Plusieurs prédicateurs réformés ont saisi l’occasion de la fête catholique romaine de l’Immaculée Conception, le 8 décembre de chaque année, pour exposer leur opposition à cette croyance (qui ne deviendra un dogme que beaucoup plus tard, en 1854) et, plus largement, pour traiter de la personne de Marie et de l’honneur qui lui est dû. C’est généralement le texte de la Visitation (Luc 1) qui est prêché ; Jean Daillé en donne deux expositions en 1660 et 1661. Nous reproduisons ici la conclusion du premier sermon, où il trace une voie médiane, se distinguant à la fois de la vénération romaine et du manque de considération affiché par certains hérétiques.
Texte modernisé.
Voilà, fidèles, ce que nous avons estimé à propos de vous dire sur ce texte. Admirons, retenons et imitons religieusement les beaux exemples que ces deux saintes et bienheureuses personnes [Marie et Élizabeth] nous y donnent de leur piété et de leur vertu.
L’exemple de Marie
Et premièrement la charité, l’humilité et la bonté de Marie, qui sans avoir égard ni à la faiblesse de son sexe, ni à la tendresse de son corps, ni à l’avantage de sa dignité, quitte sa maison et fait un voyage assez difficile pour faire part à Élizabeth de sa joie et de ce trésor de bénédiction dont le Seigneur l’avait enrichie. Soyons prompts comme elle à communiquer à nos frères et à nos sœurs ce que Dieu nous a départi de ses biens. Visitons-les et rendons-leur tous les devoirs qui peuvent contribuer à leur édification et consolation. Recherchons aussi chez eux tout ce qui peut servir à la nôtre. S’ils ont reçu quelque faveur du ciel, considérons-la et estimons-la, pour affermir notre foi commune et pour la gloire de l’auteur de tous nos biens.
Ne dédaignons point les autres sous prétexte que les grâces qu’il nous a distribuées surpassent celles dont il les a favorisés. La mère du Sauveur du monde était beaucoup plus qu’Élizabeth ; et néanmoins vous voyez avec quelle hâte et affection elle la visite. Combien sommes-nous éloignés de cette admirable bonté, nous que les moindres faveurs de Dieu rendent si insolents, que pour peu que nous ayons davantage que nos frères (je ne dis pas en ce qui regarde les choses célestes, mais même celles de la terre, qui ne sont que boue et vanité), nous les méprisons fièrement, et bien loin de les visiter, de les rechercher, à peine daignons-nous leur parler ? Révérons les dons de Dieu partout où nous les voyons, quelque petite qu’en soit la mesure ; ne les considérant pas tant en eux-mêmes qu’en la source d’où ils viennent et en cette divine bonté dont ils ne laissent pas d’être des rayons, bien qu’ils soient menus et faibles en eux-mêmes.
L’exemple d’Élizabeth
Mais Élizabeth d’autre part montre aux petits avec quelle joie, franchise et reconnaissance ils doivent se conduire envers ceux à qui Dieu a fait plus de grâce qu’à eux, et de la bonté desquels ils reçoivent quelque faveur. Il y a des esprits si superbes qu’ils ne pensent pas qu’il y ait rien au-dessus d’eux. Les avantages que Dieu a donnés à leurs frères leur font mal aux yeux. Ils les minimisent le plus qu’ils peuvent et ne les voient, et n’y pensent, et n’en parlent qu’avec un cœur envieux. Ils sont si malveillants que, quand vous leur faites une faveur, ils tirent moins de contentement du bien que vous leur faites que de déplaisir de ce que vous avez eu l’avantage de le faire. D’autres croient que tout leur est dû et ne vous savent nul gré ni de l’honneur, ni du bien que vous leur faites. « N’y était-il pas tenu ? disent-ils. La loi de Dieu et la communauté de nature et de religion ne l’y obligeait-elle pas ? »
Mais la bienheureuse Élizabeth, se voyant honorée de la visite de la sainte Vierge, n’eut aucune de ces ingrates et noires pensées. Elle reçut cet honneur avec une gratitude sincère et naïve, et avec une joie franche et de bonne foi. Elle vit la gloire de Marie sans envie ; elle reconnut ses avantages et admira sa bonté d’avoir daigné venir à elle, et célébra sa foi.
L’honneur dû aux saints
Ce sont les sentiments qu’il faut avoir, âmes fidèles, des grâces que Dieu a faites à ses serviteurs et à ses servantes, et des faveurs ou des biens qu’ils nous font, en considérant non ce qu’ils nous doivent, mais ce que nous leur devons, et parce qu’il n’est pas tant ici question de leurs personnes et de leurs actions que de Dieu, qui les a faits tels qu’ils sont et qui nous présente par eux le bien ou l’honneur qui nous en vient, pour être glorifié en eux. Quand vous les honorez, comme vous le devez, c’est Dieu à vrai dire que vous honorez, et non pas eux ; comme d’autre part, c’est encore à lui que s’adresse votre fierté et votre malveillance quand vous les méprisez, ou quoi qu’il en soit, lorsque vous ne leur rendez pas l’honneur qui se doit.
Ce n’est pas que je veuille que vous les adoriez ou que vous en fassiez des idoles, comme les flatteurs, qui déifient pour ainsi dire tous ceux qui leur font du bien, ou en qui ils remarquent quelque extraordinaire perfection soit d’esprit, soit de vertu. Il y a bien de la différence entre honorer une personne, c’est-à-dire ce que Dieu vous commande, et l’adorer, c’est-à-dire ce qu’il vous défend. Et si vous n’êtes pas obligé de l’adorer, ce n’est pas à dire que vous ayez le droit de la mépriser. Il y a un milieu entre ces deux extrémités que vous tiendrez, si vous êtes sage, fuyant et le défaut de l’orgueilleux, et l’excès du flatteur, honorant ce que l’un méprise, reconnaissant pour créature ce que l’autre déifie. Que cela soit dit en général.
L’honneur dû à la Vierge
Mais apprenons particulièrement et nommément d’Élizabeth comment il faut se conduire envers la sainte Vierge pour lui rendre l’honneur qui lui est dû. Nous pouvons suivre son exemple en toute sûreté, puisque Dieu nous témoigne qu’elle était remplie du Saint-Esprit quand elle nous donna cette leçon, alors qu’il est bien à craindre que l’esprit de la superstition et du monde n’ait inspiré à certains autres les enseignements qu’ils se sont voulus mêler de nous donner sur la façon d’honorer la Vierge. Du moins m’avouera-t-on bien que nous avons une certitude incomparablement plus grande sur le fait d’Élizabeth que sur celui des autres, quels qu’ils puissent être d’ailleurs.
Or, en religion aussi bien qu’en tout autre sujet important, il faut suivre le plus sûr, et laisser le moins certain. Attachons-nous donc à cet exemple sans varier ni tourner, ni à droite ni à gauche.
Premier écueil : le culte marial
Premièrement, vous voyez que l’occasion et la chose même, et la disposition de l’esprit d’Élizabeth, tout épanoui pour ainsi dire en reconnaissance, en amour, en réjouissance et en respect vers la Vierge, l’obligeait et la portait à lui rendre tout ce qui lui est dû d’honneur, jusqu’à son dernier point. Et néanmoins, vous ne voyez nulle part dans ce texte qu’elle l’adore, ou la serve du service de dulie ou d’hyperdulie ; ni qu’elle se prosterne à ses pieds, ni qu’elle la salue du nom de sa Déesse, ou de sa Dame, ou de sa Rédemptrice et Sauveresse, ou de celui de la Reine des cieux, de la porte du Paradis, de la Médiatrice du genre humain ou de l’échelle de Jacob, ou de quelque autre semblable. Elle ne lui promet point de lui faire des vœux, ni de lui dédier des fêtes, ni de lui consacrer des Temples ou des chapelles, ou des images, soit en peinture soit en relief, ni d’aller vers elle en pèlerinage, ou de lui présenter de l’encens et une bougie allumée ; ou de lui donner tout ce qu’elle posséderait, dût-elle posséder quelque grand et florissant royaume. Certainement nous pouvons donc bien nous passer de toute cette dévotion sans manquer à l’honneur que nous lui devons, puisqu’Élizabeth, qui l’honora sans doute comme il fallait, ne fit rien de tout cela.
Mais que fit-elle donc ? Premièrement elle reconnut et confessa à haute voix qu’elle était bénie entre les femmes ; secondement que Jésus, qu’elle portait alors dans son corps, et dont elle accoucha son terme étant venu, était le fruit de son ventre ; en troisième lieu, qu’elle est la mère de notre Seigneur, et enfin en quatrième et dernier lieu, qu’elle a cru et qu’elle est bienheureuse d’avoir cru les choses qui lui furent dites par le Seigneur.
Second écueil : les hérésies christologiques
En conscience, n’est-ce pas là le vrai et légitime honneur que nous devons tous à cette sainte et bienheureuse Vierge, d’en avoir ces sentiments, de les confesser et publier à toutes occasions ? S’il y a des gens assez malheureux pour lui dénier et refuser ces éloges qui lui appartiennent, ils sont coupables, je l’avoue, de ne pas lui rendre ce que nous lui devons d’honneur ; comme par exemple quelques anabaptistes, qui tiennent que la chair de Jésus a été formée du ciel et n’a fait simplement que passer par le corps de la Vierge ; contre ce qu’Élizabeth dit expressément que Jésus est le fruit de son ventre ; comme les nestoriens qui, rompant l’union personnelle des deux natures en Jésus-Christ, ne peuvent vraiment reconnaître pour notre Seigneur celui dont la Vierge est mère ; ni ceux-là non plus qui ne le tiennent que pour une simple créature, étant clair qu’Élisabeth ne l’aurait pas appelé son Seigneur s’il n’était vraiment Dieu, ni n’aurait appelé la Vierge mère de ce Seigneur, si l’enfant de la Vierge et le fils de Dieu n’étaient une seule et même personne.
Par la grâce de Dieu, nous sommes très éloignés de tous ces blasphèmes, et nul ne peut nier que nous ne croyions fermement et ne confessions hautement tout ce qu’Élizabeth dit ici, tant du fils que de la mère. Soyons donc certains que nous ne manquons en nulle sorte à l’honneur qui est légitimement dû à cette sainte Vierge. Continuons et suivons fidèlement la leçon que nous donne ici Élizabeth ; et avec ces respectueux sentiments que nous avons de la mère de notre Seigneur, joignons une constante et religieuse imitation de sa piété et de sa foi, embrassant d’un cœur tout entier tout ce que Dieu nous a dit en ses Écritures, afin qu’après avoir cru comme elle, nous soyons aussi bienheureux avec elle et avec les autres saints, voyant un jour là-haut dans les cieux l’accomplissement de toutes les choses qui nous ont été promises, à la gloire de notre Sauveur et à notre salut éternel.
Ainsi soit-il.
Illustration : Sébastien Bourdon, Le repos de la Sainte Famille, huile sur toile, vers 1660 (Brest, musée des Beaux-Arts).
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