Surpris par la joie — C.S. Lewis
26 octobre 2021

Des lois étranges régissent les bibliothèques. Je veux parler de ces lois qui déterminent comment un volume passe de l’une d’elle à une autre. Je sais précisément qui possède mon exemplaire de cet ouvrage polémique de James White (écrit-il autre chose que de la polémique ?), ce quatrième tome de Bavinck et ce traité de J.C. Ryle (et je suis presque sûr que la personne possédant celui de J.C. Ryle a oublié qu’il m’appartenait). Mais je ne sais plus bien pourquoi on ne me les a toujours pas rendus ni comment ils ont quitté mes étagères. Pourtant, je ne réclame rien. Ma conscience, en effet, me rappelle que plusieurs volumes (notamment dans mon salon), se sont retrouvés là par un truchement de ces mêmes lois. Mais, après tout, cette édition de 1935 de Foi et Vie n’est-elle pas si bien logée entre Balzac et ces gravures de Burnand ? Je suis sûr qu’elle est fière de faire face à la Summa, à Jean-Henri Merle d’Aubigné et à ce buste blanc d’Aristote. Non, vraiment, le voyage retour serait déchirant. Et puis, le principe de la prescription acquisitive milite pour son immobilité.

Pour ceux qui ne sont pas usagers des bibliothèques et pour qui tout ce que je raconte est plus mystérieux encore que pour moi, pensez qu’il arrive parfois des choses similaires pour les vaisseliers. Une visite, un emprunt de tupperware, un séjour en camping et vous voilà à jouer à l’intrus avec vos cuillères.

Il se trouve précisément que la semaine où une cuillère est passée, alors que nous rentrions de vacances, du tiroir de mes beaux-parents au nôtre, un livre est passé de mon beau-frère à moi. Il s’est retrouvé, par ces lois du livre, sur mes étagères. Mais n’imaginez pas qu’il est allé se serrer entre deux autres. Il s’est plutôt placé au dessus d’une histoire constitutionnelle de la France, d’un volume de la systématique de Paul Wells et de quelques revues théologiques (j’ai omis de mentionner les lois qui règlent les « livres trouvés », dont cette histoire constitutionnelle fait partie, par souci de brièveté.).

Si l’on m’interrogeait, je dirai simplement que ce livre n’était pas là avant d’y être et qu’il ne sera bientôt plus là. Mais puisqu’il est là, autant le feuilleter. Si « le livre harcèle obscurément celui qui doit l’écrire », comme disait Roland Chollet (Préface au deuxième tome de la Comédie Humaine de Balzac), reconnaissons que ce livre m’a harcelé obscurément pour que je le lise.

Je savais à peu près de quoi il s’agissait : une autobiographie des jeunes années de Lewis et un itinéraire de conversion de l’athéisme vers le christianisme. J’étais accoutumé au style de Lewis, ayant lu Narnia, La trilogie cosmique, Le grand divorce, Tactique du diable, Miracles, L’abolition de L’homme, Tant que nous n’aurons pas de visage, Les quatre amours, Le problème de la souffrance, Dieu sur le banc des accusés, Lettres à Malcolm, Réflexions sur les Psaumes et une partie des Fondements du christianisme. Je n’ignorais pas tout non plus de sa vie, ayant suivi le cours de Ryan Reeves sur Lewis et Tolkien (Gordon-Conwell Theological Seminary). Et j’ai grandi en tant que jeune chrétien dans un milieu friand des citations de Lewis (l’une d’elles s’est trouvée plusieurs mois sur mon frigidaire) et pour toutes ces raisons mais surtout la première, ce livre m’a paru familier. Pour ceux qui n’auraient connu aucune de ces choses, c’est comme lire pour la première fois Suétone et tomber sur des phrases comme « toi aussi, mon fils » ou « le sort en est jeté ». Pourtant, j’ai appris bien des choses dans ces pages.

Lire une biographie, après toutes ces lectures, c’est faire front au fameux débat en littérature entre une lecture « internaliste » et « externaliste » ; faut-il lire une œuvre, en particulier de fiction, en référence à son propre univers avant tout ou en référence à la vie de l’auteur premièrement ? Pour un ouvrage comme Le Seigneur des anneaux, où Tolkien met en scène l’écriture du livre que nous lisons par un des personnages de l’histoire, le respect de l’œuvre impose que la lecture internaliste prime, du moins dans un premier temps. Seul celui qui lit ainsi la trilogie l’a vraiment lue. Ce mode de lecture est particulièrement adapté pour tous ces livres au sujet desquels nous parlons de « l’univers de [tel auteur] ». Comme l’explique l’exégète James B. Jordan, c’est en fait le cas de la plupart des livres qui se veulent « littéraires » :

Fondamentalement, le lecteur littéraire est une personne qui est ouverte et réceptive au texte et s’autorise à être façonné par lui. Le lecteur non littéraire est une personne qui utilise le texte pour ses propres buts, que ces buts soient le rassemblement d’information ou le simple divertissement. Lewis nous explique alors que la bonne littérature est celle qui tend à susciter une lecture littéraire tandis que la mauvaise littérature ne possède pas la profondeur pour soutenir une telle lecture.

JORDAN James B., Apologia on Reading the Bible, (commentant LEWIS, Experiment in Criticism).

Certains livres font exception. Ainsi, la Physionomie du mariage de Balzac recèle de références explicites à la vie de l’auteur. Son introduction même est une histoire de l’écriture du livre. Hors exceptions donc, je tends à préférer m’immerger dans l’univers littéraire d’un auteur avant d’en savoir trop sur sa vie.

La particularité d’une autobiographie, c’est qu’elle bouscule les frontières de ce débat. Est-ce de l’histoire ou une œuvre littéraire (c’est une question qui s’est d’ailleurs aussi posée pour Balzac et Suétone que je mentionnais plus haut) ? L’autobiographie opère une douce transition de la lecture internaliste à la lecture externaliste : c’est l’auteur lui-même qui nous invite à considérer les liens entre sa vie et son œuvre. Ainsi, elle tient une position médiane et nous permet, après notre immersion, de jeter un oeil sur ce qu’il se passe hors de l’eau. En ce sens donc, c’est un livre précieux pour quiconque veut comprendre Lewis. Peut-être que le prochain pas pour moi sera de lire une véritable et complète biographie de Lewis ainsi que les propositions audacieuses de Michael Ward sur Narnia. Mais j’espère que sortir ainsi de l’eau m’aidera à mieux y replonger, d’autant qu’il me reste au moins douze livres de Lewis à parcourir.

Mais cette remarque me sert surtout à faire comprendre la recommandation que je donnerai et qui est de commencer par à peu près n’importe quel autre livre de Lewis que Surpris par la Joie. C’est uniquement ainsi qu’il jouera son rôle de médiateur entre l’univers littéraire (et argumentatif) et la biographie de l’auteur.

Lewis nous invite à parcourir avec lui ses jeunes années, si déterminantes, à en saisir les principaux mouvements et moments. C’est un Lewis mature qui se penche, juge, discerne et rit de sa propre vie. On est si confortablement accueilli par lui que je me suis entendu dire à mon épouse « il m’a dit » pour lui rapporter un extrait de cette lecture.

L’atmosphère de sa famille, ses relations avec son voisinage et son frère, son instruction, ses premières passions littéraires, ses épreuves… Lewis semble étonnament lucide et précis sur les mouvements de son intellect, là où il m’est difficile de me souvenir de la façon dont je pensais avant ma conversion au christianisme et encore moins durant mon enfance. La tendance est inversée chez Lewis : « Pour de nombreux et sains extravertis l’examen de soi commence avec la conversion. Pour moi ce fut presque le contraire. L’auto-analyse continua. Mais […] elle devient un devoir, une discipline, une chose peu aisée et non plus un hobby et une habitude. »

On retrouve comme dans les essais philosophiques et théologiques de Lewis cette étonnante capacité à passer d’une anecdote innocente à l’amorce d’un argument exigeant et rigoureux et à exprimer ce même argument avec une simplicité et une accessibilité déconcertantes. « Style de conversation, métaphores frappantes, amour de la clarté sont les caractéristiques de sa prose, nous dit Aimé Viala. Lewis prend à revers : les lecteurs sont déjà d’accord avec lui lorsqu’ils s’aperçoivent que, s’ils veulent être conséquents avec eux-mêmes et avec l’auteur, ils doivent être prêts à reconsidérer les prémisses sur lesquelles ils ont bâti leur vie. Il est trop tard alors pour revenir en arrière sans se déjuger. On ne les a pas pris en traître ; ils ont en toute indépendance d’esprit répondu aux questions posées. On a fait appel à leur bon sens, à leur intelligence, à leur bonne foi, à leur logique. C’est la rigueur du raisonnement qui les a entraînés et convaincus. Pourquoi se sentiraient-ils piégés1? ». Lewis ne s’en cache pas : c’est un itinéraire de conversion du cœur et de conversion intellectuelle qu’il nous livre. Son « style de conversation » vous fera parfois l’effet du Socrate des dialogues de Platon, vous en position du sophiste… Si vous ne devez pas vous attendre à y lire un argumentaire détaillé pour le christianisme, il ne faut pas pour autant espérer que votre esprit soit laissé à son repos !


Illustration en couverture : Albert Bierstadt, Au milieu des montagnes de la Sierra Nevada, 1868. Albert Bierstadt faisait partie de la Hudson River School en peinture, qui s’inspirait de la conception calviniste de la création comme théâtre de la gloire de Dieu.

  1. Avant-propos aux Fondements du christianisme par son traducteur français[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs trois enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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