L’orgueil spirituel est une forme particulièrement coupable d’orgueil. L’auteur de ces lignes confesse y avoir été trop souvent sujet et sentir encore en son cœur la prise puissante de cette tendance. Les lignes qui suivent, et qui sont la traduction personnelle d’une lettre de John Newton à propos de l’orgueil théologique m’ont semblé particulièrement à propos. J’espère qu’elles serviront autant le lecteur qu’elles ont été propres à m’émouvoir !
C’est un grand privilège que d’être capable de porter un jugement clair, cohérent et complet sur les vérités révélées dans l’Écriture ; mais ceux qui le possèdent sont exposés à la tentation d’avoir une trop haute opinion d’eux-mêmes, et une trop faible opinion des autres, surtout de ceux qui non seulement refusent d’adopter leurs sentiments, mais s’y opposent. Nous voyons peu d’écrits polémiques, si excellents soient-ils par ailleurs, qui ne soient teintés de cet esprit de supériorité de soi ; et ceux qui ne sont pas appelés à ce service (l’écriture), s’ils sont attentifs à ce qui se passe dans leur cœur, peuvent le sentir agir en eux, en mille occasions ; même si, dans la mesure où il prévaut, il nous rappelle avec force l’accusation d’ignorance et d’incohérence, que nous sommes si prompts à fixer sur nos adversaires. Je ne connais pas de moyen plus susceptible de corriger ce mal, qu’une considération sérieuse de l’étonnante différence entre nos acquis de connaissance et notre expérience réelle ; ou, en d’autres termes, le peu d’influence que nos connaissances et notre jugement ont sur notre propre conduite. Cela peut nous confirmer la vérité et la justesse de l’observation de l’apôtre : « Si quelqu’un pense qu’il sait quelque chose, il ne sait rien encore de ce qu’il devrait savoir1. » Non pas que nous soyons obligés de rester insensibles au fait que le Seigneur nous a enseigné ce que nous ignorions auparavant, cela n’est d’ailleurs pas possible ; mais parce que si nous estimons notre connaissance par les actes qu’elle produit et si nous ne la considérons pas plus opérante qu’elle ne l’est (ce qui est la norme appropriée pour l’éprouver), nous la trouverons si faible et fragile qu’elle mérite à peine ce nom.
Combien fermement, par exemple, nous sommes persuadés que Dieu est omniprésent ! Aussi grandes que soient les difficultés qui accompagnent nos conceptions sur ce point, la vérité elle-même est contestée par peu de gens. Elle est généralement reconnue par les personnes les moins zélées et, j’ajouterai, trop souvent connue, même par les croyants, comme s’ils ne la connaissaient pas. Si les yeux du Seigneur sont en tout lieu, combien cette pensée devrait-elle peser sur la conduite de ceux qui font profession de l’écouter ! Nous savons combien nous sommes souvent affectés en présence d’un compagnon d’infortune ; s’il s’agit de quelqu’un dont nous dépendons, ou qui est considérablement notre supérieur, combien nous prenons soin de veiller sur notre comportement, et d’éviter tout ce qui pourrait être considéré comme inconvenant ou offensant ! N’est-il pas étrange que ceux qui ont puisé dans les Écritures leur idée de la majesté, de la sainteté et de la pureté divines, et qui ne sont pas insensibles à l’obligation qui leur est faite de régler tout ce qu’ils disent ou font sur ses préceptes, se laissent souvent aller à des inconvenances dont la présence d’un noble ou d’un prince les aurait efficacement préservés, et parfois même celle d’un enfant ? Même dans l’exercice de la prière, par laquelle nous prétendons nous approcher du Seigneur, la considération que son œil est sur nous n’a guère le pouvoir de retenir notre attention, ou d’empêcher nos pensées de vagabonder, comme l’œil du fou, jusqu’aux extrémités de la terre. Que penserions-nous d’une personne qui, admise en présence du roi, pour des affaires de la plus haute importance, s’interromprait au milieu de son discours pour poursuivre un papillon ? Si un tel exemple de faiblesse pouvait être rencontré, il ne serait qu’une faible illustration des incohérences que ceux qui connaissent leur propre cœur peuvent souvent se reprocher dans la prière. Ils ne sont pas totalement ignorants de l’état d’esprit dans lequel un pécheur nécessiteux et dépendant doit s’approcher de ce Dieu, devant lequel les anges sont représentés comme se voilant la face ; pourtant, au mépris de leur meilleur jugement, leur attention est détournée de celui avec qui ils ont affaire, pour les plus petites choses. Ils ne sont pas capables de se rendre compte de cette présence dont ils se comportent comme s’ils étaient entourés, tout en parlant comme s’ils parlaient en l’air. Plus encore, si notre sentiment que Dieu est toujours présent répondait dans une bonne mesure à la conviction de notre jugement, ne serait-il pas un rempart efficace contre les nombreuses craintes importunes, mais sans fondement, dont nous sommes harcelés ! Il a dit : « Ne crains pas, je suis avec toi » ; il promet d’être un bouclier et un gardien pour ceux qui mettent leur confiance en lui ; et pourtant, bien que nous fassions profession de croire à sa parole et d’espérer qu’il est notre protecteur, nous nous croyons rarement en sécurité, même alors que nous faisons notre devoir, un instant de plus que le danger n’est tenu hors de notre vue. Nous n’avons guère de raison de nous estimer sur la base de la connaissance de cette vérité indiscutable, quand elle n’exerce pas une influence plus efficace et plus habituelle sur notre conduite.
De même, la doctrine de la souveraineté de Dieu, bien qu’elle ne soit pas aussi généralement admise que la précédente, n’en est pas moins pleinement acceptée par ceux qu’on appelle calvinistes. Nous défendons ce point avec zèle dans nos débats avec les arminiens, et nous sommes prêts à nous étonner que quelqu’un soit assez courageux pour contester le droit du Créateur de faire ce qu’il veut de son bien. Alors que nous sommes engagés dans la défense de l’élection par grâce, et que nous avons l’espoir tranquille d’être nous-mêmes du nombre des élus, nous semblons si convaincus, par les arguments que l’Écriture nous fournit à l’appui de la vérité, que nous ne pouvons guère nous empêcher d’accuser nos adversaires d’obstination et d’orgueil pervers, pour s’y opposer. Sans doute le motif de cette opposition réside-t-il dans l’orgueil du cœur humain, mais ce mauvais principe d’orgueil ne réside pas dans un seul camp : il arrive fréquemment que ceux qui défendent la souveraineté divine n’en soient guère plus influencés en pratique que leurs adversaires. Cette doctrine humiliante plaide aussi fortement la soumission à la volonté de Dieu, dans toutes les circonstances de la vie, que notre acquiescement à son dessein de miséricorde. Mais, hélas ! combien de fois nous trouvons-nous dans l’impossibilité de l’appliquer, de manière à réconcilier nos esprits avec les afflictions qu’il lui plaît de nous infliger. De même nous sommes bien loin de dire, quand nous sommes éprouvés par la pauvreté, par de lourdes pertes ou par des croix, « j’étais muet et je n’ai pas ouvert ma bouche, parce que c’est toi qui l’as fait2. » Sommes-nous vraiment convaincus que Dieu a le droit souverain de disposer de nous et de tous nos sentiments comme il lui plaît ? Combien de fois, et combien justement dans ces moments-là, l’argument que nous offrons aux autres, comme suffisant pour faire taire toutes leurs objections, pourrait-il nous être rétorqué à nous-mêmes : « qui es-tu, ô homme, pour contester avec Dieu ?3» Voilà une preuve évidente que notre connaissance est plus notionnelle qu’expérimentale. Quelle incohérence, alors que nous pensons que Dieu est juste et équitable en refusant à d’autres les choses qui ont trait à leur paix éternelle, que nous ayons tant de mal à nous soumettre à ses providences pour nous-mêmes dans des domaines d’une importance indiciblement moindre !
Les voies du Seigneur, pour ceux qui le craignent, ne sont toutefois pas seulement souveraines, mais aussi sages et gracieuses. Il a lié leur bien à sa propre gloire, et s’est engagé, par sa promesse, à faire concourir toutes choses à leur avantage. Il choisit pour son peuple mieux que ce que ce dernier pourrait choisir pour lui-même ; s’il est dans la peine, c’est que cela est nécessaire, et il ne lui refuse rien s’il ne vaut pas mieux qu’il soit privé de cette chose qu’il lui refuse. C’est ce qu’enseignent les Écritures, et c’est ce que nous professons croire. Munis de ces principes, nous sommes équipés pour suggérer des motifs de patience et de consolation à nos frères qui sont affligés ; nous pouvons leur assurer, sans hésitation, que s’ils ont part à ces promesses, leurs soucis sont entre de bonnes mains ; que les choses qui, pour le moment, ne sont pas joyeuses mais douloureuses, produiront en temps voulu les fruits paisibles de la justice, et que leurs épreuves sont aussi certainement des miséricordes que le sont leurs réconforts. Nous pouvons leur prouver, d’après l’histoire de Joseph, de David, de Job et d’autres exemples rapportés dans les Écritures, qu’en dépit des sombres apparences actuelles, tout ira certainement bien pour les justes ; que Dieu peut redresser les choses tordues et qu’il le fera, et qu’il produit souvent le plus grand bien à partir des événements que nous sommes enclins à considérer comme mauvais. De là, nous pouvons déduire, non seulement le péché, mais aussi la folie de trouver une faute dans l’une des dispensations de sa providence. Nous pouvons leur dire que, dans le pire des cas, les souffrances de la vie présente ne sont pas dignes d’être comparées à la gloire qui sera révélée4 ; et que, par conséquent, sous les plus grandes pressions, ils devraient pleurer comme ceux qui s’attendent à ce que, dans peu de temps, toutes leurs larmes soient essuyées. Mais lorsqu’il s’agit de notre propre cas, lorsque nous sommes troublés de toutes parts ou touchés au plus profond de nous-mêmes, combien il est difficile de ressentir la force de ces raisonnements, bien que nous sachions qu’ils soient vrais ! Alors, à moins que nous ne recevions d’en haut une force nouvelle, nous sommes aussi susceptibles de nous plaindre et de nous décourager que si nous pensions que nos afflictions tombaient du ciel et que le Seigneur avait oublié de nous faire grâce.
Je pourrais continuer à illustrer la différence entre notre jugement quand nous sommes les plus éclairés, et notre expérience réelle, en ce qui concerne toute vérité spirituelle. Nous savons qu’il n’y a pas de proportion entre le temps et l’éternité, entre Dieu et la créature, entre la faveur du Seigneur et la faveur ou le mécontentement des hommes ; et pourtant, souvent, lorsque ces choses sont mises en étroite concurrence, nous avons beaucoup de mal à rester fermes dans la voie du devoir ; et plus encore, sans de nouveaux soutiens de la grâce, nous échouerions certainement au moment de l’épreuve, et notre connaissance n’aurait d’autre effet que de rendre notre culpabilité plus inexcusable. Nous semblons être sûrs que nous sommes des créatures faibles, pécheresses, faillibles, comme nous sommes sûrs d’exister, et pourtant nous sommes enclins à agir comme si nous étions sages et bons. En un mot, nous ne pouvons nier qu’une grande partie de notre connaissance est, comme je l’ai décrit, comme la lumière de la lune, dépourvue de chaleur et d’influence ; et pourtant nous ne pouvons guère nous empêcher d’avoir une trop haute opinion de nous-mêmes à cause de cela.
Ne pouvons-nous pas dire avec le Psalmiste : « Seigneur, qu’est-ce que l’homme5? » Oui, quelle énigme, quelle pauvre créature inconsistante que le croyant ! Il connaît le Seigneur, il se connaît lui-même. Son intelligence est éclairée pour appréhender et contempler les grands mystères de l’Évangile. Il a des idées justes sur le mal du péché, la vanité du monde, les beautés de la sainteté et la nature du vrai bonheur. Il était autrefois « ténèbres, mais maintenant il est lumière dans le Seigneur6». Il a accès à Dieu par Jésus-Christ, auquel il est uni et en qui il vit par la foi. Alors que les principes qu’il a reçus sont vivifiés par l’action du Saint-Esprit, il peut tout faire. Il est humble, doux, patient, vigilant, fidèle. Il se réjouit dans les afflictions, triomphe des tentations, vit des avant-goûts de la gloire éternelle, et ne tient pas compte de sa vie, afin de glorifier Dieu son Sauveur, et de terminer sa course avec joie. Mais sa force ne lui appartient pas en propre ; il est absolument dépendant, et il est encore entouré d’infirmités. et accablé par une nature dépravée. Si le Seigneur lui retire sa puissance, il devient faible comme un autre homme, et tombe, comme une pierre s’enfonce dans la terre par son propre poids. Sa connaissance propre peut être comparée aux fenêtres d’une maison, qui peuvent transmettre la lumière, mais ne peuvent la retenir. Sans les communications renouvelées et continues de l’Esprit de grâce, il est incapable de résister à la moindre tentation, de supporter la moindre épreuve, d’accomplir le moindre service d’une manière convenable, ou même de penser une bonne pensée. Il le sait, et pourtant il l’oublie trop souvent. Mais le Seigneur le lui rappelle fréquemment, en suspendant cette aide sans laquelle il ne peut rien faire. Il sent alors ce qu’il est, et il se laisse facilement convaincre d’agir en contradiction avec son meilleur jugement. Cette expérience répétée de sa propre faiblesse lui apprend peu à peu où se trouve sa force : ce n’est pas dans une chose qu’il a déjà atteinte ou qu’il peut appeler sienne, mais dans la grâce, la puissance et la fidélité de son Sauveur. Il apprend à renoncer à sa propre intelligence, à avoir honte de ses meilleurs efforts, à s’abhorrer dans la poussière et la cendre, et à ne se glorifier que dans le Seigneur.
De là, nous pouvons observer que les croyants qui ont le plus de connaissances ne sont pas nécessairement les plus spirituels. Certains peuvent marcher et marchent plus honorablement et plus dignement avec deux talents, que d’autres avec cinq. Celui qui connaît expérimentalement sa propre faiblesse, et qui dépend simplement du Seigneur, prospérera sûrement, même si ses acquis et ses capacités ne sont que faibles ; et celui qui a les plus grands dons, le jugement le plus clair, et les connaissances les plus étendues, s’il se laisse aller à des pensées élevées sur ses avantages, court un danger imminent de se tromper, et de tomber à chaque pas ; car le Seigneur ne permettra à aucun de ceux qu’il aime de se vanter. Il guide du regard les doux, il rassasie de bonnes choses les affamés, mais il renvoie les riches à vide. C’est une maxime irrévocable dans son royaume, que celui qui s’élève sera abaissé, mais que celui qui s’abaisse sera élevé.
Une suggestion pour le lecteur qui sent combien ces lignes ne parlent que trop de lui. Pourquoi ne pas lister les doctrines dont vous êtes particulièrement fier d’avoir une saine compréhension et examiner relativement à chacune d’entre elle l’effet qu’elles ont produit sur votre zèle, votre amour pour les saints et le prochain, votre foi en Dieu ? Je sais bien que chaque doctrine n’est pas susceptible d’une application directe : l’union hypostatique ne reçoit pas « une application ». Mais, elle n’en demeure pas sans fruits, ne serait-ce qu’en nourrissant et suscitant l’adoration. Vous êtes réformé : avec quelle ferveur priez-vous que Dieu accomplisse en vos enfants ses promesses ? Suivant les conseils de Sinclair Ferguson, confessez nommément le péché correspondant à votre négligence relativement à chacune de ces vérités, priez pour que Dieu fasse croître la vertu inverse et concluez en demandant que Dieu vous rende semblable à Jésus-Christ.
Illustration en couverture : John Martin, La destruction de Tyr, 1840 (cf. Ézéchiel 28).
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