Bernard Cottret est décédé brutalement le 13 juillet dernier. Professeur d’histoire moderne, spécialiste du monde britannique et américain, il avait signé de nombreux ouvrages sur l’histoire de la Réforme. Plusieurs hommages lui ont été rendus, par exemple sur le site de la Librairie Jean Calvin (à lire ici). Pour le lecteur qui voudrait découvrir son œuvre, nous reproduisons ci-dessous la conclusion de sa biographie de Jean Calvin, parue en 1995. Il s’y exprimait “en universitaire et en historien”, mais était aussi un chrétien à la foi vivante, fréquentant et soutenant encore récemment diverses paroisses réformées francophones, tantôt libérales, tantôt orthodoxes.
À quel saint se vouer ? Où situer « saint Luther », « saint Calvin », « saint Jansénius » ? s’exclamait, non sans humour, mylord Bolingbroke au beau milieu du XVIIIe siècle1. Le lord anglais, plagié par Voltaire (un de plus), avait compris à sa façon mécréante que la sainteté était affaire ambiguë. Nous ne dresserons pas des autels à Calvin : il ne l’eût pas souhaité, il ne le mérite pas davantage. Mais sa fréquentation demeure une expérience enrichissante, tant sur le plan littéraire que spirituel ou historique. Il est l’un des pôles constitutifs d’une conscience occidentale qui déborde largement le cas français. Le « calvinisme », avec tout ce que ce terme offre d’imprécis, a durablement influencé la réflexion éthique ou politique des modernes, de Hobbes à Locke ou à Rousseau. Il amorce aussi — on le sait moins — une réflexion sur le langage qui débouche sur les actuelles théories du signe. Enfin, il façonne une spiritualité exigeante, qui concilie foi et laïcité2.
Faut-il aimer Calvin ? « Le Réformateur de Genève, écrivait l’un des meilleurs spécialistes, n’a pas trouvé, auprès de maints protestants, un meilleur accueil que chez ses adversaires catholiques3. » Doit-on le déplorer ou s’en réjouir ? C’est sans doute dans le domaine de l’histoire religieuse que le besoin de laïcité est le plus grand. Peut-on tenter un portrait de Calvin équilibré qui échappe à la double ornière d’une assommante piété ou du dénigrement systématique ? C’est en universitaire et en historien que nous avons relevé le défi.
Calvin réformateur
Tout est si obscurci qu’il n’y a même pas l’espoir de ramener le monde au véritable christianisme de jadis.
Érasme, Lettre à Martin Dorp, 15154.
« Ne changer rien, ni innover. »
Jean Calvin5.
Une illusion tenace nous guette ; elle est le fruit des idéologies de progrès qui ont déferlé depuis le XVIIIe siècle. L’innovation est devenue pour nous une valeur cardinale, qui s’étend aussi bien à la sphère de la consommation qu’à celle, plus abstraite, des idées. Tout autre était la situation à la Renaissance. Qu’il s’agisse des belles-lettres ou de la foi chrétienne, le passé était le critère le plus sûr de l’authenticité. Il ne s’agissait pas de prendre tout le passé, sans discrimination, mais de remonter à quelques épisodes phares : l’Antiquité gréco-latine, prodigue de sa sagesse ; l’Église primitive, des temps apostoliques, garante de la sainteté.
Certes, ces deux modèles, le sacré et le profane, ne sont pas interchangeables. La « Nature », la « Fortune », la « Vertu », autant de concepts ambigus qui risquent de détrôner le Dieu créateur, la Providence, la Grâce des chrétiens. À bien des égards, le naturalisme renaissant s’opposait au christianisme6.
L’amour des belles-lettres et la quête de l’héritage biblique, certes différents dans leurs objectifs, empruntent les mêmes voies. « L’humanité a retrouvé l’Évangile comme elle a retrouvé l’Iliade7. » La restitution des textes et la Réformation de l’Église sont également tributaires de la valorisation d’un passé glorieux, qu’il s’agisse des poètes, des philosophes ou des apôtres, d’Homère, de Platon ou de Jésus-Christ.
Un réformateur, à ce titre, ne saurait être un novateur ; il ne prétend pas non plus être révolutionnaire. Un réformateur n’est surtout pas un novateur ou un révolutionnaire, pourrait-on dire. Il s’insurge, à l’inverse, contre les « nouvelletés » qui ont corrompu le sens de l’Écriture et altéré le message évangélique. Le biographe anglais de Calvin l’a fort bien dit8 :
« Voilà un homme d’ordre et de paix, né dans un monde de conflit. Conservateur, par sa nature comme par son éducation ou ses convictions, ses idées devinrent parmi les plus révolutionnaires en Europe. L’ordre, tendanciellement aristocratique, qu’il aimait et auquel il consacra tous ses efforts, devint pour les siècles qui suivirent un modèle de démocratie. »
Ce résumé, lapidaire et provocant, contient une grande part de vérité. Calvin détestait l’idée même d’innovation, à l’instar de ses contemporains. La synthèse qu’il produisit des vérités chrétiennes est, à bien des titres, inédite. Mais voir dans le protestantisme une « nouvelle » foi, par opposition à une ancienne foi, catholique et romaine, relevait en ce siècle conservateur de la dénégation et du désaveu. Étienne Pasquier notait bien que, si les protestants français se présentaient comme « réformés », insistant par là sur le retour à la Primitive Église, leurs adversaires qualifiaient à l’inverse leur foi d’« opinion nouvelle9 ». La crainte de Dieu, patente chez Calvin, se distingue radicalement de quelque « peur de Dieu10 ». Le Dieu de Calvin est bien un Dieu d’amour, et même un Dieu familier qui, littéralement, s’abaisse jusqu’à ses créatures. Le prédicateur use ainsi, dans l’un de ses sermons, d’une image étonnante, lorsqu’il compare Dieu à une poule11 :
« Ne soyons point empêchés de venir à lui par quelque crainte ou doute ; car que saurait-il plus faire que quand il s’abaisse comme s’il était une poule, afin que sa majesté ne nous soit plus terrible et qu’elle ne nous épouvante pas ? »
Ce « Dieu poule » ne correspond certes pas aux clichés communément admis qui voient dans l’enseignement du Réformateur une doctrine noire et pessimiste sur la nature humaine corrompue, en oubliant, semble-t-il, tout un volet positif de sa démarche. Au foisonnement de la religion flamboyante de la fin du Moyen Âge succède un principe d’unité. Le Christ, comme déjà chez Luther, est seul intercesseur ; les sept sacrements se réduisent à deux, le baptême et la sainte Cène ; la foi seule, la grâce seule, l’Écriture seule supplantent les formes traditionnelles de la piété ou la tradition. Calvin, du reste, se contente ici de systématiser le fonds commun de la Réformation protestante…
À l’autre extrême, Calvin est aussi l’homme d’une mélancolie. Il a un peid dans le XVe siècle, un autre dans le XVIIe. Sa qualité de langue, déjà classique, sa volonté de démêler l’être des apparences en font un pré-cartésien. À tout prendre, ce Picard, cet homme de la France du Nord, mâtiné de Genevois, n’a jamais été totalement renaissant au sens méditerranéen du paganisme heureux. Son modèle antique à lui, c’est Sénèque et non Épicure. Mais on aurait tort d’enfermer pour autant dans une totale austérité cet admirateur des étoiles12 :
« Il faudra que nous soyons bien abrutis si le regard du ciel ne nous émeut, et tout cet ordre qui se voit aux étoiles, et une disposition si belle et si exquise qui nous rend suffisant témoignage qu’il y a une majesté de Dieu admirable. »
Une histoire de la foi
« Toutes choses sont muables et au ciel et en la terre, mais Dieu ne varie point. »
Jean Calvin13.
Ainsi, l’on trouve bien chez Calvin le ciel, la mer, les planètes et les étoiles. Le regard intérieur n’éclipse jamais chez cet inquiet le spectacle du monde : variation des saisons, alternance du jour et de la nuit, « poissons des eaux » et « oiseaux du ciel » hantent littéralement une prédication accessible aux humbles. Certes, le monde de Jean Calvin, c’est encore le monde des récits bibliques et de la cosmologie hébraïque. Mais l’on ne saurait nier que ce nerveaux a saisi, mieux qu’aucun autre, le caractère « ondoyant et divers » — pour citer Montaigne — de la création. Dieu, à l’inverse, se caractérise par la permanence.
Ce dialogue, de l’humain et du divin, qu’est-ce donc sinon le contenu même de la foi ? Plus qu’aucun autre penseur en notre langue, Calvin a réfléchi à la définition de la foi. Elle consiste en une relation personnelle à Dieu, qu’il distingue de la simple « croyance14 ». Pour caractériser l’entreprise, j’ai lancé il y a quelques années la formule d’une « histoire de la foi15 ». Histoire de la foi, histoire de la foi d’un homme, histoire du sujet. L’entreprise revêt dans le cas de Calvin un relief supplémentaire, presque axiomatique : dans l’un de ses passages clés, l’auteur de l’Institution chrétienne prend soin de distinguer la foi de la croyance. Comment écrire une vie de Calvin sans prendre en compte cette démarcation16 ? L’histoire religieuse, en effet, ne saurait se limiter au domaine ecclésiastique17 ou à la science des religions. Elle est histoire et donc singulière, récit de vie et non simple énoncé dogmatique.
Histoire de la foi, histoire de la foi d’un homme, histoire d’un homme particulier. Histoire d’une espérance, autant qu’histoire de ce qui a été. La foi est un point fuyant sur une ligne d’horizon. Fictive ou authentique, réelle ou controuvée, la relation à Dieu occupe la place centrale dans la vie de Calvin. Pour cet anxieux, adepte d’une prédestination des élus comme des réprouvés, tout devient à sa façon signe, sacrement ou témoignage — y compris les ambitions déçues. Histoire de la foi ? Histoire de la contingence et de la fugacité. Il fallait en finir avec l’illusion rétrospective d’un enchaînement inéluctable de la biographie.
Illustration de couverture : Henry William Carter, Mère poule avec ses petits (Mother hen with her baby chicks), huile sur toile, 1879.
- B. Cottret, Bolingbroke. Exil et écriture au siècle des Lumières. Angleterre–France (vers 1715–vers 1750), Paris : Klincksieck, 1992, p. 626.[↩]
- J. Baubérot, Le Retour des huguenots, Paris : Le Cerf / Genève : Labor et Fides, 1985 ; Le protestantisme doit-il mourir ? Paris : Le Seuil, 1988 ; La Laïcité, quel héritage ? De 1789 à nos jours, Genève : Labor et Fides, 1990 ; B. Cottret, « Du bon usage de l’anticléricalisme. Jacques Fontaine, réfugié en Angleterre et en Irlande (1658–1728) », Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français 140 (1994), pp. 515-540.[↩]
- R. Stauffer, L’Humanité de Calvin, Neuchâtel : Delachaux & Niestlé, 1964, p. 17[↩]
- In Œuvres choisies, Paris : Le Livre de poche, 1991, p. 300[↩]
- Œuvres complètes 9, pp. 893-894.[↩]
- R. Lenoble, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris : Vrin, 1943[↩]
- F. Buisson, Sébastien Castellion. Sa vie et son œuvre (1515-1563), Paris : Hachette, 1892, I, p. 53[↩]
- T.H.L. Parker, John Calvin: a Biography, Londres : J.M. Dent & Sons, 1975, p. XI[↩]
- É. Pasquier, Recherches de la France, Paris : G. de Luyne, 1660, p. 737.[↩]
- J. Delumeau, Leçon terminale…, 9 février 1994, Paris : Collège de France, 1994, p. 9[↩]
- Œuvres complètes, 28, p. 697 : 181e sermon sur le Deutéronome. Le Christ, il est vrai, utilise la métaphore pour se dénigrer lui-même, Mt 23:37 et Lc 13:34.[↩]
- Œuvres complètes, 34, p. 297 : 85e sermon sur Job.[↩]
- J. Calvin, Supplementa Calviniana, Neukirchen-Vluyn : Neukirchener Verlag, 1936-1961, I, p. 564.[↩]
- Dans ce domaine peu exploré jusqu’à présent, citons toutefois l’article phare de J. Wirth, « La naissance du concept de croyance (XIIe-XVIIe siècles) », Bibliothèque d’humanisme et Renaissance 45 (1983), pp. 7-58.[↩]
- B. Cottret, Le Christ des Lumières. Jésus de Newton à Voltaire, 1680-1760, Paris, Le Cerf, 1990, p. 9 et présentation ; « La religion de Cromwell. Pour une histoire de la foi », Historiens et géographes, Histoire religieuse I, tiré à part n° 341, octobre 1993, pp. 157-164.[↩]
- F. Buisson, au siècle dernier, s’inspirait de la formule : « La foi n’est pas la croyance », précisait-il, en penseur laïc. Sébastien Castellion…, op. cit., p. XIII.[↩]
- L. Febvre, Au cœur religieux du XVIe siècle, Paris : SEVPEN, 1968, p. 8.[↩]
Votre description est juste mais néanmoins partielle. Bernard se riait des carcans et fréquentait toutes les branches du protestantisme, si cela était possible : les réformés évangéliques certes, mais également certains milieux réformés libéraux (il était membre de l’Oratoire du Louvre par exemple), méthodistes, luthériens… L’objectif de la fin de sa vie était justement de faire dialoguer les différentes tendances du protestantisme français. Essayons d’être le plus possible honnêtes et factuels dans le souvenir de sa mémoire.
Un chrétien de tendance “évangélique” ami de Bernard.