C’est un constat surprenant : après avoir été indispensable pendant la majeure partie de l’histoire de l’Église, le diaconat a presque disparu dans le milieu évangélique. Les choses changent, bien sûr, et j’ai pu entendre de mes propres oreilles plusieurs prédications sur les diacres récemment, en vue de justement en nommer certains dans les assemblées. L’occasion est donc toute trouvée d’expliciter deux visions différentes de ce qu’est un diacre.

Le diaconat “faible”

Dans la plupart des traitements contemporains, un diacre est seulement un officier ecclésial en charge des activités sociales de l’Église. Il n’a pas de charge pastorale, ni de fonction liturgique, sa seule fonction est l’identification et l’accompagnement des personnes en difficultés matérielles dans l’Église. Cette vision s’appuie sur Actes 6,1-4 où l’office de diacre est institué pour le « service aux tables » et la « distribution aux veuves » afin que les apôtres se consacrent davantage à la prière et l’enseignement. C’est donc que le diaconat sert à l’assistance matérielle, par opposition à l’enseignement et au soin pastoral.

Le diaconat “fort”

C’est la position majoritaire de l’Église jusqu’au XIX^e siècle: le diacre est assimilé à un pasteur débutant. Pour « se faire la main » au soin pastoral, et pour mûrir sa vocation sans risque, il a moins de charge d’enseignement que le pasteur, et s’intéresse davantage aux pauvres, afin qu’il apprenne à connaître concrètement son peuple et à en prendre soin. Quelques exemples historiques :

• Athanase était diacre au moment du concile de Nicée. Son élection ensuite à l’évéché d’Alexandrie montre que l’épiscopat (et sa charge pastorale) n’était pas conçu à part du diaconat, mais en continuité.
• Plus proche de nous, voici la fiche de poste du diacre (réformé) d’Yverdon en 1584 :

La charge dudit pasteur consiste en deux actions : le dimanche assavoir l’action du Matin et le Catéchisme, Plus semaines la prédication le jeudy et vendredy et le samedy, la prière publique matin et soir. » « La charge du diacre consiste en ceci : le dimanche, doit faire l’action du Matin dans les deux villages [Pomy, à 4 km d’Yverdon, et Cuarny à 5 km] et celle du soir à la ville ; le lundi Matin la prédication à la ville ; le mardi Matin les prières publiques ; le mercredi Matin et Soir les prières publiques.

• Il est toujours d’usage dans l’Église anglicane et méthodiste (qui en dérive) que le premier grade vers le pastorat soit le diaconat. De même dans l’Église catholique romaine (diaconat dit transitionnel, par opposition au diaconat permanent). Dans certaines Églises, d’autres grades intermédiaires (« catéchète », par exemple) proviennent historiquement du diaconat.

C’est, selon moi, le positionnement le plus conforme au texte biblique :

Les Douze convoquèrent la multitude des disciples, et dirent : Il n’est pas convenable que nous laissions la parole de Dieu pour servir aux tables. C’est pourquoi, frères, choisissez parmi vous sept hommes, de qui l’on rende un bon témoignage, qui soient pleins d’Esprit saint et de sagesse, et que nous chargerons de cet emploi. Et nous, nous continuerons à nous appliquer à la prière et au ministère de la Parole. Cette proposition plut à toute l’assemblée. Ils élirent Etienne, homme plein de foi et d’Esprit saint, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas, et Nicolas, prosélyte d’Antioche. Ils les présentèrent aux apôtres, qui, après avoir prié, leur imposèrent les mains.

Actes 6,2-4

• Ce que Pierre propose n’est pas d’instituer un nouvel office, mais de partager l’office existant de telle manière que des ministres d’origine grecque s’occupent davantage du service, afin de soulager les tensions ethniques qui commençaient à éclore.
• De même, Pierre n’oppose pas le service aux tables à l’enseignement. Il s’oppose simplement à ce que cette tâche de service déborde sur l’enseignement. Il n’y a pas de séparation entre tâche d’enseignement et aide sociale de l’Église, comme dans la vision “faible” du diaconat.
• La procédure d’élection et l’imposition des mains correspond à ce qu’il s’est fait pour Matthias quand il est devenu apôtre, ou Paul quand il est devenu enseignant à Antioche. Diacre est donc un office en continuité avec celui des pasteurs.
• Immédiatement après, Étienne se retrouve dans une situation d’enseignement de la Parole (et d’administration du sacrement du baptême), sans que Luc ne ressente le besoin d’expliquer pourquoi le travailleur social est devenu prédicateur. C’est donc que la charge de diacre contient dès le départ cette dimension pastorale entière.

Ajoutez à cela les exemples historiques déjà cités, et il y a de quoi lancer une bonne discussion.

Implications

Quelque soit votre conviction sur le diaconat, il faut reconnaître la sagesse qu’il y a à confier au début de sa carrière pastorale un soin matériel plus important au nouveau pasteur : cela lui permet d’acquérir l’expérience concrète du soin pastoral, lui donne l’occasion de développer un vrai sens pratique, de connaître plus intimement son peuple, de continuer à développer son caractère dans une tâche plus humble et qui lui apprendra le sens du service.

Si l’on admet aussi que le diaconat est la première marche du pastorat, alors cela veut aussi dire qu’il faut résister à l’ordination de diaconnesses. L’exemple des Églises anciennes n’est pas pertinent à mon avis : l’existence de diaconnesses est liée à celle des vierges consacrées, une sorte de semi-clergé qui s’est organisé très tôt autour du clergé officiel des diacres/prêtres/évêques. L’existence des diaconnesses anciennes doit être comprise comme une tentative de formalisation d’un usage plus ancien, et disparu aujourd’hui. À moins de restaurer donc l’ordre des vierges consacrées, il n’y a donc pas lieu de nommer des diaconnesses.

Illustration : Vittore Carpaccio, La Prédication de saint Étienne, huile sur toile, 1514 (Paris, musée du Louvre).