Je propose dans cet article et les suivants un examen approfondi d’un ouvrage qui m’a beaucoup appris (et a parfois remis en cause certaines de mes positions) sur la théologie pastorale réformée : Le saint ministère selon la conviction et la volonté des réformés du XVIe siècle, de Jean-Jacques von Allmen (Neuchâtel, 1968). Dans le troisième chapitre (pp. 43-54), von Allmen aborde la question de la légitimité des pasteurs, qui doivent être dûment formés, ordonnés et installés dans leur office. Il nous présente donc la théologie de l’ordination qui se dessine dans la Confession helvétique postérieure et les autres textes confessionnels et disciplinaires de la Réforme réformée.
L’étude précédente a établi la proéminence du ministère pastoral sur tous les autres offices ecclésiastiques ; c’est, dans l’Église du Nouveau Testament, le seul ministère qui soit véritablement d’institution divine. Il reste toutefois à expliquer qui possède le ministère et comment il peut être conféré à quelqu’un. C’est la question de la légitimation des ministres qu’aborde donc ensuite Heinrich Bullinger.
Voici la section suivante du chapitre XVIII1:
Au surplus nul ne doit usurper l’honneur du ministere Ecclesiastique : c’est à dire le ravir à soy ni par achapt, ni par d’autres prattiques, ni de sa propre volonté s’ingerer à l’exercer. Il faut donc que les Ministres soyent appelez et esleus par election Ecclesiastique et legitime : c’est à dire que l’Eglise les eslise, ou ceux qui sont deputez par icelle par bon ordre, sans tumulte, contention ne sedition. Et qu’on n’eslise point à la volee le premier rencontré, mais des hommes propres et excellens en erudition des sainctes Escritures, douez d’eloquence vrayment Chrestienne, de prudence simple et non rusee, et finalement aussi de modestie et honnesteté de vie, selon le canon Apostolique que l’Apostre nous a donné en la premiere à Timothee troisième chapitre, et à Tite premier chapitre. Et que ceux qui ont esté esleus soyent mis en possession du ministere par les Anciens, avec prieres publiques et imposition des mains. Or nous condamnons ici tous ceux qui courent d’eux-mesmes, sans avoir esté esleus, envoyez ni ordonnez. Nous condamnons semblablement les ministres ignorans, et ausquels défaillent les dons necessaires à un Pasteur. Cependant, nous confessons qu’en l’ancienne Eglise la simplicité non nuisible d’aucuns pasteurs a plus profité à l’Eglise, que l’erudition et science diverse, exquise et delicate : mais un peu trop enflee d’aucuns. Et pourtant encores aujourd’huy nous ne rejettons point la simplicité d’aucuns qui sont de bonne vie, pourveu qu’elle ne soit point du tout ignorante.
La traduction française suit l’original assez librement, notamment sur deux points : elle développe le sens et le contenu de l’ordination en traduisant ordinentur par “soyent mis en possession du ministere” ; comme nous l’avons vu au chapitre précédent, elle traduit une fois de plus par “les Anciens” le terme latin seniores (a senioribus), qui ne désigne en fait pas les anciens au sens des Églises de France ou de Suisse francophone, mais les “doyens” du corps pastoral.
Vocation externe et interne des ministres
La confession commence par dénoncer deux abus fréquents dans les Églises du temps, qui participent tous les deux à miner la crédibilité du ministère. Le premier abus est de type clérical, et bien connu à l’époque : c’est la cupidité du clergé, qui détourne le ministère de ses fins premières pour s’enrichir, et en particulier la simonie, le commerce de charges ecclésiastiques). La charge est ici particulièrement dirigée contre l’Église romaine (même si la mention de la simonie demeurera dans les disciplines réformées ; art. XLVII en France). Voici ce qu’en disait le prédécesseur de Bullinger :
Comme c’est écrit en Nb 22-24, Balaam a bel et bien été incité par de l’argent à se rendre vers le roi Balaq ; il n’a pourtant pas voulu fausser la vérité. Mais Pierre blâme [ce comportement] en 2 P 2,15 puisqu’il décrit en fait les mœurs des papistes. Bien qu’ils interprètent ce passage de l’écriture pour l’imposer à d’autres gens, ils le font néanmoins en vain ; car ils ne peuvent le rapporter à personne d’actuellement vivant, sauf aux papistes, comme je l’ai fortement prouvé dans l’Archeteles. Oui, Pierre parle donc de Balaam et des papistes : « Ils ont abandonné le droit chemin et se sont fourvoyés en suivant le chemin de Balaam de Bosor qui a préféré prendre le mauvais chemin, etc. » Que dirait maintenant Pierre s’il voyait qu’on ne prend pas seulement de l’argent sans toutefois fausser la vérité, mais qu’on falsifie la vérité afin d’encaisser de l’argent non d’un roi riche, mais de pauvres [gens] ?
Huldrych Zwingli, Les 67 thèses réformatrices de 1523 et leurs commentaires, art. 56 (trad. Bernard Reymond, p. 383).
Le second abus, qui donne au texte son équilibre, est plutôt de type anticlérical, et s’adresse plutôt aux communautés en pleine réformation : c’est l’exercice spontané (non sanctionné officiellement) et donc illégitime du ministère, par des prédicateurs souvent itinérants (et donc difficiles à contrôler), les « coureurs » (tous ceux qui courent d’eux-mesmes), un cas fréquent à l’époque, notamment parmi les prêtres et moines ayant récemment abandonné l’Église romaine, et passés à la Réforme de leur propre chef ; il se trouve aussi des pasteurs indisciplinés qui ne respectent pas leur discipline, ni l’autorité de leurs collègues dans leur juridiction respective ; nous avions déjà eu l’occasion d’aborder cette question sur Par la foi lorsqu’Étienne Omnès commentait la discipline des Églises réformées françaises. Les réformateurs n’ont pas de mots assez durs pour eux, critiquant « la légèreté, l’inconstance, l’improbité et l’inégalité de ceux qui s’incrustent dans des Églises avec désordre (levitas, inconstantia, improbitas et iniquitas eorum qui inordinate ecclesias intrant) » (Guillaume Farel écrivant à la classe de Neuchâtel) et les comparant aux faux prophètes. Une condamnation symétrique pèse sur ceux qui quittent le ministère sans avoir dûment obtenu leur congé ; Jean Calvin lui-même, lorsqu’il négociait depuis Strasbourg son retour à Genève, déclarait ne pouvoir quitter la capitale alsacienne « sans le conseil et consentement de ceulx auxquels nostre Seigneur a donné authorité en cest endroit ».
Les deux maux ont un même remède : l’Église doit s’assurer de la vocation, du bon témoignage et de la fidélité des candidats au ministère avant de les y confirmer. Le fait qu’il faille une légitimation valide pour exercer le ministère est d’ailleurs encore une conséquence de son institution divine. L’exercice de la prédication et des sacrements (deux marques de l’Église) dépend en effet de la présence de ministres légitimes de l’Église pour les théologiens réformés :
Quand aujourd’huy ceste parole de Dieu est annoncée en l’Eglise, par prescheurs legitimement appelez, nous croyons que c’est la vraye parole de Dieu qu’ils annoncent, et que les fideles reçoivent.
Confession helvétique postérieure, ch. I.
That Sacramentis be rychtlie ministred, we judge twa things requisit : the one, that thay be ministrid by lauchfull Ministeris, quhome we affirme to be onelye thay, that ar appoyntit to the precheing of the worde, […] thay being men lauchfullie chosin thairto by sum kirk. The uther, that thaye be ministrid in sicke Elimentis and in sicke sorte, as God hath appoyntit.
Pour que les sacrements soient droitement administrés, nous estimons deux choses nécessaires : la première, qu’ils soient administrés par des ministres légitimes, dont nous affirmons qu’ils sont uniquement ceux qui sont chargés de la prédication de la Parole, étant des hommes choisis légitimement pour cela par une Église. L’autre est qu’ils soient administrés sous les espèces et de la manière que Dieu a fixée.
Confession écossaise de 1560 (von Allmen souligne).
Von Allmen résume :
Le ministère ne va pas de soi. Cette indispensable légitimation pour exercer validement le ministère signifie encore que celui-ci doit être garanti : auprès des fidèles pour qu’ils puissent avoir confiance dans l’œuvre des pasteurs, mais aussi auprès des ministres qui doivent pouvoir trouver dans leur vocation “externe” une confirmation de leur vocation “interne”. Tout cela est dit avec gravité et sérieux.
p. 44.
L’accord avec les Églises luthériennes est ici total :
Quant au gouvernement de l’Église, nous enseignons que nul ne doit enseigner ou prêcher publiquement dans l’Église, ni administrer les Sacrements, à moins qu’il n’ait reçu une vocation régulière.
Confession d’Augsbourg, art. XIV.
Quelles sont les étapes ? La présentation classique, que von Allmen suit au détriment de la lettre de la Confession helvétique postérieure, est celle de Calvin dans l’Institution de la religion chrétienne :
Que nous sachions quels doyvent estre les ministres qu’on eslit, comment on les doit eslire, qui sont ceux qui ont le droit d’élection, et avec quelle cérémonie on les doit introduire en leur charge.
IRC, IV.3.11.
Il y a donc quatre ou cinq étapes dans le discernement et la légitimation des vocations pastorales :
- L’examen des candidats pour discerner les vocations.
- L’élection (et la détermination du corps électoral).
- La cérémonie d’admission publique au ministère.
- L’acceptation et l’exercice effectif de la charge par le ministre. Cette dernière étape n’est pas présente dans la phrase de Calvin, mais les textes réformés insistent constamment là-dessus : le ministère ne peut être virtuel et il doit être effectivement exercé pour qu’on puisse garder la qualité de ministre.
Le discernement de la vocation
Les qualités du ministre
Les aspirants au saint ministère sont sévèrement scrutés et l’admission dans le corps pastoral est soumise à la réussite d’un examen. Les Ordonnances de Genève (1561) décrivent le programme de cet examen pour les pasteurs de la Compagnie :
L’Examen contient deux parties, dont la première est touchant la doctrine : assavoir si celui qu’on doit ordonner, a bonne et saincte congonoissance de l’Escriture, et puis s’il est idoine et propre pour la communiquer au peuple en edification. Aussi pour eviter tous dangers que celui qu’on veut recevoir n’ait quelque mauvaise opinion, il est requis qu’il proteste de tenir la doctrine approuvee en l’Eglise […]. Pour cognoistre s’il est propre à enseigner, il faudra proceder par interrogations, et par l’ouir traitter en privé la doctrine du Seigneur. La seconde partie est la vie : assavoir s’il est de bonnes mœurs, et s’il s’est touiours gouverné sans reproche.
Concrètement, les disciplines sur lesquelles porte l’examen sont l’hébreu et le grec, la morale, l’exégèse et la philosophie. Henri Heyer (L’Église de Genève, 1535-1909, 1909, p. 40) va même jusqu’à dire que “le titre de ministre de Genève équivalait à l’étranger au grade de docteur en théologie”. En Écosse, l’apologétique joue un rôle important dans l’examen : le futur ministre doit montrer qu’il maîtrise les controverses betwixt us and the Papistis, the Anabaptistis, Arrians, or other suche ennemies of the Christiane religioun (“entre les papistes, les anabaptistes, les ariens et autres ennemis de la religion chrétienne, et nous” ; extrait du Buke of Discipline). En temps de pénurie de pasteurs, certaines Églises décident toutefois d’ordonner des candidats n’ayant pas terminé leurs études (mais les candidats s’engagent à les terminer) ; certaines Églises s’y refusent toutefois, et l’Écosse a souffert très longtemps d’une grande pénurie de pasteurs2. Les exigences morales ne sont pas moins élevées, et expliquent que les pasteurs sont soumis à une discipline qui leur est propre, plus austère et plus sévère que celle des laïcs. Une vie morale exemplaire peut d’ailleurs justifier une certaine indulgence, lorsque les ministres ne sont pas très érudits. Les meilleurs réformés semblent conscients du risque de l’intellectualisme ; la traduction française pèche d’ailleurs en ce sens en traduisant ineptos (inaptes, incapables) par ignorants : les connaissances ne sont pas l’alpha et l’oméga des qualifications du pasteur ; sans quoi les ministres ne seront que des « images mortes » de ce qu’ils prêchent, pour reprendre une image de Calvin dans sa polémique contre Sadolet.
Seuls les hommes sont éligibles au ministère, et la Confession helvétique postérieure est sans ambiguïté sur le sujet :
Sainct Paul a debouté les femmes de tous offices Ecclesiastiques.
ch. XX.
La traduction allemande rend d’ailleurs le latin homines, épicène, par maenner strictement masculin. Bullinger précise cette restriction dans l’article de la confession traitant du baptême, mais d’autres confessions sont plus explicites (toujours au sujet du baptême) :
Interdicimus cum Spiritu Sancto verbi et sacramentorum, baptismi et cœnæ dominicæ, ministerium mulieribus et personis legitime non electis, non vocatis, non ordinatis. Sicut Paulus prohibet. I Tim. 2. I Cor. 14.
Avec le Saint-Esprit, nous interdisons le ministère de la Parole et des sacrements — du baptême et du repas du Seigneur — aux femmes et aux personnes qui n’ont pas été légitimement élues, appelées, et ordonnées, comme Paul le prohibe (1 Tm 2, 1 Co 14).
Confession hongroise de 1562.
… quhilk is mair horrible, thay suffer Wemen, quhome the haly Gaist wyll not suffer to teache in the congregatioun, to baptise.
… ce qui est plus abominable, c’est qu’ils laissent des femmes baptiser, alors que le Saint-Esprit ne souffre pas qu’elles enseignent dans l’assemblée.
Confession écossaise de 1560.
Encore est-elle [la charge de baptiser] moins permise aux femmes [qu’aux hommes qui ne sont pas des ministres]. Car non seulement nous ne lisons point que iamais le Seigneur n’a commis aux femmes aucun ministere en l’Eglise, mais au contraire nous lisons qu’il leur a esté defendu mesme de parler en icelle, et d’y prendre aucune authorité.
Pierre Viret, Du vray ministere de la vraye Eglise.
Quelques autres textes confessionnels mentionnent la présence de femmes à titre de “curiosité archéologique”. Seules certaines ordonnances néerlandaises semblent reconnaître le ministère de diaconesses (mais même elles ne sont pas ordonnées). Comme on le voit, l’interdiction de tout ministère féminin de la Parole est fondé sur la défense faite aux femmes par l’apôtre Paul d’enseigner.
Notons enfin qu’aucune condition d’âge ni de santé n’est formulée.
L’élection du ministre
La confession tente de disqualifier deux positions extrêmes : la position congrégationaliste, d’une part, où seul le peuple de l’Église (locale) participerait à l’élection, et la position cléricale, où le clergé dispose librement des ministres et les impose au peuple. La pratique des Églises réformées semble suivre la ligne générale établie au synode de Laodicée (IVe siècle) et impose l’ordre suivant :
- La classe, ou la compagnie des pasteurs, propose une nomination.
- L’autorité civile donne son assentiment. Dans certains cas, la classe peut présenter plusieurs candidats à Neuchâtel, et le magistrat choisit celui qui sera présenté au peuple3.
- Le candidat est présenté au peuple de l’Église (prédication publique).
- Le peuple consent à son élection et le nouveau pasteur est installé.
L’approbation par le peuple n’est parfois que symbolique, on peut même considérer que le magistrat civil le représente suffisamment et se contenter de son accord (Bâle, Vaud). Mais ailleurs (Strasbourg), on se soucie de représenter effectivement le peuple dans la procédure. Quant à l’approbation du magistrat, elle ne peut être valable que là où l’Église est reconnue par le pouvoir civil (dans les cantons suisses réformés, par exemple), et non dans les pays où elle est minoritaire, en France par exemple. Dans ce dernier cas, c’est alors le consistoire qui est chargé de l’élection :
Les Ministres seront esleus au Consistoire par les anciens et Diacres : et seront presentés au peuple, pour lequel ils seront ordonnés : et s’il y a opposition ce sera au Consistoire de la iuger…
Discipline des Églises réformées de France (1559), art. VI.
Les anciens et les diacres sont donc l’équivalent de l’autorité civile dans les pays catholiques romains. Le pouvoir individuel de quelques membres laïques de l’Église (entendez par là les anciens et les diacres) dans l’élection des ministres est donc bien plus important ; nous reviendrons sur ce point plus loin dans l’article. Très tôt, du reste, les réformés français ont voulu s’assurer d’une présence cléricale dans les nominations : le deuxième synode national (Poitiers, 1561) dispose ainsi que deux ou trois ministres s’ajouteront aux membres habituels du consistoire pour la nomination d’un pasteur dans une Église.
Enfin, l’élection doit s’effectuer dans le recueillement, en demandant au Saint-Esprit qu’il nous donne le discernement, et non pour rendre un honneur mondain à quelqu’un. Ce moment important de la vie d’une Église s’accompagne donc de jeûne et de prière, selon le modèle de la consécration de Barnabas et de Paul au service du Seigneur à Antioche :
1Il y avait, dans l’Église qui était à Antioche, des prophètes et des docteurs : Barnabas, Siméon appelé Niger, Lucius de Cyrène, Manaën qui avait été élevé avec Hérode le tétrarque, et Saul. 2Pendant qu’ils célébraient le culte du Seigneur et qu’ils jeûnaient, le Saint-Esprit dit : Mettez-moi à part Barnabas et Saul pour l’œuvre à laquelle je les ai appelés. 3Alors, après avoir jeûné et prié, ils leur imposèrent les mains et les laissèrent partir.
Actes 13,1-3.
Une théologie réformée de l’ordination
Nécessité de l’ordination
Tous les réformés de l’époque sont d’accord pour dire qu’une cérémonie est nécessaire pour qu’un pasteur soit considéré comme tel. Plus tard, au XVIIIe siècle, quelqu’un comme Bénédict Pictet pourra arguer du caractère non strictement nécessaire de l’ordination, mais sans remettre pour autant en cause son essence — la reconnaissance et la légitimation d’un nouveau ministre. Dès lors qu’un homme est reconnu par ses pairs et par une communauté, il est donc pasteur de facto, et ne le devient pas à la minute où il est ordonné.
Si Dieu avait attaché la validité du ministère à l’ordination, il serait absolument nécessaire que la vocation se fit par l’ordination des pasteurs ; mais il est faux que Dieu ait attaché à l’ordination la validité du ministère ; l’ordination n’est qu’une cérémonie qui n’est nécessaire que lorsqu’elle se peut faire ; l’élection et le consentement des peuples fait l’essence de la vocation, mais l’ordination est une cérémonie d’ordre, comme l’élection et le consentement du peuple fait l’essence de la vocation légitime à la royauté, et l’installation ou le couronnement n’est qu’une cérémonie.
La Théologie chrétienne, vol. II.
Cette cérémonie est donc aussi une occasion de prier tout spécialement pour le nouveau ministre. Il n’y a en revanche pas unanimité sur la forme de cette cérémonie, et particulièrement sur la nécessité d’une imposition des mains. L’imposition des mains a des significations diverses dans le Nouveau Testament, mais on la trouve associée à la consécration de disciples au service en Actes 6 — à propos des diacres ! — et en Actes 13 (cf. ci-dessus) :
2Les douze convoquèrent alors la multitude des disciples et dirent : Il ne convient pas que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables. 3C’est pourquoi, frères, choisissez parmi vous sept hommes, de qui l’on rende un bon témoignage, remplis de l’Esprit et de sagesse, et nous les chargerons de cet emploi. 4Pour nous, nous persévérerons dans la prière et dans le service de la parole. 5Ce discours plut à toute la multitude. Ils élurent Étienne, homme plein de foi et d’Esprit saint, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas et Nicolas, prosélyte d’Antioche. 6Ils les présentèrent aux apôtres, qui, après avoir prié, leur imposèrent les mains.
Actes 6,2-6.
Certaines Églises ne mettent pas en question ce geste : c’est par exemple le cas en Suisse alémanique (Berne a quelques hésitations), malgré qu’en ait Zwingli (cf. 61e thèse de la dispute de Zurich, citée précédemment), et généralement en France, “parce que cet usage est de bonne édification, & conforme à la coutume des Apôtres, & à la pratique de l’Eglise ancienne” (synode de Paris, 1565). En revanche, les genevois font preuve de prudence (ils renoncent provisoirement au geste par crainte de superstition, “pour l’infirmité du temps”) ; les Écossais, plus radicaux, considèrent dans la discipline de 1560 que le geste n’a plus lieu d’être en raison de la cessation des miracles (mais ils y reviendront à la fin du XVIe siècle). Le geste, s’il est fréquent, n’est donc pas considéré comme faisant le ministre, ex opere operato (l’ordre n’est du reste pas un sacrement). L’imposition des mains peut d’ailleurs ne pas avoir lieu en public, mais dans une réunion de classe ou de colloque (c’est le cas à Vaud, à Neuchâtel, parfois en France, mais le peuple y est alors invité). C’est bien plutôt la prière et la reconnaissance publique du ministre qui semblent passer au devant de la scène et constituer le cœur de l’ordination4 — quoiqu’un Calvin puisse encore écrire “que les apôtres n’ont pas eu d’autre cérémonie que celle de l’imposition des mains” (IRC IV.3.16), désignant par ce geste l’ordination tout entière ; dans les Églises orthodoxes, la même synecdoque a cours (gr. χειροθεσία).
La crainte de la superstition est-elle le seul motif de réserve envers l’imposition des mains ? Von Allmen avance en note l’idée que le pouvoir politique a pu lui aussi y être réticent. En tant qu’elle est un geste spécifiquement ecclésial, l’imposition des mains symbolise l’indépendance du ministre :
Il vaudrait la peine de pousser les recherches historiques pour voir en particulier si le renoncement épisodique et provisoire à l’imposition des mains n’est pas dû en partie à des conflits politiques : les autorités civiles ne voulant pas voir leur échapper le plein contrôle sur les pasteurs, ne toléraient pas l’imposition des mains qu’elles ne pouvaient conférer elles-mêmes puisqu’elle devait l’être par des pasteurs, puisqu’elle soulignait par conséquent le caractère spécifiquement ecclésial du saint ministère.
p. 134.
Signification de l’ordination
La question du sens de l’ordination est moins aisée que celle de son bien-fondé. D’un texte à l’autre, on trouve quatre réponses différentes, qui peuvent se compléter :
- Le ministre ordonné est exposé par celui qui l’ordonne à l’action de l’Esprit, présenté à Dieu pour qu’il le remplisse de son Esprit. La liturgie d’ordination des Églises réformées de France (synode de Saint-Maixent de 1609) va dans ce sens :
Qu’il te plaise, ô Dieu, [d’]orner des Dons & graces de ton Saint Esprit ce tien Serviteur, elu legitimement selon l’Ordre établi en ton Eglise, le munissant abondamment de tous les Dons nécessaires pour se bien acquitter de sa Charge, pour la Gloire de ton Saint Nom, pour l’Edification de ton Eglise, & le salut de celui qui t’est maintenant dédié & consacré par notre Ministère.
(Nous soulignons.)
- Le ministre ordonné est mis à part, consacré au service de Dieu. On trouve cette interprétation fréquentation dans la tradition calvinienne. “Consacré à Dieu, comme une hostie” (Pierre Viret), le ministre ne s’appartient plus à lui-même. La devise de Jean Calvin (“J’offre mon cœur immolé en sacrifice au Seigneur”) est un autre témoignage de cette conception sacrificielle du ministère. L’ordination a ainsi un rôle dans l’abandon à Dieu et la sanctification du ministre. Une telle conception trouve peut-être ses sources chez Martin Bucer, pour qui les pasteurs sont verordnet, geheiligt und eingesetzet (“ordonnés, sanctifiés et installés”) par l’imposition des mains.
Les Apostres par l’imposition des mains signifioyent qu’ils offroyent à Dieu celuy qu’ils introduisoyent au ministère […]. Et certes c’est une chose utile de magnifier au peuple la dignité du ministère par une telle cérémonie, et d’advertir par icelle mesme celuy qui est ordonné, qu’il n’est plus à soy, mais qu’il est dédié au service de Dieu et de l’Eglise.
IRC IV.3.16.
La dimension de sanctification ajoutée à l’ordination la rapproche d’un sacrement. La question s’est posée aux réformateurs au XVIe siècle : puisque la cérémonie d’ordination associe une parole (la prière d’ordination) et un geste (l’imposition des mains), signes visibles d’une grâce invisible faite par Dieu à son Église, ne sommes-nous pas en présence d’un sacrement ? Voici comment Von Allmen explique que la tradition réformée ait répondu par la négative à cette question :
Si la tradition réformée courante a finalement renoncé à la compter parmi les sacrements, encore qu’elle fasse partie des “choses ordonnees de Dieu”, c’est que cet acte “n’est pas ordinaire ne commun entre les fidèles, mais pour un office particulier” ; or on tient pour sacrements ceux-là seulement “que le Seigneur Iesus a institué pour toute la Compagnie des fidèles ».
pp. 48-49 (citations du catéchisme de Calvin)
- L’ordination signifie la légitimation du nouveau ministre : elle permet de le présenter et de signifier le consentement du corps pastoral à son activité (consentement utile face à ceux qui courent d’eux-mesmes, sans avoir esté esleus, envoyez ni ordonnez). L’ordination est alors associée à l’autorisation de prêcher (licentia prædicandi) et d’administrer les sacrements (licentia celebrandi). L’ordinand est “mis en possession du ministère”, comme le dit le traducteur de la Confession helvétique postérieure. Cette conception est donc plus juridique que sacramentelle ; on la trouve présente dans plusieurs Églises suisses, en Écosse, etc.
- Enfin, l’ordination symbolise la transmission du ministère pastoral, qui a été institué par le Christ. Cette idée est moins fréquente dans les traités réformés. On la trouve par exemple dans un projet de réforme à Cologne en 1543 : l’ordination doit être maintenue
damit fur und fur die Kirche Gottes erbauwet, unnd alle zeit rechte lehrer und seelsorger bleiben.
pour que l’Église de Dieu continue toujours à s’édifier et qu’il y ait sans cesse de vrais enseignants et pasteurs.
Il est ici question d’une filiation spirituelle de l’Église, en lien avec la succession apostolique. C’est de la même manière que Zwingli interprète le fait que Jésus ait soufflé sur ses disciples pour les envoyer (Jean 20,22).
Comme on l’a dit, ces quatre dimensions peuvent être comprises cumulativement et dessinent ensemble une théologie réformée de l’ordination assez riche, mais rarement présentée très explicitement. Von Allmen conclut :
En résumé, nous pouvons donc dire que la doctrine réformée comprend la consécration comme une épiclèse en vue des dons nécessaires à l’accomplissement du ministère pastoral, comme une dédicace, un sacrifice, une consécration du candidat à Dieu et à son service dans l’Église, comme une légitimation qui donne au ministre le droit d’agir au nom du Seigneur et aux fidèles des raisons suffisantes pour recevoir ce ministre comme vicaire du Christ, et, marginalement, comme une sorte d’engendrement spirituel par lequel se perpétue dans l’Église le ministère institué par le Seigneur.
p. 49.
Ministre de l’ordination
Qui doit effectuer l’ordination ? Qui est-ce qui impose les mains ? La Confession helvétique postérieure indique que les élus “sont mis en possession du ministère par les Anciens », mais cette traduction est tendancieuse, voire sciemment fautive. Le latin a a senioribus, or le terme seniores ne désigne pas les anciens dans le sens français du terme (latin presbyteri). Les seniores sont ici des pasteurs plus âgés, déjà en exercice ; on considère en effet quasi-unanimement5 qu’il faut avoir été soi-même ordonné pour ordonner à son tour. Samuel Desmarets, professeur de théologie à Groningue aux Pays-Bas, formalise ce principe dans l’adage suivant :
Ordinari vero debent ecclesiae ministri ab iis, qui jam sunt in eo gradu, cum nemo possit dare quod non habet.
Les ministres de l’Église doivent être ordonnés par ceux qui sont déjà dans ce grade, car nul ne peut donner ce qu’il ne possède pas.
Collegium Theologicum, Genève, 16626.
L’ancienneté peut aussi être signifiée par une forme de hiérarchie : certains pasteurs peuvent se voir confier un “ministère d’unité” : les doyens de district, responsables de la discipline du clergé, et partant aussi des ordinations et installations. Dans l’illustration ci-dessus, représentant une ordination dans le canton de Zurich, c’est ainsi le doyen qui effectue l’ordination. Certes, tout pasteur peut sans doute en ordonner de nouveaux (c’est là encore une marque de la dimension épiscopale de son ministère), mais ce genre de choses doit s’effectuer collégialement. La pratique est diverse, on peut en distinguer trois :
- L’imposition des mains se fait par plusieurs ministres, au moins trois, si possible sept, ou tous les ministres présents. C’est l’usage de l’Église ancienne, décrit positivement par Calvin (IRC IV.4.14 ; au paragraphe suivant, il critique par contre l’usage tardif de se rendre à Rome pour recevoir l’ordination épiscopale) et apparemment préconisé. C’est aussi, mutatis mutandis, l’usage de bien des Églises réformées jusqu’à aujourd’hui. Le fait qu’il y ait plusieurs ordinateurs6 est considéré comme une garantie de la validité de l’ordination (puisqu’il faut être validement ordonné pour pouvoir ordonner efficacement).
- L’imposition des mains peut cependant aussi être effectuée par un ministre unique, désigné par la classe ou la compagnie des pasteurs. En France, par exemple, le colloque désigne deux députés, qui participent tous deux à la cérémonie (et donnent la main d’association, qui symbolise la légitimation du ministre), mais un seul officie au moment le plus symbolique de l’ordination ; la discipline insiste sur ce point.
Deux pasteurs qui pour cet effet auront été députés par le Synode ou Colloque pour imposer les mains à celui qui aura été élu, s’étant transportés sur le lieu, celui d’eux qui fera l’exhortation, traitera brièvement de l’institution et excellence du Ministère, […] Et afin que Dieu fasse la grâce à celui qui est élu de s’en bien et fidèlement acquitter, soit faite une brève prière à ce propos […]. Et alors lui mettra les mains sur la tête ; celui qui prie étant debout au bas de la chaire et celui pour lequel il prie, à genoux ; et après la prière faite, et le nouveau pasteur relevé, les deux députés par le Colloque ou Synode, lui donneront devant tout le peuple la main d’association.
« La manière de l’imposition des mains observée ordinairement ès Eglises de France, en la réception des ministres », cité par François Méjan, Discipline de l’Église réformée de France, Paris : Je sers, 1947, p. 194.
Que symbolise le refus de l’imposition collective ? Est-ce une réminiscence de l’envoi par le Christ, l’ordinateur agissant en quelque sorte in persona Christi ? Peut-être participe-t-il aussi de la lutte contre les superstitions associées à l’imposition des mains, qui n’est pas considérée comme essentielle pour l’ordination ? On donnera une troisième réponse possible plus loin.
- La cérémonie peut enfin être normalement présidée par un pasteur dont c’est la fonction expresse : doyen, antiste (c’est-à-dire “président” ; Heinrich Bullinger est lui-même antiste à Zurich à la suite de Zwingli, premier à porter ce titre), surintendant, évêque, etc. Ce pasteur est alors conçu comme primus inter pares, avec un ministère d’unité et de continuité. Ordonner des prescheurs fait par exemple partie de l’ordre de mission de Farel dans le pays de Vaud. On peut y voir la permanence de la tradition catholique où l’évêque ordonne en principe les prêtres de son diocèse ; néanmoins, les autres usages n’en sont pas nécessairement des déviations, puisque le ministère pastoral n’est pas conçu comme équivalent du presbytérat, mais de l’épiscopat, chaque pasteur ayant une égale autorité (le statut de surintendant ou d’ « évêque”, dans les pays où ce dernier titre a été conservé, n’étant pas conçu normalement comme un ordre distinct ou un grade distinct de l’Ordre). L’histoire du catholicisme n’est du reste pas exempte de cas où le ministre de l’ordination n’était pas lui-même évêque7.
Des combinaisons entre ces trois modèles sont naturellement possibles. La pratique catholique romaine de l’ordination, par exemple, combine les deux usages précédents : un seul ordinateur est nommé (qui préside la cérémonie, reçoit les vœux, récite la prière de consécration, impose les mains en premier, etc.), mais c’est ensuite l’ensemble du clergé (seuls les évêques pour une ordination épiscopale, seuls les évêques et les prêtres pour une ordination presbytérale) qui impose les mains. En Pologne ou en Lituanie, l’ordination est usuellement effectuée par le surintendant général (évêque) de l’Église, mais deux autres pasteurs s’associent à lui pour l’ordination, le nombre de trois étant considéré comme suffisant et les pasteurs excédentaires présents n’imposant pas les mains.
Quel que soit le modèle retenu, l’absence d’une participation des laïcs — y compris des « anciens » au sens calvinien du mot — à la cérémonie proprement dite est frappante, et généralement contraire à l’usage contemporain de bien des Églises. Ce dernier usage peut s’enorgueillir d’un fondement biblique apparent en 1 Timothée 4,14 :
Ne néglige pas le don qui est en toi et qui t’a été donné par la prophétie, avec l’imposition des mains du collège des anciens.
Mais comment comprendre « avec l’imposition des mains du collège des anciens » (μετὰ ἐπιθέσεως τῶν χειρῶν τοῦ πρεσβυτερίου) ? Là où Théodore de Bèze et certaines confessions comprennent le πρεσβυτέριον / presbyterium comme désignant les anciens agissant collectivement, Calvin développe une autre interprétation :
Dans un autre passage, lorsqu’il parle “de l’imposition des mains du collège des anciens” (1 Timothée 4,14), je n’interprète pas cela, à la suite de certains, comme indiquant la compagnie des anciens mais l’état et la charge ; c’est comme s’il disait : Veille à ce que la grâce que tu as reçue, par l’imposition de mes mains, quand je t’ai élu au collège des anciens, ne soit pas vaine.
IRC IV.3.16.
Cette interprétation de Calvin peut aussi permettre de comprendre l’imposition des mains par un pasteur unique. Nous avons résumé le débat dans un article publié séparément, et qui peut être lu ici. La position de Calvin semble aujourd’hui largement minoritaire, même parmi les réformés et presbytériens, mais reflète encore la pratique de certaines Églises.
Circonstances de l’ordination
Nous avons vu que la cérémonie d’ordination doit normalement avoir lieu dans l’Église où le ministre est envoyé, mais peut s’effectuer (par commodité) plutôt lors d’une réunion de classe ou de colloque, privée ou semi-publique (avec une délégation laïque qui y assiste). Le dimanche est privilégié.
Pasteur du peuple ? Le rôle des laïcs dans le choix
Puisque c’est un ou des pasteurs qui procèdent à l’ordination, quel est le rôle du peuple de l’Église dans ce processus ? A-t-il seulement son mot à dire ?
Le rôle de l’assemblée
L’idéal est évidemment que le choix soit consensuel et qu’il n’y ait pas de disparité d’opinion entre les ministres et l’assemblée. Le peuple est présent lors de l’ordination, au moins par l’intermédiaire d’un de ses représentants (le bailli à Zurich). En France, le synode de Gap (1603) décide que les ordinations auront désormais lieu en public, c’est-à-dire dans les Églises locales plutôt que dans les consistoires ou les colloques, pour souligner cette double légitimation des pairs et du peuple.
Mais que se passe-t-il en cas de conflit, lorsqu’il faut trancher entre deux volontés contraires ? Cette situation se produit souvent quand c’est en fait non le peuple lui-même, mais le pouvoir civil qui tente d’imposer ou de refuser à l’Église tel ou tel ministre. Ce fut particulièrement le cas en Suisse romande.
Le rôle de l’autorité civile
Cette question est l’occasion pour le clergé d’affirmer l’autonomie de l’Église par rapport au pouvoir civil ; le choix des pasteurs n’est pas la prérogative de ce dernier. Farel et Calvin s’en plaindront à leur départ de Genève ; les Églises se réfèrent au canon de Laodicée, qui établit l’approbation nécessaire du peuple et la non-opposition du pouvoir civil, mais aussi la souveraineté des ministres sur l’établissement du rôle et l’imposition des mains. Les trois critères énumérés doivent donc être respectés, et non seulement les deux premiers. Pour les pasteurs de Strasbourg, écrivant à leurs homologues de Neuchâtel, c’est une question qui ne souffre aucune discussion, et pour laquelle ils invoquent une tradition datant des apôtres eux-mêmes :
Hoc enim ab Apostolis ipsis et sanctis patribus in Ecclesia semper servatum est, ut electioni et constitutioni ministrorum ii praeessent et moderarentur qui in ministerio jam probati essent, eoque de idoneis ad hoc ministerium judicare facilius et exactius possent.
Ce fut une tradition toujours préservée dans l’Église depuis les apôtres eux-mêmes et les saints Pères que l’élection et l’établissement des ministres fussent présidées et gérées par ceux qui avaient déjà fait leurs preuves dans le ministère, et ce pour qu’ils pussent juger d’autant plus facilement et exactement qui était apte à ce ministère.
Lettre de 1541.
La classe de Neuchâtel, quelques années plus tard, adoptera elle-même cette vision : « les pasteurs et autres ayans charge en l’eglise [sont] premièrement choisis et désignés par ceux du clergé ; et puis après presentez au peuple pour avoir son consentement. » Il y a donc priorité du choix des pasteurs sur celui des laïcs ; et en cas de dissension, c’est le premier qui l’emporte. Sans l’assentiment des collègues dans le ministère, un homme ne peut pas devenir un ministre légitime. Von Allmen conclut donc que le ministère n’est pas conféré par le peuple de l’Église, mais que, sauf cas exceptionnel, il ne doit pas non plus être conféré sans lui.
Est-on pasteur à vie ?
Le ministère est-il un état pour toute la vie, ou la qualité de ministre peut-elle se perdre ? Les réformés sont traversés par un certain malaise sur ce sujet, “non pas tellement parce qu’ils ont peur de la réponse à donner que parce qu’ils pressentent que la question est mal posée”. Ils n’ont pas de difficulté à affirmer qu’un homme qui a été ordonné pour le service du Christ a naturellement vocation à le servir jusqu’à sa mort. La discipline française le prévoit :
Ceux qui sont esleus une fois au ministere de la parole, doivent entendre qu’ils sont esleus pour estre ministres toute leur vie.
Art. 12.
Les Églises pourvoient en conséquences aux besoins de leurs ministres, même retraités (pension, aide d’un suffragant, etc.). Mais d’un autre côté, les théologiens réformés sont aussi réticents à faire du pasteur un surhomme, différent des laïcs ontologiquement et indépendamment de l’exercice effectif de son office.
Le “caractère indélébile” de l’ordination
Nous avons déjà vu le non catégorique opposé par Zwingli sur cette question dans ses Soixante-sept thèses réformatrices de 1523 (61e thèse). Cela permet d’affirmer que l’Église est en pouvoir et en droit de les déposer et de les réduire à l’état laïque si besoin est, et d’annuler purement et simplement leur ordination. Mais en niant tout caractère permanent à l’ordination, ne risque-t-on pas de remettre en cause l’idée (affirmée par tous) que le ministre est un lieutenant du Christ ? La question peut donc être vue comme plus complexe que ne la présentait le traitement polémique du réformateur de Zurich, ou de Calvin (s’élevant, dans La vraye façon de reformer l’Eglise chrestienne, contre ceux qui « font accroire que la benediction Episcopale engraue un caractere qui ne se peut effacer, comme si un homme estant fait prestre, deuenoit nouuelle creature ») : il y a sur la question, dans la théologie réformée ultérieure, une hésitation. La prière d’ordination n’est pas forcément exaucée automatiquement, et on ne souhaite pas dissocier la qualité de ministre de l’exercice d’un ministère en Église. Dans les textes plus nuancés, c’est contre l’interprétation matérielle faite par l’Église romaine de ce caractère indélébile que l’on s’élève, plutôt que contre le mot lui-même, y compris sous la plume du même Calvin :
comme si l’huile ne se pouvoit oster et nettoyer de poudre et de sel, ou si elle est trop fort entâchée, de savon. Mais ce caractère est spirituel.
IRC, IV.20.31. (J.-J. von Allmen souligne.)
Il semble, plus généralement, que la question n’ait pas été théorisée dans les détails, et que les disciplines utilisent titre, caractère ou état de manière interchangeable.
Ordination et installation
Faut-il enfin distinguer ordination (reconnaissance d’un premier ministère et initiation dans la compagnie des pasteurs) et installation (dans une nouvelle Église locale, par exemple), ou l’ordination peut-elle être répétée ? On a vu l’insistance des réformés sur l’exercice effectif du ministère : un ministre n’est pas d’abord ordonné pour être membre du clergé, et se voir affecté dans un second temps dans une Église, mais les deux dimensions (reconnaissance des pairs et reconnaissance du peuple) ne doivent pas être dissociées. Qu’en est-il alors en cas de mutation, ou d’abandon temporaire de l’état pastoral ?
Von Allmen note pour commencer que les mutations sont rares, souvent mal considérées, et qu’un pasteur (comme autrefois un évêque) est en principe élu dans une paroisse pour y rester. Le synode de Lyon (1563) déclare que
lorsque nos Proposans sont appellés au ministere, on les établira dans une Église particulière, pour y rester toujours.
Mais il ajoute aussi cette réserve :
Cependant les Synodes auront le pouvoir de changer les ministres d’un lieu en un autre, pour de certains égards & raisons, pourvû que les Églises y consentent, selon notre Discipline.
Les pasteurs ne sont donc pas non plus inamovibles. En tout cas, la pratique contemporaine habituelle de favoriser un certain roulement des pasteurs (tous les sept ans, par exemple) ou de fixer une durée maximale, est complétement étrangère à la pensée de l’époque. Dans cette perspective, il est d’autant plus logique que l’ordination et l’installation se confondent.
Cela étant dit, il y a bien eu des exceptions, et la pratique générale était déjà en train d’évoluer. La pénurie de pasteurs, les ambitions des uns et des autres — et, plus tristement, les tentatives de certaines paroisses vacantes de séduire le pasteur d’une autre paroisse ! — ont eu raison assez rapidement de cet idéal. À Genève, dès le XVIe siècle, la durée moyenne d’un ministre dans les paroisses de campagne (les moins en vue) n’est que de quatre ans et demi (de deux mois seulement jusqu’à vingt ans). Il semble que dans certains cas l’ordination ait été répétée : c’est notamment le cas pour les pasteurs qui ont été déposés pour indiscipline, et sont réintégrés après avoir fait pénitence. Cette pratique illustre donc le refus du caractère indélébile prétendument associé à l’ordination. À Neuchâtel, on réordonne tout ministre venant d’une autre Église ; dans l’Église d’Angleterre, on réordonne les pasteurs réformés venus du continent. Inversement, la Prädikantenordnung de Zurich de 1532 dispose qu’un prêtre catholique romain devenu pasteur ne doit pas être réordonné, mais qu’on lui donnera seulement la main d’association. Pourtant, l’imposition des mains a lieu dans l’une et l’autre cérémonies !
La pratique des Églises réformées témoigne donc d’une lente et timide différenciation entre l’ordination et l’installation ; c’est aux Pays-Bas que la distinction est faite le plus clairement. La question est souvent délicate, et source de conflits potentiels, par exemple entre Anglais et Écossais. Plutôt que d’adopter une discipline uniforme en la matière, c’est un certain irénisme sur le sujet qui semble caractériser l’attitude des réformés. Von Allmen note :
On […] peut déduire que là où l’on réimposait les mains aux prêtres romains devenus pasteurs, il n’est pas certain qu’il s’agisse d’une réordination ; c’était peut-être une installation. […] Cette pratique [la “réordination” systématique des ministres venus d’autres Églises] permettait de ne pas considérer comme scandaleuse une éventuelle réordination de pasteurs réformés du Continent qui devenaient ministres de l’Église d’Angleterre : on y voyait moins une disqualification de la validité de l’ordination précédente que l’autorisation d’exercer le ministère pastoral dans un nouveau cadre juridictionnel.
p. 137.
Le fait que la cérémonie d’installation soit peu distincte de celle d’ordination (et de plus en plus fréquente, avec le nombre des mutations) a sans doute également pu contribuer à faire évoluer la théologie de l’ordination, minorant peu à peu l’insistance sur l’illumination et la sanctification (deux premières significations étudiées) au profit d’une conception plus juridique (troisième signification). L’hésitation demeure parfois jusque dans la période contemporaine : les Églises libérales ont souvent remis en cause le terme d’ordination, perçu comme trop clérical, pour lui adjoindre ou lui substituer le terme de “reconnaissance de ministère”. L’Église protestante unie de France a abandonné le terme de “liturgie d’installation”, pour faire de l’« accueil d’un ministre dans un nouveau poste” un cas particulier de la “reconnaissance de ministère ». Et de préciser : “Un ministre qui reprend un ministère après une interruption, fera l’objet, selon les circonstances, d’une liturgie de reconnaissance ou d’une liturgie d’accueil.” Là aussi, il semble que la différence entre ordination et installation, les critères précis d’une éventuelle réordination, etc., n’aient pas été théorisés dans le détail à la Réforme, et que la question soit plutôt restée ouverte, en fonction des besoins du lieu et du moment.
Illustration de couverture : Sir David Wilkie, La prédication de John Knox devant les lords de la congrégation, 10 juin 1559, huile sur toile, 1832 (Galerie nationale d’Écosse, Édimbourg).
- Version en français modernisé :
D’autre part, nul ne doit usurper l’honneur du ministère ecclésiastique, c’est-à-dire se l’arroger avec convoitise par des présents ou autres artifices, ou en étant poussé par l’ambition personnelle. Mais que les ministres de l’Église soient appelés et choisis légitimement par une décision communautaire; autrement dit, qu’ils soient élus d’une manière religieuse par l’Église même ou par une députation de l’Église, en bonne et due forme, sans tumulte, sédition ou querelle. Que l’on ne retienne pas n’importe qui, mais que ce soient des hommes capables, doués d’une érudition juste et sainte, d’une éloquence pieuse, d’une sagesse jointe à la simplicité et, enfin, de la modération et des signes d’une vie honnête, suivant la règle apostolique. Que ceux qui sont élus soient consacrés par les plus anciens, avec prières publiques et imposition des mains. Nous condamnons ici tous ceux qui courent au seul gré de leurs désirs, sans avoir été élus, envoyés ou consacrés. Et nous condamnons les ministres inaptes, auxquels manquent les dons nécessaires à un pasteur. Nous reconnaissons, néanmoins, que dans l’Église primitive la simplicité innocente de certains pasteurs a parfois été plus profitable à l’Eglise que l’érudition recherchée, raffinée et artificielle de certains. De là, nous ne rejetons pas aujourd’hui la simplicité et l’authenticité de quelques-uns, à condition qu’ils ne soient pas entièrement ignorants.[↩]
- Encore aujourd’hui, certaines unions d’Églises comme les Gereformeerde gemeenten (Pays-Bas) sont connues pour la sélection drastique de leurs ministres ; dans cette dernière dénomination, celle-ci repose avant tout sur un entretien de motivation où les candidats présentent leur itinéraire de conversion et de vocation ; il n’est pas rare que 90 % des candidatures soient rejetées. De nombreux postes sont donc vacants, parfois pendant des durées extrêmement longues.[↩]
- C’est un héritage du droit canon : cf. la pratique de la terna, liste de trois noms soumis aux décideurs (en général le pontife romain, mais pas exclusivement ; à Coire en Suisse, c’est au contraire le Vatican qui soumet une terna aux chanoines de la cathédrale) pour l’élection d’un évêque.[↩]
- Le synode de La Rochelle (1571) le précise expressis verbis : “L’imposition des mains ne sera de nécessité, comme n’étant de la substance de l’ordination des Pasteurs combien que l’usage en soit saint et bon.[↩]
- Von Allmen note deux exceptions, qui concernent toutes les deux des Églises de réfugiés (néerlandais à Londres en 1550, et étrangers à Francfort en 1554) ; les anciens (presbyteri) participent alors à l’imposition des mains ; ces deux Églises ont en commun de ne pas effectuer la distinction entre pasteur et ancien comme le reste de la tradition réformée.[↩]
- Au sens de ministre de l’ordination.[↩]
- Détails dans John M. Barkley, “La signification de l’ordination”, Verbum Caro n°43, 1957. Les mêmes fluctuations ont aussi existé dans le cas du sacrement de la confirmation.[↩]
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