La succession alliancielle — R. S. Rayburn (recension)
1 avril 2024

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La place des enfants de croyants dans l’Église et dans l’Alliance est un des traits marquants de la théologie réformée. Il ne faut toutefois pas perdre de vue la diversité interne au système théologique réformé quant à la manière de considérer ces enfants, la raison de leur inclusion dans l’alliance et la nature de la promesse qui leur est faite. En 1996, Robert Rayburn a publié un article intitulé « Les doctrines presbytériennes des enfants de l’alliance, de l’éducation dans l’alliance et de la succession alliancielle1». L’article, qui a été republié deux fois depuis cette date2, a provoqué de nombreuses réactions3, à commencer par celle de V. Philipps Long, éditeur de la revue Presbyterion au moment de la publication de l’article en 1996 qui a publié ses réserves aux thèses de Robert Rayburn sous la forme de huit questions annexés à l’article4. Depuis la publication de cet article, Rayburn a également publié un article sur Tite 1,6, approfondissant la question de la foi des enfants d’un ancien5 et un chapitre approfondissant sa notion de conditionnalité parentale6.

Dans cette recension, il sera d’abord question de résumer l’article de Rayburn et de relever les points forts de l’article avant d’émettre une critique de la « doctrine de la succession alliancielle » (doctrine of covenant succession, dorénavant DSA) telle qu’elle est présentée par Rayburn dans l’article et approfondie dans ses écrits ultérieurs, tout en restant attaché à une grande partie de ses préoccupations fondamentales.

I. Résumé de l’article

Pour Robert Rayburn, un des traits saillants de l’identité presbytérienne devrait être la manière dont elle se distingue du reste du monde évangélique au sujet de la place des enfants dans l’Église et en particulier la manière dont la grâce de Dieu passe d’une génération à la suivante7. Toutefois, pour le pasteur Rayburn, cette force de la théologie presbytérienne a été remplacée par l’attitude évangélique plus générale qui consiste à penser que tous les croyants, y compris les enfants de croyants ayant grandi dans l’Église, doivent pouvoir situer le moment de leur conversion, souvent à l’adolescence8. Le problème sous-jacent est que l’Église a perdu de vue le lien très fort entre l’éducation (« nurture ») donnée au enfants dans un famille chrétienne et la foi de ces enfants, chose qui se manifeste par le fait que l’Église est plus prompte à défendre les parents dont les enfants s’éloignent de la foi8 qu’à les discipliner9. La conséquence immédiate de cet oubli est que l’Église perd un nombre important de ses enfants qui abandonnent la foi10.

La première partie de la défense de la DSA proposée par le pasteur Rayburn est historique : il maintient que la DSA est l’héritage réformé et qu’elle a été progressivement abandonnée au XIXe siècle au profit d’une doctrine évangélique plus large issue des mouvements de réveil. Pour ce faire, Robert Rayburn s’appuie sur la thèse de Lewis Schenk11 qui cherche à retracer la DSA au travers de l’histoire de la théologie réformée, notamment chez Calvin, Zwingli, Bullinger, les puritains et Charles Hodge. Ces défenseurs de la DSA se distinguent notamment par leur attachement à la régénération présumée12. Continuant de suivre Schenk, Robert Rayburn place la perte de la DSA au moment des réveils de la première moitié du XIXe siècle, qui ont lieux dans un contexte marqué par un christianisme nominal très fort, qui tend à dissocier baptême et éducation chrétienne. Le résultat est que la norme n’est plus que l’enfant grandisse dans la foi mais que plus tard il passe par une expérience de conversion dont il devrait être conscient13. Cette idée a continué de se développer et résulte, chez les presbytériens Thornwell et Dabney, en une doctrine de la non-régénération présumée14.

Robert Rayburn déplore la situation présente qu’il perçoit comme ayant totalement succombé aux principes revivalistes, considérant qu’il faut évangéliser les enfants comme s’ils n’appartenaient pas à l’alliance. Le résultat est que les Églises n’exercent plus la discipline envers les parents dont les enfants quittent la foi, le baptême est dissocié de l’éducation et la rébellion des enfants est considérée normale15. Il invoque le Catéchisme de Heidelberg et le Directory for Public Worship (un document annexe de la confession de Westminster) pour chercher à montrer que ces document confessionnels enseignant la DSA16 et invoque Herman Witsius qui évoque la bénédiction de son éducation au sein de l’alliance. Il concède toutefois que la DSA n’a jamais pleinement trouvé sa place dans le système de doctrine réformé, en particulier l’éducation parentale n’est pas considérée comme un moyen de grâce et n’est pas mise en avant comme le principal moyen du salut17.

Dans un deuxième temps, R. Rayburn cherche à apporter une justification biblique à la DSA. Premièrement il tente de montrer que la grâce de Dieu suit les lignées humaines18: la lignée des fils de Dieu (Gn 4,7 ; 6,2), les patriarches, David et Salomon ou encore Loïs, Eunice et Timothée sont des exemples parmi d’autres de la transmission de la foi d’une génération à la suivante. Cela se voit également dans l’histoire de l’Église.

Deuxièmement, le pasteur Rayburn cherche à montrer que ce fonctionnement n’est pas accidentel mais qu’elle est la « volonté déclarée de Dieu19». Ce n’est pas une coïncidence que la majorité des chrétiens proviennent de familles chrétiennes, mais c’est la conséquence concrète de la promesse d’alliance que Dieu soit le Dieu de son peuple et de leurs enfants. De plus, le fait que Dieu soit le Dieu de leurs enfants entraîne le salut et pas simplement une position privilégiée, le contraire « travestirait20 » la promesse de Dieu. C’est seulement avec cette assurance qu’il est envisageable pour des chrétiens d’avoir des enfants.

Troisièmement, le paradigme biblique est que les enfants de croyants grandissent dans la foi dès leur plus jeune âge. Le cas de personnes ayant grandi dans une famille chrétienne témoignant d’une expérience de conversion à l’adolescence peut en réalité souvent relever plus de ce qui est attendu d’eux que d’une conversion, celle-ci ayant eu généralement lieu dès le plus jeune âge.  

Quatrièmement, les enfants de l’alliance sont membres de l’Église. C’est le témoignage de l’Ancient Testament comme du Nouveau. La condition d’appartenance à l’Église est la foi et il est présumé que les enfants de l’alliance possèdent la foi21. Il relève donc de la responsabilité de l’Église et surtout des parents d’élever les enfants dans la crainte du Seigneur.

Cinquièmement, les parents sont chargés d’élever leurs enfants dans la foi et l’amour chrétiens. De nombreux passages bibliques appuient cette idée, c’est notamment la visée du livre des Proverbes. Cette responsabilité est également portée, en second lieu, par toute la communauté.

Sixièmement, l’éducation chrétienne est l’instrument divin qui amène les enfants à la vie spirituelle. La Bible affirme de nombreuses fois qu’une éducation dans la crainte du Seigneur conduira à une vie de foi chez l’enfant. Un lien direct est établi entre la condition suffisante d’obéissance parentale et l’accomplissement de la promesse22. De plus, il est « évident» que l’obéissance parentale est une condition nécessaire à la foi de l’enfant23. L’Écriture affirme également que les enfants subiront les conséquences des péchés de leurs parents, péchés qu’ils reproduiront. Enfin, le dernier rempart de la défense proposée par Robert Rayburn est la nécessité, d’après Tite 1.6, que les enfants des anciens soient des croyants. L’Écriture ne suggèrerait nulle part seulement une éducation « exemplaire ». L’auteur continue en affirmant qu’il ne défend pas l’idée que la foi de l’enfant découle « automatiquement » de l’éduction parentale, au contraire, la promesse de Dieu vient avant l’action humaine et remplie les conditions. Cette condition peut être vue de la même manière que la nécessité que l’Évangile soit annoncé pour que des personnes se convertissent ou la nécessité que les ministres de l’Église demeurent fidèles pour que l’Église demeure fidèle.

Le pasteur Rayburn reconnaît lui-même que la DSA crée un problème pastoral important : il est difficile de rappeler à des parents qui pleurent l’incrédulité de leur enfant la responsabilité qu’ils portent dans cette incrédulité24. Il existe de nombreux facteurs qui allègent cette responsabilité, qui est également partagée avec l’Église, et Robert Rayburn ajoute que nous devons tenir compte de la liberté de Dieu qui peut donner la foi à l’enfant même en l’absence d’obéissance parentale. Il déplore finalement qu’aujourd’hui les chrétiens ont tendance à sous-estimer leur responsabilité envers leurs proches, responsabilité aux répercussions éternelles.

Le pasteur Rayburn conclut qu’il est crucial que les Églises retrouvent la DSA. La transmission de la foi d’une génération à une autre est le moyen donné par Dieu pour faire avancer son Royaume. Si l’Église se remet à enseigner la DSA, cela encouragera les parents à accomplir ce que Dieu veut d’eux.

II. Points forts

Avant de souligner les points les plus problématiques de l’article de Rayburn, il est utile de souligner ce qu’il fait de bien.

1)     Un correctif utile aux excès du méthodisme

L’important changement de paradigme qu’a apporté le réveil méthodiste du XVIIIe siècle au Royaume-Uni ne doit effectivement pas être sous-estimé. Face au nominalisme de l’Église d’Angleterre, le méthodisme a insisté sur l’individualité du salut, la charge de chaque personne de se préoccuper de sa position devant Dieu. Cela n’avait rien de nouveau mais avait déjà été mis en avant par toutes les formes « vivantes » du christianisme. Ce n’est même pas l’attachement à la dimension fortement expérientielle de la foi qui fait l’originalité du méthodisme : cet attachement s’était notamment manifesté dans le puritanisme anglais du siècle précédent. Ce qui fait l’originalité du réveil méthodiste, c’est l’accent sur l’expérience de conversion. L’effet du nominalisme était de produire une Église de baptisés incroyants, parmi lesquels le réveil méthodiste a conduit à de nombreuses conversions à l’âge adulte. Il n’y a rien de surprenant dans cette situation que de nombreuses personnes témoignent d’expériences de conversion, mais il est problématique que ces expériences soient devenues le paradigme de la conversion évangélique. Le pasteur Rayburn souligne l’expérience commune d’enfants ayant grandi dans la foi dès leur plus jeune âge, en grande partie au travers de l’enseignement reçu de leurs parents. De plus Robert Rayburn rappelle que la Bible, suivie de la majeure partie de l’histoire de la théologie réformée, voient le fait de grandir dans la foi comme (1) une chose possible et (2) la chose que tout parent chrétien devrait désirer pour ses enfants. Dans ce sens, l’article de Rayburn vient rappeler que la conversion à l’adolescence ou l’âge adulte n’est pas la seule manière d’entrer dans le royaume de Dieu et que l’expérience chrétienne sur laquelle l’accent doit être mis est l’expérience présente de la communion au Christ.

2)     L’importance de la responsabilité parentale

Le pasteur Rayburn souligne également que ce changement de paradigme a eu pour effet de diluer la responsabilité parentale dans l’éducation des enfants. Comme la conversion tardive est devenue la norme, il s’ensuit que l’éducation parentale n’a aucun lien essentiel avec la foi de l’enfant. Robert Rayburn rappelle ici l’enseignement récurrent de l’Ancien Testament qui souligne l’importance de la transmission de la foi d’une génération à l’autre au sein de l’alliance. Si la manière précise dont Robert Rayburn comprend la manière dont procède cette transmission est sujette à controverse, le principe plus large est une caractéristique universelle et fondamentale de la théologie fédérale. Robert Rayburn a sans doute raison de voir dans la négligence de l’enseignement de la foi aux enfants une des grandes tragédies de l’Église contemporaine (et malheureusement cela n’a rien de propre au XXIe siècle, c’est une tragédie récurrente de siècle en siècle depuis le livre des Juges !), et quelle que soit la nature précise de la responsabilité parentale, il n’y a pas lieu de douter que l’irresponsabilité n’est que trop courante.

III. Points faibles

Dans un deuxième temps, les aspects problématiques de l’article seront évalués, en entrant là ou ce sera nécessaire, en dialogue avec d’autres publications de Rayburn qui approfondissent et complètent les idées de l’article de 1996.

1. Arguments et non-arguments

Il est utile, premièrement, de distinguer parmi les arguments de Rayburn ce qui a un rapport direct avec sa thèse et ce qui est accessoire. Rayburn écrit : « Une éducation fidèle de la part des parents produira, par grâce alliancielle, des enfants croyants25. » En décrivant la position inverse de la sienne Robert Rayburn écrit : « il n’est pas systématiquement le cas qu’une telle éducation mène systématiquement au [salut]26 ». La thèse de la DSA défendue par Rayburn semble donc pouvoir se formuler comme suit : une éducation parentale fidèle à Dieu est une condition suffisante27 au salut de l’enfant ainsi éduqué.

Une fois la thèse centrale de la DSA identifiée, il est possible de voir que certaines choses mises en avant par Rayburn ne portent pas directement sur sa thèse. Par exemple l’appartenance des enfants de l’alliance (le quatrième argument de Rayburn) à l’Église est le consensus unanime de la théologie réformée et n’établit en rien la thèse de Rayburn. De même, le constat empirique que les enfants de croyants tendent souvent à être également croyants (premier argument de Rayburn) n’avance pas non plus la thèse (l’observation appropriée serait que tous les enfants de croyants qui sont fidèlement élevés dans la foi deviennent croyants, une observation que le pasteur Rayburn n’a pas faite).

Plus généralement, le pasteur Rayburn met en opposition une ecclésiologie de l’exclusion complète des enfants avec une ecclésiologie (qu’il défend) de l’inclusion complète des enfants. Les positions bien connues de Robert Rayburn en faveur de la pédocommunion devraient alerter le lecteur que, sans exclure les enfants de l’alliance, la théologie réformée devra donner plus de nuance que le pasteur Rayburn à cette question.

2. Ambiguïtés et incohérences

De plus, avant d’entrer en dialogue avec le cœur de l’argumentaire de Rayburn, il est nécessaire de mettre en avant certaines incohérences dans son article et de voir comment il aurait pu chercher à établir sa thèse de manière plus rigoureuse.

Une première ambiguïté concerne la position de Robert Rayburn vis-à-vis de la régénération présumée. Aux pp. 79-80 et 85 il semble suivre Schenk dans son approbation de cette position, mais en note de bas de page aux pp. 99-100 il écrit « ma propre opinion est que de parler d’une présomption de régénération n’est pas utile28», avant de faire de nouveau marche arrière à la page suivante en fondant l’appartenance des enfants à l’Église sur une telle présomption29. On pourra pardonner la confusion du rédacteur en chef de la revue théologique30! Ce n’est pas un questionnement compétemment accessoire à l’argumentaire de Robert Rayburn : on pourrait très bien envisager évaluer la thèse de la DSA sans traiter de cette question, mais il ne faut pas perdre de vue que c’est cette présomption de régénération dont le pasteur Rayburn se sert pour essayer d’ériger un paradigme où les enfants élevés dans l’alliance grandissent dans la foi dès leur plus jeune âge, paradigme sans lequel plusieurs autres de ses arguments seraient affaiblis.

Une autre ambiguïté concerne la définition précise de la DSA. Plus haut, nous l’avons définie comme l’affirmation que l’éducation fidèle est une condition suffisante à la foi de l’enfant. Mais le pasteur Rayburn affirme dans un même paragraphe31 que c’est une condition nécessaire et une condition suffisante. L’erreur est grossière et le présent auteur a du mal à imaginer que Rayburn ait correctement compris ce qu’il écrit ici, son affirmation implique qu’un enfant de chrétiens ne pourra jamais devenir chrétien si ses parents ne l’élèvent pas dans la foi (chose que Rayburn nie explicitement plus loin dans l’article32). Encore une fois le rédacteur en chef de la revue théologique perçoit la même incohérence dans les affirmations de Rayburn33.

La thèse défendue par Rayburn se focalise particulièrement sur la responsabilité parentale vis-à-vis des enfants, à tel point qu’il est prêt à systématiquement imputer l’infidélité d’un enfant à ses parents, la nature d’une condition suffisante étant qu’il n’existe aucune situation dans laquelle un enfant de l’alliance la répudie sans que les parents ne soient fautifs. Toutefois, le pasteur Rayburn contredit sa thèse centrale en admettant également une responsabilité de l’Église par opposition aux parents34 (ce qui serait une affirmation parfaitement normale en théologie réformée, mais en tension avec la DSA), ce qui implique qu’une situation envisageable est celle où les parents ont parfaitement accompli la condition d’éducation fidèle, mais où l’enfant demeure incrédule à cause du mauvais enseignement de l’Église, situation qui montre que l’enseignement parental n’est alors plus une condition suffisante.

3. Les fausses dichotomies

Un problème fondamental dans l’argumentaire de Rayburn est qu’il construit sa position par opposition à deux autres positions (le méthodisme et Thornwell / Dabney) sans admettre la possibilité de positions plus nuancées. Plus précisément Rayburn emploie les dichotomies suivantes : régénération présumée ou non-régénération présumée (position de Thornwell / Dabney), paradigme d’une conversion dès le plus jeune âge ou alors paradigme d’une conversion à l’adolescence, responsabilité des parents pour la foi de leurs enfants ou absence de responsabilité ; soit une éducation fidèle mène systématiquement à la foi de l’enfant, soit il n’y a aucun lien ; soit les parents peuvent avoir une assurance parfaite que leurs enfants grandiront chrétiens, soit ils ne peuvent avoir aucune assurance du tout… Pour le pasteur Rayburn, le lecteur doit soit accepter sa position, soit prendre la position inverse qu’il caractérise comme essentiellement baptiste (et sans doute que de nombreux baptistes se plaindraient d’être très mal représentés par la description de Rayburn !), une réduction qui affaiblit énormément la logique de son argumentaire.

Il est à noter que Rayburn présente un propos plus nuancé dans le chapitre d’un ouvrage collectif publié en 200535, mais malheureusement il présente très mal cette position nuancée en la liant à une interprétation particulière du livre des Proverbes qui n’est pas nécessaire à l’argumentaire.

4.     Fondements bibliques

Le pasteur Rayburn cherche à établir un fondement biblique pour la DSA de plusieurs manières. Pour ce faire, il cherche notamment à établir des exemples bibliques de succession alliancielle. Toutefois il prend certains exemples particulièrement surprenants, comme David et Salomon (le fait que Salomon était régénéré ne va pas forcément de soi, et il est notable que plus loin dans l’article, Rayburn change de position pour prendre David comme exemple d’un mauvais parent). Il affirme que la plupart des rois fidèles de Juda avaient des parents qui craignaient Dieu alors que cela n’est vrai que de 38% d’entre eux. Il est d’ailleurs remarquable que 75% des rois de Juda qui reçoivent une appréciation favorable dans le livre des Rois ont un fils qui reçoit une appréciation défavorable. En revanche 63% des bons rois sont fils d’un mauvais roi36. Si l’exemple des rois de Juda nous apprend quelque chose, c’est l’inverse de la thèse de Robert Rayburn ! De plus, l’argument fondé sur les rois de Juda et sur les héros de la foi dans Hébreux 11 est hors-sujet, la question posée par la DSA n’est pas de savoir si la majorité des croyants viennent de familles de croyants !

Sans doute que l’argument exégétique le plus important de Rayburn concerne Tite 1,6 : si les parents sont responsables de la foi de leurs enfants alors il semble parfaitement cohérent que l’incrédulité des enfants disqualifie un ancien ; le pasteur Rayburn écrit donc : « Un homme avec des enfants incrédules est un homme avec un défaut37». Le pasteur Rayburn approfondit son argument sur Tite 1,6 dans un article plus récent38 dans lequel il fonde son argument principal sur le fait que πιστά (Tite 1,6) signifie généralement « croyants », et il présente cela comme le quasi-consensus des commentateurs. Toutefois il sous-estime la force du parallèle avec 1 Timothée 3,4 qui milite en faveur du sens de « fidèles39», le fait que les comportements décrits plus loin dans le v. 6 viennent qualifier l’adjectif πιστά et expliquer comment évaluer leur foi, et le fait que Paul peut désigner les enfants de croyants vivant dans l’alliance (non rebelles) comme chrétiens au moins dans un sens large sans chercher à en savoir plus ; l’enfant est un enfant de l’alliance et non un enfant rebelle qui devrait être discipliné. De plus, l’impossibilité pratique à mettre en œuvre ce passage s’il est compris de la manière proposée par le pasteur Rayburn milite contre son interprétation (la question de savoir à quel stade évaluer la foi de l’enfant touche à l’enjeu plus profond de ce que l’on peut ou non savoir sur l’état intérieur d’une personne40). Enfin, il est remarquable qu’en nuançant la mise en pratique de son interprétation41, Rayburn contredit la DSA en admettant que le passage se limite aux enfants toujours sous la responsabilité de leurs parents et en admettant que la mise en pratique concrète nécessitera un niveau de nuance que les affirmations fortes de la DSA ne permettent pas. Le fait remarquable que 1 Timothée 3,4, 12 et Tite 1,6 n’exigent pas la foi des enfants comme prérequis est même un argument contre la DSA. Les parents sont jugés responsables du comportement de leurs enfants, doivent faire en sorte qu’ils vivent dans la soumission, mais cela s’arrête là. De plus, il s’agit d’enfants encore sous l’autorité de leurs parents (1 Timothée 3,4, 12) alors que si Rayburn a raison, l’incrédulité d’un enfant, même à l’âge adulte, relève nécessairement de la responsabilité des parents.

5. Foi et œuvres, causes et conditions

En défendant la DSA, Robert Rayburn n’entend certainement pas sortir du cadre du salut par la grâce seule, mais il est légitime de se demander, avec le rédacteur en chef de Presbyterion, si la DSA n’est pas une forme de salut par les œuvres des parents, un salut par les œuvres décalé d’une génération42. Rayburn rappelle à juste titre que la théologie réformée donne une place aux œuvres comme condition de l’alliance et que l’accomplissement de la promesse soit conditionnée aux œuvres des hommes ne contredit pas le sola gratia à partir du moment où c’est par la puissance de la grâce Dieu que ces œuvres sont accomplies et que l’obéissance demandée n’est pas une obéissance parfaite, choses que le pasteur Rayburn affirme. Toutefois, celui-ci perd de vue les nuances de la place des œuvres dans la théologie fédérale qui permettent de maintenir simultanément la place des œuvres et le sola fide, doctrine que le pasteur Rayburn perd totalement de vue. En théologie fédérale, la condition de l’alliance est la foi43, c’est-à-dire la seule condition qui soit une condition antécédente et une cause instrumentale du salut ; la condition d’obéissance est une condition conséquente de l’alliance et n’est donc pas une cause44. Cela signifie que les œuvres sont une condition a posteriori de l’alliance, elles ne constituent pas une étape qui rapproche de Dieu mais le déploiement concret de la foi qui découle nécessairement de la présence de celle-ci. Sans doute qu’une partie de la confusion dont fait preuve le pasteur Rayburn, et qui ne lui permet pas de donner une bonne présentation de la position plus nuancée dans son chapitre de 200545, est qu’il n’arrive pas à sortir de son paradigme de condition parentale pour envisager que la condition de l’alliance est la foi. De plus, même quand il admet l’existence d’une position qui présente la conditionnalité parentale comme un corrélatif de la foi de l’enfant et non une condition stricte, il demeure toujours dans une forme de conditionnalité, il n’arrive pas à envisager que l’éducation parentale soit au service du salut sans en être une condition.

Le parallèle que le pasteur Rayburn fait avec la nécessité d’annoncer l’Évangile comme condition au salut de ceux qui vont l’entendre46 est hors sujet : il s’agit d’une condition nécessaire et non pas suffisante comme c’est le cas dans la DSA (pour que Robert Rayburn ait raison, il faudrait qu’il dise que si l’Évangile est bien annoncé, alors tous ceux qui l’entendent se convertiront ; alors et seulement alors il pourrait faire un parallèle avec la DSA), par cette affirmation le pasteur Rayburn met encore une fois la lumière sur sa mauvaise articulation de la nature d’une condition.

Enfin, en posant une condition antécédente humaine au salut, Robert Rayburn perd de de vue le caractère immédiat de l’œuvre du Saint-Esprit dans la régénération47, l’obéissance parentale devient une cause seconde de la régénération. Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit ; mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi de quiconque est né de l’Esprit. (Jean 3,8) Il s’ensuit que les parents peuvent être responsables d’élever leurs enfants comme le Seigneur le demande, mais ils ne peuvent pas être tenus responsables de l’œuvre de régénération dans le cœur des enfants.

6. Un désastre pastoral

Les conséquences pratiques de la DSA ne présagent pas nécessairement de sa vérité, mais elles montrent que l’enjeu est important. Le pasteur Rayburn met en avant, à la fin de son article, les conséquences positives qu’il attend d’une remise en valeur de la DSA dans l’Église, et il a sans doute raison de penser que si les parents chrétiens prennent au sérieux leurs responsabilités, les enfants dans l’Église ne s’en porteront que mieux. Toutefois, si le pasteur Rayburn a tort sur la DSA, il s’ensuit qu’il accuse des parents potentiellement innocents (nous admettons évidemment que bien souvent les parents ne sont pas au-delà de tout reproche) au point de les discipliner48 et il disqualifie de l’anciennat des hommes qualifiés, au lieu de chercher à les consoler alors qu’ils traversent la situation la plus difficile que des parents puissent connaître. Peut-être que le pasteur Rayburn gagnerait à apprendre réellement des théologiens réformés du passé au lieu d’essayer de voir la DSA là où elle ne se trouve pas : le pasteur puritain John Flavel, après avoir longuement rappelé la bénédiction qu’il y a d’avoir des parents fidèles, écrit :

Qu’est-ce qui vous confortera au moment de la séparation, s’ils [vos enfants] meurent car vous les avez négligés dans une condition sans Christ ? Oh ! c’est une chose difficile : Mon enfant est en enfer, et je n’ai rien fait pour empêcher cela ! Je l’ai aidé à y aller. Le devoir bien accompli est la seule source de réconfort dans ce jour-là.

J. Flavel, Divine Conduct, or The Mystery of Providence , Londres : L. B. Seeley and son, 1824, p. 53 (nous soulignons)49.

Ces quelques lignes mettent en avant une vision bien plus saine de la parentalité chrétienne que celle que propose le pasteur Rayburn. La responsabilité des parents envers leurs enfants et devant Dieu est grande, mais l’absence du lien mécanique de la DSA signifie que cette responsabilité porte sur l’éducation des enfants et non sur l’effet spirituel de cette éducation.


Illustration en couverture : Benjamin West (1738-1820), Josué traversant le Jourdain avec l’arche de l’alliance, huile sur bois, 1800 (Sydney, Galerie d’art de Nouvelle-Galles du Sud).

  1. R.S. Rayburn, « The Presbyterian Doctrines of Covenant Children, Covenant Nurture and Covenant succession », Presbyterion, 1996, 22/2, pp. 76-108.[]
  2. Dans G. Strawbridge (éd.), The Case for Covenant Communion, Monroe : Athanasius Press, 2006, pp. 167-202 et dans la revue Reformed Perspectives Magazine, 2016, 18/31.[]
  3. C.J. Collins et R.G. Rayburn II, « Introduction: A Survey of the Theological Contribution of the Rev. Dr. Robert S. Rayburn », in ed. M. Rogland, Faithful Ministry: An Ecclesial Festschrift in Honor of the Rev. Dr. Robert S. Rayburn, Eugene : Wipf and Stock Publishers, 2019, p. 4.[]
  4. V.P. Long « Editor’s appendix: Questions raised by reading Rayburn’s essay », Presbyterion, 1996, 22/2, pp. 109-112.[]
  5. R. S. Rayburn et S.A. Nicoletti, « An Elder Must Have Believing Children: Titus 1:6 and a Neglected Case of Conscience », Presbyterion, 2017, 43/2, pp. 69-80.[]
  6. R. S. Rayburn, « Parental Conditions and the Promise of grace to the Children of believers », in ed. B. K. Wilkner, To You and Your Children: Examining the Biblical Doctrine of Covenant Succession, 2005, Moscow : Canon Press, pp. 2-27.[]
  7. R.S. Rayburn, « Covenant succession », p. 76.[]
  8. Ibid.[][]
  9. Ibid., p. 87.[]
  10. Ibid., p. 78.[]
  11. L.B. Schenck, The Presbyterian Doctrine of Children in the Covenant: An Historical Study of the Significance of Infant Baptism in the Presbyterian Church in America, Yale Studies in Religious Education Volume 12, New Haven : Yale University Press, 1940.[]
  12. R.S. Rayburn, « Covenant succession », p. 79-80, pour Calvin et p. 85 pour Hodge.[]
  13. Op. cit., pp. 81-82.[]
  14. Ibid., pp. 83-85.[]
  15. Ibid., pp. 87-88.[]
  16. Ibid., pp. 88-89.[]
  17. Ibid., pp. 90-91.[]
  18. Ibid., pp. 94-96.[]
  19. « God’s will and declared purpose », ibid., p. 96.[]
  20. « make a travesty », ibid. p. 97 n. 45.[]
  21. « Given the presumption of early faith, they meet the requirements of church membership », ibid., p. 101.[]
  22. « The straightforward connection established between the meeting of this condition and the fulfillment of the promise », ibid., p. 103.[]
  23. « That the faith and salvation of the covenant’s children is suspended in the faithfulness of their nurture is a biblical commonplace », ibid., p. 103.[]
  24. Ibid., pp. 106-107.[]
  25. Ibid., p. 103 : « Faithful parenting will result, by covenanted grace, in believing children. »[]
  26. R.S. Rayburn, « Parental Conditions and the Promise of grace », pp. 17-18 : « it is not uniformly the case that such nurture always secures [salvation] ».[]
  27. Condition suffisante est ici employé au sens technique, indiquant que dans tous les cas où une telle éducation a lieu l’enfant sera sauvé. Bien évidemment cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’autres éléments qui interviennent également, à commencer par la grâce de Dieu.[]
  28. R.S. Rayburn, « Covenant succession », p. 100 n. 51 : « My own opinion is that to speak of a presumption of regeneration is not helpful ».[]
  29. Ibid., p. 101 : « All the more, given the presumption of early faith, [infants] meet the requirements of church membership. ».[]
  30. V.P. Long, « Editor’s appendix », p. 111.[]
  31. R.S. Rayburn, « Covenant succession »,, p. 103.[]
  32. Ibid., p. 107.[]
  33. V.P. Long, « Editor’s appendix »., p. 112.[]
  34. R.S. Rayburn, « Covenant succession », p. 107.[]
  35. R.S. Rayburn, « Doctrines of Covenant Children, Nurture and Succession », pp. 17-19.[]
  36. Amatsia doit recevoir une opinion négative car il termine sa vie dans l’apostasie (2 Ch 25,27).[]
  37. R.S. Rayburn, « Covenant succession », p. 105 : « A man with unbelieving children is a man with a defect ».[]
  38. R.S. Rayburn et S.-A. Nicoletti, « An Elder Must Have Believing Children ».[]
  39. Cette remarque est faite par plusieurs commentateurs : A. J. Köstenberger, 1-2 Timothy & Titus, in T. D. Alexander, T. R. Schreiner, et A. J. Köstenberger (dir.), Evangelical Biblical Theology Commentary, Bellingham : Lexham Press, 2021, p. 314 ; G. W. Knight,   The Pastoral Epistles: A Commentary on the Greek Text, New International Greek Testament Commentary, Grand Rapids/Carlisle : W.B. Eerdmans/Paternoster Press, 1992, op. 289–290 ; D. Guthrie, « Titus » dans D. A. Carson (dir.), New Bible Commentary: 21st Century Edition, 4e éd., Leicester/Downers Grove : Inter-Varsity Press, 1994, p. 1312 ; W. D. Mounce, Pastoral Epistles, Word Biblical Commentary, Nashville : Thomas Nelson, 2000, p. 388-389.[]
  40. Pour un traitement très complet de cette question, aboutissant à la conclusion que ce n’est pas la foi des enfants qui est en vue, voir N. C. Grubbs, « The Truth about Elders and Their Children : Believing or Behaving in Titus 1,6? », Faith and Mission 22/2, 2005 : pp. 1-14. Voir également K. Smith, « Family requirements for Eldership », Conspectus Volume 1, 2006, pp. 37–39.[]
  41. R.S. Rayburn et S.-A. Nicoletti, « An Elder Must Have Believing Children », pp. 74-80.[]
  42. R.S Rayburn, « Covenant succession », p. 110.[]
  43. Cf. par exemple la Confession de foi de Westminster, 7.3.[]
  44. A. A. Woolsey, Unity and Continuity on Covenantal Thought: A Study in the Reformed Tradition to the Westminster Assembly, Reformed Historical-Theological Studies, J.R. Beeke & J.T. Collier (dir.), Grand Rapids : Reformation Heritage Books, 2012, p. 71 ; H.Witsius, Conciliatory or Irenical Animadversions on the Controversies Agitated in Britain, trad. T. Bell, Glasgow : W. Lang, 1807, pp. 149–51.[]
  45. Rayburn, « Doctrines of Covenant Children, Nurture and Succession », p. 19.[]
  46. Rayburn, « Covenant succession », p. 106.[]
  47. Pour un traitement complet voir H. Bavinck, Saved By Grace: The Holy Spirit’s Work in Calling and Regeneration, trad. N. D. Kloosterman, Reformation Heritage Books, 2020.[]
  48. R.S. Rayburn, « Covenant succession », p. 87.[]
  49. « What shall comfort you at the parting time, if they die through your neglect in a Christless condition? O this is the cutting consideration: My child is in hell, and I did nothing to prevent it! I helped him there. Duty discharged is the only root of comfort in that day. »[]

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