Le sermon ci-dessous, sur le chapitre 4 de la Genèse, dans le cadre d’une série de prédications en lectio continua, a été donné ce jour à l’Église réformée évangélique de Marseille.
1L’homme connut Ève sa femme ; elle devint enceinte et accoucha de Caïn. Elle dit : J’ai mis au monde un homme avec (l’aide de) l’Éternel. 2Elle accoucha encore de son frère Abel. Abel devint berger de petit bétail et Caïn cultivateur. 3Au bout d’un certain temps, Caïn apporta des fruits du sol comme offrande à l’Éternel. 4Abel, lui aussi, apporta des premiers-nés de son petit bétail avec leur graisse. L’Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; 5mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn ni sur son offrande. Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu. 6L’Éternel dit à Caïn : Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu ? 7Si tu agis bien tu relèveras la tête, mais si tu n’agis pas bien, le péché est tapi à ta porte, et ses désirs (se portent) vers toi : mais toi, domine sur lui. 8Cependant Caïn adressa la parole à son frère Abel et comme ils étaient dans les champs, Caïn se dressa contre son frère Abel et le tua.
9L’Éternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère, moi ? 10Alors Dieu dit : Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie du sol jusqu’à moi. 11Maintenant, tu seras maudit loin du sol qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. 12Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et tremblant sur la terre. 13Caïn dit à l’Éternel : (Le poids de) ma faute est trop grand pour être supporté. 14Tu me chasses aujourd’hui loin du sol arable ; je devrai me cacher loin de ta face, je serai errant et tremblant sur la terre, et si quelqu’un me trouve il me tuera. 15L’Éternel lui dit : Si quelqu’un tue Caïn, on le vengera sept fois. Et l’Éternel mit un signe sur Caïn pour que ceux qui le trouveraient ne le frappent pas. 16Puis Caïn sortit de la présence de l’Éternel et partit habiter dans la terre de Nod à l’est d’Éden.
17Caïn connut sa femme ; elle devint enceinte et accoucha de Hénok. Il bâtit ensuite une ville et donna à cette ville le nom de son fils Hénok. 18À Hénok naquit Irad, Irad engendra Mehouyaël, Mehouyaël engendra Metouchaël, et Metouchaël engendra Lémek. 19Lémek prit deux femmes appelées l’une Ada et la seconde Tsilla. 20Ada accoucha de Yabal : c’est lui l’ancêtre des éleveurs nomades. 21Le nom de son frère était Youbal : c’est lui l’ancêtre de tous ceux qui jouent de la harpe et du chalumeau. 22Tsilla, de son côté, accoucha de Toubal-Caïn, qui forgeait tous les outils de bronze et de fer. La sœur de Toubal-Caïn était Naama.
23Lémek dit à ses femmes :
Ada et Tsilla, écoutez ma voix !
Femmes de Lémek, prêtez l’oreille à ma parole !
J’ai tué un homme pour ma blessure
Et un enfant pour ma meurtrissure.
24Caïn sera vengé sept fois,
Et Lémek soixante-dix-sept fois.
25Adam connut encore sa femme ; elle enfanta un fils et l’appela du nom de Seth, car (dit-elle) Dieu m’a donné une autre descendance à la place d’Abel que Caïn a tué. 26À Seth aussi il naquit un fils qu’il appela du nom d’Enosch. C’est alors que l’on commença à invoquer le nom de l’Éternel.
Chers frères et sœurs,
Il y a dans le texte d’aujourd’hui à la fois beaucoup de sang et de douleur — c’est bien connu — mais aussi beaucoup de joie et de grâce qui sont peut-être un peu moins saillantes à première vue, mais qui traversent tout autant ce chapitre. La première joie, pour nous, est sans doute tout simplement de pouvoir tourner la page et découvrir qu’il y a une suite à ce que nous avons lu précédemment. Malgré la chute de l’humanité en Genèse 3, Dieu n’en a pas fini avec l’humanité, qui peut ainsi avoir encore une espérance. L’histoire ne s’arrête pas là. Après l’échec de l’expérience initiale au jardin d’Éden commence un long et difficile chemin de rédemption qui court de la fin de Genèse 3 à travers l’essentiel de la Bible. La promesse faite à Ève est que sa descendance écraserait la tête du serpent. Par cette alliance de grâce, dont ils ne connaissent que les balbutiements mais entrevoient la gloire finale, Adam et Ève ont été faits ennemis de Satan et amis de Dieu. Bien des surprises restent à venir.
Deux frères pour deux cultes (vv. 1-5)
Adam et Ève sont d’abord témoins de plusieurs joies venues de Dieu. La joie de la sexualité d’abord : l’homme connut Ève sa femme. À l’origine, l’homme provient de Dieu et la femme de l’homme ; et maintenant, l’homme est issu de la femme ; dans la sexualité, les deux sexes sont mutuellement dépendants, et tous deux dépendent de Dieu dans la procréation.
La joie suivante est donc celle de l’enfantement. L’instinct de maternité a été préservé, et Ève semble ressentir une vraie joie à la naissance de son premier enfant. Davantage, elle semble consciente qu’après la chute, elle aurait tout à fait pu mériter de mourir pour l’éternité, d’être stérile à jamais. Nous voyons ici la permanence de ce qu’on appelle le mandat culturel, ce commandement de Genèse 1 où Dieu avait demandé aux hommes d’être féconds, de se multiplier, de remplir la terre et de la soumettre. Notre passage présente trois fils d’Ève — Caïn, Abel, puis Seth — parmi d’autres enfants qui ne sont pas mentionnés par leurs noms. Nous nous arrêterons sur chacun d’eux.
Les noms des deux frères.
Comme souvent dans la Bible, les noms de ces enfants sont riches de sens, et le texte le signale parfois explicitement en les association à des expressions en hébreu (ce sont des étymologies soit linguistiquement exactes, soit reposant sur un rapprochement de sonorités intéressant symboliquement). Caïn est ici rapproché de j’ai mis au monde ou j’ai acquis ; il ne s’agit pas probablement pas d’une manifestation d’orgueil de la part d’Ève, en témoigne la précision avec l’aide de l’Éternel : elle reconnaît en Dieu la source ultime de la vie (Voici que des fils sont un héritage de l’Éternel, le fruit des entrailles est une récompense1) et exprime son étonnement et sa joie de mettre au monde un homme, le premier à ne pas avoir été directement créé des mains de Dieu ; ce Dieu a préféré utiliser Ève, et toutes les autres femmes après elle, pour engendrer l’humanité. Certes, comme le dira bien plus tard l’apôtre Paul, Dieu n’a pas besoin non plus d’être servi par des mains humaines, comme s’il lui manquait quelque chose (Actes 17,25) ; mais même déchue, l’humanité reste un bel instrument dont Dieu veut se servir.
Il y a peut-être enfin une dernière dimension à la joie d’Ève : cet enfant qu’elle vient de mettre au monde, ne peut-il pas être la descendance promise, celle qui déjouera la malédiction du serpent ? On peut en tout cas comprendre l’importance qu’elle lui donne. En comparaison, le deuxième enfant, Abel, semble moins important dans le texte biblique ; son nom, d’ailleurs, n’est pas expliqué dans le texte, mais il signifie « vapeur », ou peut-être « dérisoire, futile ». Le fils cadet lui paraît-il inutile au regard de l’aîné ? Abel et Caïn inaugurent un motif biblique fréquent : ils sont le début d’une longue série où l’enfant mis en valeur est le second, le plus jeune (Ismaël et Isaac, Ésaü et Jacob, Léa et Rachel ainsi que leurs fils respectifs, etc). Dieu manifeste ici, dès l’origine, son choix souverain, son mépris pour les grandeurs terrestres et sa prédilection pour les humbles.
Leur mode de vie.
Le texte nous précise ensuite que la différence entre les des deux frères réside dans ce qu’on appellerait aujourd’hui leur orientation professionnelle ; il y a deux vocations pour deux humanités : les sociétés agricoles, plutôt sédentaires et les sociétés pastorales, plutôt nomades (ce fut une différence fondamentale pendant toute la préhistoire). Cela participe aussi de l’accomplissement du mandat créationnel : pour bien soumettre la terre et la faire fructifier, la société des hommes a besoin de spécialisation, de plusieurs métiers. Davantage, on a proposé depuis longtemps des interprétations anthropologiques ; l’histoire de Caïn et d’Abel ne serait alors qu’un mythe étiologique, explicatif du nomadisme des Hébreux. Le développement de la civilisation et de la technique amené par l’agriculture serait une déchéance par rapport à la vie simple et proche de la nature du chasseur-cueilleur ; on n’est pas très loin du lien entre agriculture et droit de propriété, possession de la nature (cf. le nom de Caïn) que fera Rousseau au XVIIIe siècle. En vérité, les deux occupations sont respectables, le métier de berger, représenté par exemple par Laban dans la Genèse, n’a rien d’intrinsèquement supérieur à celui de cultivateur, représenté par Boaz dans le livre de Ruth ; et beaucoup de gens vivaient sans doute d’un mélange des deux.
Caïn, comme son frère, n’est donc pas un débauché : c’est quelqu’un qui travaille la terre, qui travaille dur, conformément aux indications de Genèse 3, qui gagne sa vie par des moyens honnêtes ; il a visiblement reçu une bonne éducation, une éducation qui témoigne d’une certaine espérance de salut. Et c’est quelqu’un qui a été éduqué à rendre un culte au Seigneur, puisque, nous dit le texte, au bout d’un certain temps, Caïn se décide à faire un sacrifice pour Dieu. Malgré la chute, l’homme a encore un certain sens de l’existence de Dieu et de l’adoration qui lui est due, c’est là encore une grâce qui lui a été préservée.
Leur offrande.
On s’est beaucoup interrogé, dès les premiers exégètes juifs de la Bible, sur la différence entre les deux sacrifices, et les raisons pour lesquelles l’un était agréé et l’autre non. Le texte ne donne pas beaucoup de détails mais on peut relever quelques éléments intéressants à condition de l’étudier attentivement. Chaque frère contribue au sacrifice avec le fruit de son travail : Caïn offre des végétaux et Abel des animaux. Il y a là une première différence : Abel offre un sacrifice de sang, qui nous met la mort, la punition que l’homme mérite pour le péché, devant les yeux. Le prix du péché apparaît de manière plus éclatante dans le sacrifice d’Abel. Pourtant, la Loi qui sera révélée plus tard, du temps de Moïse, prévoira aussi des offrandes végétales (Lévitique 2) : ce n’est donc pas en soi un critère qui invalide le sacrifice.
Plus que la nature de ce qui est offert, c’en est peut-être la qualité qui fait la différence. Abel n’offre pas simplement du bétail : il offre les premiers-nés, et avec leur graisse. Que cela soit inné en lui ou qu’il en ait reçu l’instruction orale, Abel obéit aux instructions futures de la loi de Moïse, qui mettaient à part les premiers-nés, comme nous l’avons lu tout à l’heure en Genèse 13, et qui prescrivaient de consacrer à Dieu la meilleure part de la viande, la graisse, comme l’expliquera le chapitre 3 du Lévitique : C’est un aliment consumé par le feu, d’une agréable odeur. Toute la graisse appartient à l’Éternel2. En tant qu’auteur de la vie, Dieu a droit aux premières parties et aux meilleures parties de notre travail. Aucune précision de cette sorte pour Caïn ; il semble qu’il n’offre pas les premiers fruits de sa récolte, mais simplement des fruits qu’il a recueillis selon son bon loisir, selon son propre libre arbitre et non en répondant à un impératif divin. Le sacrifice d’Abel, parce qu’il suit l’ordonnance divine, est un sacrifice non seulement différent, mais aussi de meilleure qualité.
Mais continuons à examiner le texte : il précise que l’Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande, et qu’il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande. L’ordre des mots est révélateur : Dieu regarde d’abord la personne, ensuite le don (et du reste, Abel figure avant Caïn dans cette phrase, pour souligner qu’il a la faveur de Dieu). Ce n’est pas la nature ou la qualité du sacrifice qui déterminent son acceptation, mais la disposition du cœur de celui qui offre. Le culte véritable commence toujours dans la foi. C’est pourquoi l’épître aux Hébreux déclare : Par la foi, Abel a offert à Dieu un sacrifice meilleur que celui de Caïn3. et fait d’Abel le premier d’une longue liste de héros de la foi. Le Nouveau Testament nous révèle ici l’unique critère véritablement déterminant dans notre culte ; mais cet enseignement traverse en vérité toute l’Écriture. Déjà, le prophète Samuel disait à Saül : L’obéissance vaut mieux que les sacrifices4. Plus tard, Ésaïe, Osée, Michée et Malachie rappelleront que Dieu se lasse des offrandes sans obéissance, des gestes pieux sans justice, des liturgies sans amour. Et Jésus lui-même, assis dans le Temple, vit un jour une pauvre veuve déposer deux petites pièces dans le tronc des offrandes. Elle n’avait pas apporté « le meilleur » au sens matériel, mais elle avait donné tout ce qu’elle possédait, tout son cœur. Alors le Seigneur dit : Cette pauvre veuve a mis plus qu’aucun de ceux qui ont mis dans le tronc5. La piètre qualité du sacrifice de Caïn n’était donc pas le problème, mais n’était que le symptome du vrai problème : ce que Dieu agrée, ce n’est pas la valeur du don, mais la vérité du donateur. C’est la foi d’Abel qui fait que Dieu reçoit son offrande, et qu’il est lui-même considéré comme juste aux yeux de Dieu. Depuis que l’humanité rend un culte à Dieu, et encore aujourd’hui, l’enjeu du culte n’est pas d’accomplir une bonne transaction, de fournir la marchandise correcte ou d’en retirer le juste prix, mais de présenter son cœur et de venir rencontrer le Dieu personnel. Il ne demande pas ce que nous avons, mais ce que nous sommes. Et c’est pourquoi, au centre de notre foi, se tient Jésus-Christ, le véritable Abel : lui n’a pas offert quelque chose à Dieu, il s’est offert lui-même.
Un Dieu de grâce (vv. 6-9)
La prédication de Dieu à Caïn.
Alors Caïn est irrité. D’une manière ou d’une autre, il sent qu’il n’a pas obtenu le résultat escompté, que son sacrifice n’est pas agréé ; et, plus que son sacrifice, c’est sa personne que Dieu ne semble pas accepter et considérer. Son visage est abattu, fermé, sombre. Il est entré dans ce silence lourd de ceux qui se sentent incompris, rejetés, frustrés. Que fait-il à partir de là ? Se précipite-t-il de nouveau à l’autel pour réparer le tort causé et offrir un meilleur sacrifice ? Rentre-t-il en lui-même pour considérer l’état de son cœur, pour s’humilier dans une prière de repentance ? Rien de tout cela ; nous assistons en revanche à une scène étonnante : ce n’est pas Caïn qui cherche Dieu, c’est Dieu qui cherche Caïn. L’Éternel dit à Caïn : Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu ? Voilà la grâce : Dieu ne se détourne pas du pécheur, il s’en approche. Il recourt avec lui à des moyens extraordinaires, en s’adressant à lui directement.
Ce verset est, comme le disent certains prédicateurs, le premier sermon de Dieu après la chute. Dieu s’abaisse, il se fait pédagogue, il engage le dialogue, il pose des questions pour faire réfléchir et réveiller la conscience de Caïn, alors même qu’il connaît parfaitement l’état de son cœur. Cette question Pourquoi ? met un miroir devant Caïn. Dieu veut lui faire comprendre où gît le problème. Caïn voudrait être aimé selon ses conditions, reconnu pour ses œuvres, et non reçu par grâce. Et Dieu lui demande : Pourquoi te mets-tu en colère, alors que je ne t’ai rien pris ? Pourquoi ton visage se ferme-t-il quand le mien s’est tourné vers ton frère ? Pas de réponse. Dieu aurait pu le laisser à son silence, mais il parle encore. Il parle pour sauver.
C’est ainsi que la grâce agit : elle commence par une question. Et cette question, Dieu la pose encore à chacun de nous. Quand la jalousie monte dans nos cœurs, quand nous nous irritons parce que Dieu bénit un autre, Dieu nous dit : Pourquoi ? Pourquoi ton visage se ferme-t-il ? Pourquoi ton cœur s’aigrit-il ? Dieu parle avant de punir, il avertit avant de frapper, il prêche au coupable avant de le condamner. Voilà la patience du Dieu de grâce.
Caïn incapable de dominer son péché.
Dieu ne se contente pas de poser une question, il ajoute un avertissement : Si tu fais bien, ne relèveras-tu pas ton visage ? Et si tu ne fais pas bien, le péché est tapi à la porte, et ses désirs se portent vers toi ; mais toi, domine sur lui. Ce verset est un des plus compliqués de tout l’Ancien Testament. On ne sait pas très bien s’il parle de pardon, de relèvement ou de combat — sans doute des trois à la fois. Dieu dit à Caïn : « Si tu fais bien, ton visage sera relevé ; mais si tu ne fais pas bien, le péché est tapi à la porte. » C’est une parole mystérieuse, mais claire dans son intention : le péché est une bête dangereuse, mais Dieu promet à Caïn qu’il peut encore dominer sur elle — non par ses forces, mais dans la dépendance de la grâce. Dieu montre à Caïn qu’il existe un chemin pour sortir de la colère : « Si tu fais bien », c’est-à-dire, si tu reviens à moi, si tu te confies en ma grâce, si tu reconnais ta faute, ton visage sera relevé, tu ne perdras pas la face mais tu seras restauré dans ta dignité d’homme, de frère aîné et de fils de Dieu. Ce n’est pas un appel au mérite, mais un appel à la foi. Dieu ne lui demande pas de « faire mieux », il lui demande de faire confiance. Frères et sœurs, le péché est encore tapi à nos portes. Il rôde dans nos pensées, nos désirs, nos jalousies, nos blessures. Mais la grâce parle avant qu’il ne bondisse. Et si nous sommes sous la grâce, alors nous croyons que le péché ne dominera pas sur nous (cf. Romains 6,14). Sans cette grâce en revanche, les humains non régénérés peuvent dominer sur la terre et les troupeaux, mais ils ne peuvent, en aucun cas, maîtriser le péché. Dieu montre à Caïn qu’il n’aura pas de plus grand ennemi que son propre péché, un péché dont il pourrait être débarrassé mais qu’il a préféré entretenir, nourrir en son cœur.
Caïn incapable de reconnaître son péché.
Le silence de Caïn face à ces propos est assourdissant. Dieu lui parle, il l’avertit, il l’encourage, il lui promet le relèvement… et Caïn ne dit rien. C’est le silence de l’endurcissement. La prochaine fois qu’il prendra la parole, ce sera en direction de son frère Abel ; ce sera pour le tuer. Le texte hébreu ne nous rapporte pas les paroles, mais on imagine une invitation d’apparence innocente, puisque c’est dans les champs, c’est-à-dire dans son propre domaine où il avait fait venir Abel, que Caïn tue son frère. Cette invitation trahit la préméditation du geste. Nous entendons de nouveau Caïn lorsque Dieu, toujours aussi pédagogue, l’interroge à nouveau sur ce qu’il vient de faire. Il ne confesse pas son péché ; bien au contraire, il ajoute au meurtre le mensonge en disant qu’il ne sait pas ; et il ajoute au mensonge le mépris : suis-je le gardien de mon frère, moi ? Le chapitre précédent avait gravement abîmé le lien entre l’homme et Dieu, et nous voyons maintenant combien sont rompus les liens des hommes les uns avec les autres : Caïn a perdu la fraternité, c’est toute son humanité qui perd la face. Alors que la souveraineté de Dieu sur la vie avait été reconnue par Ève à sa naissance, voilà que Caïn l’usurpe en s’arrogeant droit de vie et de mort sur son frère.
Frères et sœurs, avant de parler de la manière dont Dieu va rendre justice à Abel, il reste à insister sur une dernière caractéristique de la grâce, c’est qu’elle semble injuste. Aux yeux de Caïn, Dieu est partial : pourquoi bénir Abel et pas lui ? Mais la grâce ne s’accorde jamais selon nos mérites, elle se donne librement à celui qui croit. Ce n’est pas à cause de ses œuvres qu’Abel a été agréé, mais par la pure grâce de Dieu. Et c’est cela que le cœur de Caïn ne supporte pas : que Dieu soit bon envers un autre sans lui devoir rien. Dieu a fait grâce à Abel et non à Caïn, Dieu a aimé Abel et a haï Caïn. Lorsque saint Paul prêchait l’Évangile de la grâce, il devait faire face aux mêmes réactions et objections : Y a-t-il en Dieu de l’injustice ?6 Lorsque des siècles plus tard, Calvin et les autres réformateurs redécouvrirent la doctrine du Sola gratia, une doctrine de l’élection qui est encore souvent considérée comme choquante et incompréhensible à vues humaines, ils provoquèrent la même indignation Ainsi, la grâce prépare déjà la justice. Celui qui refuse la grâce devra faire face au Dieu juste — et c’est ce que nous allons voir maintenant, dans la suite du récit.
Un Dieu de justice (vv. 10-16)
La nécessité de la justice.
La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. Dieu ne reste pas silencieux devant le crime. Le sang d’Abel parle, il a une voix, une voix qui fait écho au silence de Caïn : c’est la voix de la justice offensée. Le sol même, qui avait reçu la bénédiction de Dieu, qui avait été l’objet des soins de Caïn, devient témoin du mal et crie au ciel. Le premier sang versé sur la terre est celui d’un innocent, et c’est ce sang-là qui appelle Dieu à juger. Dieu interroge encore : Qu’as-tu fait ? La question du verset 6 devient maintenant une question de justice. La grâce a parlé, mais elle a été refusée. Alors Dieu se lève comme juge, non parce qu’il aime punir, mais parce qu’il est saint. Dieu n’est pas seulement le Dieu de Caïn mais aussi celui d’Abel.
La justice de Dieu n’est pas une colère aveugle ; c’est l’amour blessé qui se redresse. Dieu ne peut pas fermer les yeux sur le meurtre du juste. Le péché n’est jamais une affaire privée : il blesse la création tout entière, et c’est ce que dit la métaphore de notre texte : même la terre gémit du mal qu’elle porte. Et pourtant, dans cette justice, la grâce continue de briller. Car Dieu ne frappe pas Caïn sur-le-champ ; il le convoque, il l’interroge, il lui fait entendre la voix du sang. Ce sang n’est pas seulement accusation, il est aussi appel à la repentance : Qu’as-tu fait ? Écoute le cri de ton frère, et reviens.
Ce cri du sang d’Abel traverse toute la Bible. Il crie vengeance, il réclame réparation. Mais il annonce un autre cri, un autre sang : celui de Jésus-Christ, le médiateur d’une alliance nouvelle, dont le sang parle mieux que celui d’Abel (Hébreux 12,24). Le sang d’Abel appelle la justice ; le sang du Christ appelle le pardon. Abel, le premier juste tué, figure le Christ, le juste par excellence. Les autres prophètes aussi verseront leur sang en témoignage de la condamnation du faux Israël : il en sera demandé compte à cette génération7, avertit Jésus. Au plus fort de la Passion, la foule en folie va jusqu’à se maudire elle-même : Que son sang retombe sur nous et sur nous enfants8! déclare-t-elle à Pilate. Mais là où Abel meurt en silence, Jésus parle depuis la croix : Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font9. Le sang du premier innocent a ouvert la terre ; le sang du Fils innocent a ouvert le ciel. Quand Étienne, le premier martyr chrétien, meurt sous les pierres, il crie : Seigneur Jésus, reçois mon esprit… Seigneur, ne leur impute pas ce péché10, et après lui, le sang des martyrs chrétiens innombrables n’a pas cessé de témoigner de la grâce inestimable dont nous pouvons bénéficier en Jésus-Christ, il n’a pas cessé de faire croître l’Église pour la rémission des péchés du monde. La croix a transformé le cri de vengeance en prière de pardon.
La fausse repentance.
Mais Caïn, lui, ne se repent pas. Il ne dit pas : « J’ai péché », mais : Ma peine est trop grande pour être supportée. (v. 13) C’est la plainte du cœur endurci : non la confession du coupable, mais la révolte du condamné. Il n’a de mots que pour lui-même, et il craint davantage les conséquences de son acte qu’il ne regrette son acte. Ironiquement, ce qu’il craint le plus est précisément ce qu’il vient de commettre, qu’on le tue. Même à supposer que ce verbe être supporté puisse aussi vouloir dire être pardonné, ce serait là encore un péché que de désespérer de son péché au point de penser ne pas pouvoir être pardonné. Caïn s’est vu offrir la grâce, mais il n’a de cesse de la repousser.
La grâce de Dieu dans la punition.
Et pourtant, Dieu va encore plus loin dans la miséricorde : L’Éternel mit un signe sur Caïn, pour que quiconque le trouverait ne le tuât point. Le même Dieu qui maudit le meurtrier le protège. Ce signe mystérieux n’est pas une marque d’infamie, mais un sceau de patience : Dieu retient la main des vengeurs, il empêche la vendetta, la vengeance privée. Ce n’est qu’après le déluge, dans un monde désormais structuré, que Dieu confiera cette responsabilité à l’humanité : Celui qui verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé11. Au temps de Caïn, cette peine à venir n’est pas exécutée pour manifester la profonde miséricorde de Dieu ; au temps de Noé, alors que le péché se sera démultiplié et que la famille originelle sera devenue une véritable société, Dieu donnera un système judiciaire pour contenir la violence. Dans les deux cas, Dieu reste le maître de la vie et de la mort. La justice ne doit pas être rendue au nom d’un seul homme, ni même au nom d’un peuple, mais au nom de Dieu.
Deux lignées pour deux cités (vv. 17-26)
La grâce et le péché dans la lignée de Caïn.
Caïn s’en va loin de la face de Dieu. C’est la première fois qu’un être humain est décrit comme fuyant la présence du Seigneur ; ses parents, eux, en avaient été chassés. Caïn a déçu ses parents, il ne s’est pas inscrit dans le plan de salut, il n’est pas dans l’alliance de grâce ; mais on note que le pays de Nod — c’est-à-dire le pays d’errance — où il s’enfuit est situé à l’est, dans la direction même où étaient partis Adam et Ève du jardin d’Éden. La trajectoire de Caïn, une trajectoire d’éloignement de Dieu, est finalement dans la continuité de ce qui s’est passé précédemment.
Dieu est fidèle à la promesse faite à Caïn, sa vie lui est sauvegardée. Elle est sauvegardée même en dépit de son infidélité continuelle : alors qu’il était condamné à une vie d’errance et de précarité, Caïn fonde une ville, il la nomme fièrement du nom de son fils : Hénoc. Il devient constructeur, inventeur, fondateur d’une civilisation. La lignée de Caïn développe la métallurgie, l’art, la musique, la vie pastorale… Encore une fois, rien de tout cela n’est mauvais en soi, et nous en bénéficions encore aujourd’hui, auquel titre nous sommes quelque peu héritiers de Caïn. Mais c’est une civilisation entièrement laïque et sécularisée : pas d’autel, pas de prière, pas de Dieu ! L’homme bâtit la cité, mais il ne cherche plus la communion. L’histoire des Caïnites nous rappelle que le progrès technique et civilisationnel n’est pas nécessairement lié à un progrès moral, bien au contraire ; l’histoire contemporaine l’a bien illustré et la culture actuelle continue de le montrer.
Lémek innove d’ailleurs dans le domaine sociétal, puisqu’il est le premier polygame. Là où Caïn tuait en silence, lui chante son meurtre comme une victoire (les vv. 23-24 sont de la poésie). J’ai tué un homme pour ma blessure… Caïn sera vengé sept fois, et Lémek soixante-dix-sept fois ! La boucle est bouclée : ce que Dieu avait interdit, l’homme le revendique désormais comme un droit, il prend plaisir à la surenchère cruelle. La civilisation dont Caïn est le fondateur est brillante mais sanglante, féconde mais déchue. C’est la cité de l’homme : puissante, cultivée, orgueilleuse, où le progrès remplace la foi et où la vengeance remplace la grâce.
La naissance de Seth, une réparation.
Mais Dieu n’en reste pas là. Quand la lignée de Caïn s’enfonce dans la violence, la grâce recommence ailleurs. Ève met au monde un autre fils : Elle l’appela du nom de Seth, car, dit-elle, Dieu m’a donné un autre fils à la place d’Abel, que Caïn a tué. C’est une grâce qui nous est faite : même si Dieu aurait pu faire avec cet héritage, nous ne compterons pas Caïn dans nos ascendants. C’est une grâce faite à Ève également : elle avait perdu un fils, un fils dont elle avait quelque peu négligé la naissance, mais qu’elle nomme désormais. Ève reconnaît maintenant que Dieu lui a donné réparation (« donné » ou « établi » est l’étymologie donnée au nom Seth). Dieu répare ce que l’homme a détruit. Le meurtre du juste par l’injuste n’a pas fait échouer le projet de grâce. La promesse de la postérité de la femme (Genèse 3,15) continue de se frayer un chemin dans l’histoire.
La lignée de Seth : une promesse et un avertissement.
Cette lignée pieuse sera abondamment bénie : elle mènera à Jésus-Christ, nous disent les généalogies des Évangiles. Seth, le nouvel Abel, est donc aussi une préfiguration de Jésus, le nouvel Adam. Ce qui nous montre que la lignée de Seth est agréable à Dieu, c’est la conclusion glorieuse de notre chapitre : avec le fils de Seth, Enosch (le nom signifie homme), l’humanité commence à invoquer le nom de l’Éternel. La fausse religion de Caïn a été condamnée, et un culte agréable à Dieu est restauré. Au chapitre 3, les hommes ont été chassés du temple de Dieu ; au chapitre 4, les hommes se sont attaqués au temple que constitue l’image de Dieu en chacun de nous ; mais voici que Dieu commence à édifier son Église au milieu de la lignée de Seth. Après le conflit entre Caïn et Abel qui prenait prétexte d’une différence cultuelle, en quelque sorte la première guerre de religion de l’humanité, voici que la pureté du culte est restaurée ; Seth et Enosch sont les premiers réformateurs, et plusieurs les suivront, de siècle en siècle, jusqu’à la Réforme protestante du XVIe siècle que nous pouvons nous rappeler en ces environs du 31 octobre chaque année. Jean Calvin terminait son commentaire de ce chapitre par ces mots :
Après qu’il eut engendré un fils semblable à soi et eut la famille bien ordonnée, on commença d’avoir une face d’Église distincte, et [il] fut dressé un service de Dieu qui durât parmi ceux qui viendraient après lui. Telle a été la restauration de la religion en notre temps, non pas qu’elle fût complètement éteinte, mais parce qu’il n’y avait ni peuple déterminé qui invoquât Dieu, ni pure confession de foi, et qu’on n’eût pu voir aucune religion intacte au monde12.
Frères et sœurs, après cette exaltation, cette invitation à célébrer la vraie Église et à nous reconnaître dans les descendants de Seth , je terminerai par un avertissement : d’abord, Ève, en nommant Seth, dit : Dieu m’a donné un autre fils à la place d’Abel. Nous l’avons dit, elle pensait sans doute voir en lui la descendance promise — celle qui écraserait la tête du serpent. Mais Caïn a échoué, et Seth, bien qu’il marche dans la foi, n’est pas non plus le libérateur. L’espérance de la femme est juste, mais son objet reste à venir. La victoire sur le serpent ne viendra pas d’un simple fils d’homme, mais d’un Fils né de femme et issu de Dieu lui-même : le Christ. C’est lui, et lui seul, qui accomplira la promesse de l’alliance, c’est lui notre unique grand-prêtre. De même qu’Abel le juste, le cadet, avait été préféré par Dieu à Caïn l’aîné, de même que Seth avait remplacé feu Abel, Jésus est le nouvel Adam et le nouveau représentant de l’humanité régénérée.
En effet, si la lignée de Seth marche d’abord avec Dieu et conduit vers son Messie, elle ne sera pas exempte de chute. Les hommes de sa descendance construiront, eux aussi, une ville pour s’assurer une fausse sécurité et défier le ciel : Babel. La même tentation traverse les deux lignées : celle de bâtir sans Dieu. Le péché de Caïn n’est pas aboli, il change seulement de forme. Même parmi les enfants de Dieu, même aujourd’hui, la grâce doit toujours être entretenue, réformée, renouvelée. La foi ne se transmet pas comme un patrimoine ; elle se reçoit toujours comme un don. Un dernier détail du texte nous le montre avec éloquence : les noms des descendants de Seth, en Genèse 5, sont étrangement semblables à ceux des descendants de Caïn (Gn 4). On trouve des homonymes : Hénoc, Lémek… d’autres ont des noms différents mais très similaires phonétiquement. Tout se passe comme si Dieu voulait nous rappeler que la frontière entre les deux civilisations de Caïn et de Seth ne passe pas seulement entre deux familles, mais au cœur même de chaque être humain. Le Caïn et le Seth sont en nous. Nous portons tous la tentation de bâtir notre propre ville, tout en étant appelés à invoquer le nom du Seigneur. Voilà l’avertissement : même dans la lignée de la grâce, la corruption n’est jamais loin. Même parmi les croyants, la cité de l’homme menace de renaître. La véritable victoire sur le serpent ne viendra ni de Caïn, ni de Seth, ni d’Abraham, que les juifs revendiquaient orgueilleusement pour père. Non, elle viendra du fils de Dieu fait homme, le vrai Seth, le nouvel Adam, le bâtisseur de la Jérusalem céleste, cette seule cité vers laquelle notre espérance doit se porter. Quel contraste avec la cité de Caïn et de Lémek que celle du Christ qui apprend à pardonner jusqu’à soixante-dix fois sept fois13! C’est le Christ seul qui fonde la cité où la grâce et la justice s’embrassent, où la paix est durable, où le culte est parfait. Levons les yeux vers lui dans la prière.
Prière finale
Éternel notre Dieu,
Merci pour Abel notre frère, le premier des justes par la foi. Nous te bénissons pour ta justice qui ne laisse pas le péché impuni, et pour ta miséricorde qui s’incline encore vers les pécheurs, qui ne veut pas la mort du méchant.
Tu vois ton Église infidèle, les sacrifices que tu as en horreur, les faux adorateurs que tu n’agrées pas. Mets de l’ordre dans ton peuple, délivre-nous de toute idolâtrie et sauvegarde nos cœurs. C’est pour cette Église, Seigneur, que tu as versé ton sang, un sang qui parle mieux encore que celui d’Abel14, et proclame le pardon.
Tu vois les petits qui sont oppressés, tu vois les familles qui s’entredéchirent, tu vois le crime qui prolifère au milieu de nous. Sanctifie-nous et enseigne-nous la religion pure et sans tache devant toi, Père.
Tu vois la cité des hommes qui se bâtit sans toi, où l’on célèbre le progrès mais où ton nom est oublié, où l’on cherche une fausse paix loin de ta présence. Préserve-nous de cette illusion, Seigneur, et rends-nous fidèles à la cité que tu prépares, la Jérusalem céleste, fondée sur ton fils Jésus-Christ.
Sanctifie-nous dès aujourd’hui, fais de nos vies un culte qui t’est agréable, et que nos cœurs t’adorent en esprit et en vérité, jusqu’au jour où nous te verrons face à face.
Amen.
Illustration : Caïn et Abel (détail), huile sur bois, milieu XVIIIe siècle (Église luthérienne de Trumsdorf, Bavière).
- Psaume 127,3, attribué à Salomon.[↩]
- Lévitique 3,16.[↩]
- Hébreux 11,4.[↩]
- 1 Samuel 15,22.[↩]
- Marc 12,43.[↩]
- Romains 9,.14 Cf. aussi cette présentation sur la prédestination de Pierre-Sovann Chauny.[↩]
- Luc 11,51.[↩]
- Matthieu 27,25.[↩]
- Luc 23,34.[↩]
- Actes 7,59–60.[↩]
- Genèse 9,6.[↩]
- Édition d’André Malet : Jean Calvin, Commentaires bibliques. Le livre de la Genèse, Kerygma / Farel, 1978, p. 115 in Gn 4,26.[↩]
- Matthieu 18,22.[↩]
- Hébreux 12,24.[↩]





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