pas de lui1. » Bengel2 dit à cet égard :

Moins un instrument met du sien dans l’acte, et plus il laisse agir Dieu lui-même, plus son action est pure et complète.

Burk, Vie de Bengel.
Abbatiale d’Alpirsbach (Bade, Allemagne), où officia Bengel.

Il est vrai qu’il est utile de se désapproprier, qu’il est dangereux d’avoir à faire usage de sa volonté, lorsque les considérations d’intérêt se compliquent avec celles du devoir. Mais il faut prendre garde de ne pas sacrifier à la paresse d’esprit en croyant sacrifier à l’humilité. Il est vrai aussi que là où nous sommes assez en vue pour qu’on pense à nous, et où les institutions permettent de nous prévenir, il est précieux d’avoir été appelé sans s’être présenté ; et qu’en tout cas, il vaut mieux ne pas bouger que d’agir sans une pleine conviction, conviction qui, dans des questions de ce genre, n’est pas si facile à obtenir. Il est des constitutions ecclésiastiques où la passivité n’est pas possible. Là où elle est possible, je ne crois pas que, hors des cas tout à fait particuliers, on doive rester passif. La passivité, dans la vie chrétienne, est l’exception et non la règle.

Jésus-Christ a voulu élever au plus haut degré de spontanéité l’obéissance chrétienne, et à la plus haute puissance l’élément de l’individualité, comprimé dans l’ancienne économie. Ce n’est que lorsque l’exercice de la liberté est impossible qu’il nous est permis d’attendre, et dans cette soumission volontaire il y a encore, pour le chrétien, de la liberté. Ce principe, oublié jusqu’au seizième siècle, rend le protestantisme bien sérieux, et si l’on doit se réjouir de cette restauration de l’Évangile, et avec lui de la liberté et de la responsabilité personnelles, c’est avec tremblement. Mais si l’impossibilité de prévoir et de calculer les conséquences de chaque action devait nous empêcher d’agir, il est clair que nous n’agirions jamais.

Ce qui est prescrit, ce n’est donc pas la passivité, mais de purifier notre intention par la prière ; de n’agir pas sans une pleine conviction3; de ne pas substituer notre volonté à celle d’autrui, ou de Dieu, en détournant de force le cours naturel des choses ; enfin, de ne point employer, pour obtenir le poste qu’on désire, la brigue ni la simonie. Il en est de fort subtiles, sur lesquelles toutefois une conscience droite ne se fait point illusion. Il est peu nécessaire et il n’est pas possible d’en indiquer les différentes formes4. Chez nous, la loi ancienne fermait toute voie à la simonie, en faisant dépendre la promotion de l’ancienneté ; la loi nouvelle n’a pas beaucoup élargi la voie : c’est là l’avantage par où elle rachète l’inconvénient de ne pouvoir employer chacun selon sa capacité, ni pourvoir chaque paroisse selon son besoin.

Mais, tout cela réservé, adoptons la formule de Harms :

Lorsque, à mon propre jugement et au jugement de personnes compétentes, j’ai les aptitudes requises pour un poste, et que je me sens capable, avec l’aide de Dieu, de le desservir complètement, alors j’offre mes services ouvertement, et je fais usage, pour obtenir le poste, de tous les moyens légitimes et honnêtes.

Harms, Théologie pastorale, III.

Le principe de la passivité paraît avoir dominé dans les premiers âges de l’Église. Non seulement nous y voyons des ordinations forcées, mais aussi des appels à tel ou tel poste acceptés sans mot dire ; c’était même une vertu de ne pas examiner. Cela se conçoit assez : le contraire ne se concevrait même pas. Les circonstances ne sont plus les mêmes. — Remarquez cependant qu’avec les circonstances le principe reparaît ; il a reparu, quoique avec des restrictions, dans l’œuvre des missions, si pareille à celle de la première propagation du christianisme. Dans toute œuvre où l’héroïsme est nécessaire, l’obéissance l’est aussi ; la première chose que l’on brise est la volonté dans ce qu’elle a de plus sensible et de plus délicat.

Question : Là où il y aurait vocation immédiate de la part de nos supérieurs naturels, sans que nous y eussions contribué en rien, faudrait-il dans tous les cas obéir ? — Même dans ce cas-là, il est permis de refuser, mais non sans fortes raisons. Ici la présomption légale est en faveur de l’acceptation, il faut donc examiner sérieusement et ne refuser que sur l’évidence complète de l’obligation du refus. Nous ne pouvons cependant pas admettre l’opinion exprimée par le docteur Schleussner :

Mon cher professeur Polycarpe Leyser m’a fortement recommandé, dit-il, de ne refuser aucun appel régulier ; car, disait-il, Dieu punit ceux qui se le permettent, soit en les retirant de ce monde avant la fin de l’année, soit en leur faisant perdre leurs dons, ou en les laissant tomber dans un piège.

Burk, Théologie pastorale en exemples, I.

Concilier

La troisième règle est de nous assurer des dispositions de la paroisse à notre égard, et de ne pas nous imposer à elle contre son gré. Un ministre consciencieux et délicat établit, pour son compte, la participation de la paroisse au choix de son pasteur. — S’il n’est pas précisément désiré, il faut du moins qu’il soit bienvenu. — Ceci soit dit en général, et non sans réserve. Car si nous pensions qu’à notre exclusion la paroisse sera mal pourvue, si nous avons lieu de croire que notre présence dissipera aisément et promptement les préventions qu’on a répandues contre nous, c’est peut-être notre devoir de passer outre.

Temple de Kėdainiai (Lituanie centrale).

Persévérer

La quatrième règle est de ne pas échanger à la légère un poste contre un autre. — Quand on fait du bien, quand on est béni dans la position qu’on occupe, quand on y suffit, c’est un grand point. Il ne faut pas trop facilement se laisser prendre à la pensée de mieux mettre à profit toutes ses facultés et de faire plus de bien. Il ne faut pas quitter si aisément une place où l’on convient. Il faut que quelque considération très forte nous en arrache : le besoin, le danger d’une autre paroisse. « Passe en Macédoine, et viens nous secourir5! » Il faudrait avoir entendu ce cri pour oser partir.

Quelquefois aussi, après avoir passé un certain temps dans un poste, où nous avons fait du bien, où nous en faisons encore, nous reconnaissons qu’après que Paul a planté, il faut qu’Apollos arrose ; nous pouvons être moins propres à la suite de l’œuvre qu’à son commencement. Notre rôle est, pour ainsi dire, fini ; nous ne pouvons plus croître : il faut que l’œuvre croisse en d’autres mains. — Toutefois, je pense qu’un vrai chrétien se développe avec son œuvre et par son œuvre, et qu’aux nouveaux besoins qu’il a fait surgir il répond par de nouveaux développements de sa vie intérieure. S’il en est ainsi, il n’y a qu’avantage pour la paroisse à ce qu’il reste ; comme Thomas Adam6 à Wintringham, qui fut sa première et sa dernière paroisse, et où il passa cinquante ans. — Dans l’Église wesleyenne, un pasteur ne reste pas plus de trois ans à la tête de la même paroisse, afin qu’il ne puisse enraciner ses tendances dans des cœurs trop affectionnés.

Célébrer

Ces grandes phases de notre vie doivent être solennisées ; il ne faut pas qu’un tel jour, celui où nous prenons la direction d’une paroisse, passe comme des jours ordinaires. C’est une espèce de veille des armes de la chevalerie, où nous devons demander à genoux la panoplie (l’armure complète) du serviteur de Jésus-Christ, ou nous revêtir de toutes les armes de Dieu, comme saint Paul le recommande dans l’Épître aux Éphésiens7.

Il faut aussi prendre garde à notre entrée par rapport à la paroisse ou au public. Notre permier sermon doit être soigneusement mûri, renfermer toute notre pensée et, s’il est possible, toute notre personnalité, nous annonçant avec modestie et franchise. Toutefois, il ne faut parler de soi qu’autant qu’il est nécessaire.

Respecter

Nous devons, à côté de cela, nous rendre compte des dispositions pastorales, et les essayer comme on revêt un habit qu’on ne doit plus quitter. Quelles sont-elles ?

L’esprit d’humilité, qui ne consiste pas à rabaisser ce que l’on a, mais à ne vouloir rien être par soi-même ; à regarder chacun comme plus excellent que nous-mêmes ; à savoir accepter l’injustice et souffrir de n’être tenu pour rien. Plus un pasteur se fait petit pour laisser paraître Dieu, plus il a d’autorité. Plus vous serez dépréoccupé de vous-mêmes, plus on sentira dans ce vide la grandeur de votre ministère8.

L’esprit de modestie et de modération. Il faut se préparer à l’extraordinaire, et néanmoins aimer les voies ordinaires ; ne pas projeter de grandes choses extérieures ; ne pas mépriser le temps des petits commencements ; marcher avec les humbles ; fuir l’esprit novateur ; poser nos pieds, autant que possible, dans les traces déjà faites, selon cette parole de Moïse : « Informe-toi des premiers temps qui ont été avant toi9 » ; et celle de Jérémie : « Tenez-vous sur les chemines, et regardez, et enquérez-vous touchant les sentiers des siècles passés10. » — Cela ne veut pas dire : Enchaînez-vous au passé, ne perfectionnez rien, ne corrigez rien, ne commencez rien ; — cela veut dire seulement : Ne répudiez pas légèrement les traditions ; ne quittez pas sans raison ce qui est établi ; que la présomption légale soit pour ce qui est ; faites du maintien la règle, et du changement l’exception.

Temple de Lavin (Grisons, Suisse) et ses fresques de 1500.

L’esprit de combat et l’esprit de paix. L’esprit de combat est essentiel au ministère et à la profession du christianisme. Nous venons, comme Jésus-Christ, allumer un feu, et il doit même nous tarder qu’il soit allumé ; nous apportons le glaive et non la paix ; nous jetons dans la masse un levain brûlant. — L’extérieur qui doit déterminer notre jugement, ni notre point de vue ; même dans cette paix, et avec ces garanties, incorporés à l’institution civile, enracinés dans le sol, nous devons faire comme si tout cela n’était pas, car tout cela pourrait ne pas être, tout cela peut-être ne sera plus demain, du moins pour nous ; malgré les apparences, le christianisme est toujours, dans ce qu’il a de vivant et de caractéristique, un étranger et un intrus. Il faut avoir les reins ceints, car cette paix n’est qu’un répit, une trêve ; il faut tendre son arc pour un but beaucoup plus éloigné que celui qui nous semble proposé. « Il dresse nos mains pour le combat et nos doigts pour la bataille11. » Ainsi, l’esprit de combat est nécessaire, mis l’esprit de paix l’est aussi. Le pasteur ne doit pas aborder ses paroissiens comme des adversaires ; il ne traitera personne comme un adversaire avant la preuve. Il doit voir dans son troupeau un troupeau, une famille, et partir dans tous ses rapports de la supposition de la bienveillance. Que le pasteur croie tout d’abord qu’il est aimé. Rien ne fausse plus notre position que de se mettre sur la défensive. Ceux qui nous haïssent ou veulent nous attaquer seront peut-être désarmés par notre confiance, notre bienveillance, notre candeur.

L’esprit de dévouement à la paroisse, à laquelle on doit être prêt à donner sa vie, en masse et en détail, comme dans certaines circonstances difficiles, épidémies, guerre, etc. « C’est entre nous à la vie et à la mort12. » Il vaut mieux renoncer au ministère que d’en rien négliger.

Paul Eduard Crodel (1862-1928), Village alpin enneigé, huile sur toile.

Passons en revue quelques devoirs généraux du pasteur, depuis son entrée en fonctions.

1° D’abord celui de la résidence. La loi, chez nous, y a pourvu en grande partie, en ordonnant au pasteur de demeurer dans sa paroisse ; mais cela ne peut empêcher les absences fréquentes et prolongées. Il y faut prendre garde ; il y a des pasteurs qui sont plus volontiers partout ailleurs que chez eux. Il faut même éviter des occasions de distraction religieuse.

La régularité dans les fonctions et l’empressement à les remplir. Il faut éviter le mauvais goût de ces ministres qui [se] lamentent ou plaisantent sur le nombre et le poids de leurs fonctions et en battent les oreilles de tout le monde ; ne pas se permettre de délais, car dans certains cas ils peuvent avoir des conséquences pernicieuses. On peut appliquer aux succès et à la prospérité du ministère ces paroles : « Un peu de dormir, un peu de sommeil, un peu les mains pliées pour être couché ; et la pauvreté viendra comme un passant, et la disette comme un homme armé13. »

Aimer

Le ministre doit donc être préoccupé constamment de son ministère. « Pense à ces choses (aux devoirs du ministère), dit Paul à Timothée, et sois-en toujours occupé14. » — Il serait déplorable d’avoir un goût dominant15 en dehors du ministère, et de ne mettre celui-ci qu’en seconde ligne. C’est une triste position que celle d’un ministre pour qui son ministère n’est pas la vie. — Si l’on ne se donne tout entier qu’à un ministère qu’on aime, on ne l’aime aussi qu’en s’y donnant tout entier. — Rien n’attache le ministre à son troupeau, et vice versa, comme les sacrifices qu’il lui fait.

Le Bon pasteur, catacombes de sainte Priscille, Rome, IIIe siècle.

Pour se donner tout entier à son ministère, il faut simplifier sa vie, écarter tout ce qui distrait du devoir, tout ce qui ne concourt pas au succès de l’œuvre, tous les soucis du monde, même les soins qui peuvent convenir au ministère, mais qui n’en font pas essentiellement partie, et dont nous pouvons convenablement nous décharger sur d’autres16.

Ne soyez point en souci, disant : Que mangerons-nous ? que boirons-nous ?

Matthieu 6:31-32.

Prenez garde que vos cœurs ne soient appesantis par les inquiétudes de cette vie.

Luc 21:34.

La Théologie pastorale de Vinet est rééditée par les éditions ThéoTeX (lecture en ligne gratuite).

Illustration de couverture : portulan espagnol du XVIIe siècle (détail), bibliothèque du Congrès.


  1. Jérémie 10:23.[]
  2. Johann Albrecht Bengel (1687-1752), pasteur, théologien et pédagogue luthérien.[]
  3. Romains 14:23.[]
  4. Bengel tient tellement à la pureté de la vocation, qu’il exclut toutes celles où des proches parents ont eu une part [note de l’éditeur].[]
  5. Actes 16:9.[]
  6. Pasteur anglican (1701-1784).[]
  7. Éphésiens 6:11-17.[]
  8. Voir Port-Royal, par Sainte-Beuve, I, sur l’autorité remarquable de M. Singlin, directeur des consciences dans cette maison. Son humilité fut la source de cette autorité ; car il se rejetait en Dieu seul [note de l’éditeur].[]
  9. Deutéronome 4:32.[]
  10. Jérémie 6:16.[]
  11. Psaume 144:1.[]
  12. 2 Corinthiens 7:3.[]
  13. Proverbes 6:10-11.[]
  14. 1 Timothée 4:15.[]
  15. Loisir, passe-temps, violon d’Ingres.[]
  16. Actes 6:2.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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