Après avoir vu et étudié ce que signifiait « relation » en Dieu, Thomas explicite ce qu’il faut entendre par « personne » de la Trinité. Comme le veut la scolastique, on commence d’abord par faire attention à la définition (Ia pars, Q29).
- Définition de la personne : Substance individuelle de nature raisonnable.
- Personne, hypostase, subsistance et essence sont-ils synonymes ? Non.
- Convient-il d’utiliser le mot « personne » pour parler de Dieu ? Oui.
- Ce qu’il y signifie ? Relation.
Article 1 : Définition de la personne
Boèce1 en donne cette définition : la personne est la substance individuelle de nature raisonnable.
En métaphysique aristotélicienne : « substance » [ousia] se dit d’un objet concret et « à part entière ». Une main n’est pas une substance, parce qu’elle fait partie d’un corps. Un homme est une substance, parce qu’il est un objet à part entière.
Individuel s’oppose à « spécifique » – ce qui relève d’une espèce, et à « général » – ce qui relève d’un genre. Prenons le cas concret de la poule de Maxime Georgel, qui répondait au nom de « Mélenchon ». Ce Mélenchon-là était du genre « oiseau » et, parmi les espèces d’oiseaux, de l’espèce « poules ». Et parmi toutes les poules, il y avait un individu-poule avec ses caractéristiques propres : la poule « Mélenchon ». Quand nous parlons de substance individuelle, c’est donc pour insister sur le caractère concret de celui dont on parle.
De nature raisonnable : on désigne là spécifiquement les hommes et les anges, qui sont de nature rationnelle. Nous verrons plus tard si et comment on peut l’attribuer à Dieu.
Article 2 : Personne, hypostase, subsistance et essence sont-ils synonymes ?
Ici, on se pose la question de ce qui distingue tous ces mots qui sont souvent utilisés en théologie trinitaire, mais assez rarement définis.
Si donc la condition d’hypostase ou personne ne convient pas aux genres ni aux espèces, hypostasis et persona ne sont pas synonymes de subsistentia.
Selon Boèce encore, on nomme hypostasis la matière, et ousiosis, c’est-à-dire subsistentia, la forme. Mais ni la matière ni la forme ne peuvent être appelées persona. Donc persona n’est pas identique aux termes susdits.
Nous avons déjà défini ce que ne signifie personne. Reste à définir hypostase. Une hypostase est l’objet concret et individuel. Personne et hypostase désignent donc à peu près la même chose, sauf que « personne » met davantage en valeur la nature rationnelle de l’objet désigné.
Reste à qualifier la différence qu’il y a entre « substance », « subsistance » et « essence ». Le mot substance a deux définitions (dixit Aristote) :
- La définition d’une chose (ou « quiddité »). Selon ce sens, il s’agit d’un objet abstrait, que l’on appelle aussi « l’essence ».
- L’objet concret « à part entière ». Ainsi, je peux parler de Mélenchon, la poule de Maxime, comme d’une substance, dans le sens où c’est un objet à part entière. Cet objet concret on l’appelle aussi « hypostase ». On pourrait aussi l’appeler « personne » si Mélenchon était de nature rationnelle (si…).
« Personne », « hypostase » et « subsistance » sont à peu près synonymes. Subsistance est en fait le mot latin qui correspond à hypostase, et la personne est une hypostase raisonnable. À l’opposé, « essence » est différent des trois autres, parce qu’il désigne la nature abstraite d’un objet.
Quant au mot « substance », il vaudrait mieux l’abandonner quand on fait de la théologie trinitaire, car il peut signifier indifféremment l’un de ces quatre mots.
Article 3 : Convient-il d’utiliser le mot « personne » appliquée à Dieu ?
le Symbole de S. Athanase dit : “ Autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit. ”
La personne signifie ce qu’il y a de plus parfait dans toute la nature : à savoir, ce qui subsiste dans une nature raisonnable. Or tout ce qui dit perfection doit être attribué à Dieu, car son essence contient en soi toute perfection. Il convient donc d’attribuer à Dieu ce nom de “Personne ”. Non pas, il est vrai, de la même manière qu’on l’attribue aux créatures ; ce sera sous un mode plus excellent.
Il est intéressant ici de relater les objections auxquelles répond Thomas d’Aquin :
Objection 1 : Personne n’est pas un terme biblique. Nous devrions donc éviter de l’utiliser. Réponse : Oui, le mot « personne » n’est pas dans l’Écriture, mais il est assez clair que dans la Bible, le Père, le Fils et le Saint Esprit sont des réalités concrètes, « à part entière » (=subsistante) et rationnelles (=capable de connaissance). Or, c’est exactement le sens de « personne ». Nous avons donc raison d’utiliser ce terme.
Objection 2 : Le mot personne vient du mot grec pour « masque » [prosopa]. En latin, pour traduire ce mot, on a choisi le mot « personare » (résonne) qui a donné le mot « personne » parce que derrière le masque la voix est amplifiée. Il semble donc qu’il ne convient pas à Dieu. Réponse :
Si l’on se reporte aux origines du mot, le nom de personne, il est vrai, ne convient pas à Dieu ; mais si on lui donne sa signification authentique, c’est bien à Dieu qu’il convient par excellence. En effet, comme dans ces comédies et tragédies on représentait des personnages célèbres, le terme de personne en vint à signifier des gens constitués en dignité ; de là cet usage dans les églises, d’appeler « personnes » ceux qui détiennent quelque dignité. Certains définissent pour cela la personne :« Une hypostase distinguée par une propriété ressortissant à la dignité. » Or, c’est une haute dignité, de subsister dans une nature raisonnable ; aussi donne-t-on le nom de personne à tout individu de cette nature, nous l’avons dit. Mais la dignité de la nature divine surpasse toute dignité ; c’est donc bien avant tout à Dieu que convient le nom de personne.
Objection 4 : On a défini par « personne » par « substance individuelle de nature raisonnable ». Or :
- Dire que le Père (ou autre) est de nature rationnelle est problématique, parce qu’il ne raisonne pas comme nous.
- Dire que le Père (ou autre) est individuel est problématique, parce qu’il n’y a pas de matière en Dieu pour le rendre individuel.
- Dire que le Père (ou autre) est une substance est problématique, parce qu’il n’y a pas d’accidents (=de choses non-essentielles) en Dieu.
Réponse :
- « On peut dire que Dieu est de nature « raisonnable », au sens où « raison » évoque non le raisonnement discursif2 mais la nature intellectuelle en général. »
- « De son côté, « individu » ne peut sans doute convenir à Dieu pour autant qu’il évoque la matière comme principe d’individuation ; il lui convient seulement comme évoquant l’incommunicabilité. » Autrement dit, si le nom du Père ne peut pas être communiqué au Fils, c’est bien qu’il est individuel.
- « Enfin « substance » convient à Dieu en tant qu’il signifie l’exister par soi. »
Thomas conclut en mentionnant une définition alternative, proposée par Richard de Saint Victor 3 Une personne divine est « une existence incommunicable de la nature divine ».
Article 4 : Que signifie, en Dieu, le nom de Personne ?
Boèce dit que tout nom concernant les Personnes signifie une relation. Or aucun nom ne les concerne de plus près que celui de « personne ». Donc le nom de « personne » signifie une relation.
Pour les créatures, « personne » peut facilement signifier « substance individuelle » et « relation » est un accident. Mais quand on parle d’une personne divine, cela ne fonctionne pas, puisque le Père le Fils et le Saint Esprit ne sont pas trois dieux séparés et parce que Dieu est ses relations (comme on l’a dit dans la question précédente).
Ainsi donc pour pouvoir parler de « personnes » (=subsistances distinctes) dans une nature divine et unique, dont les relations ad intra sont réelles, il faut admettre que les personnes sont les relations. Ainsi il y a réellement des personnes distinctes dans le Dieu unique.
Conclusion
Si jamais vous confondez essence/nature divine et les personnes/hypostases divines, voici ce qui moi m’a aidé à comprendre, et qui découle de cette question :
- La nature divine, c’est Dieu considéré de façon abstraite. C’est la définition ou l’idée de Dieu.
- Les personnes divines, c’est le Dieu réel et concret que nous expérimentons et connaissons. Il n’y a aucun moment où vous avez affaire à « Dieu » en tant que nature. Le Dieu concret qui agit dans l’histoire ce sont les trois personnes de la Trinité qui agissent de façon indivise.
- Boèce est un personnage important de la fin du Ve siècle, pour la théologie occidentale. Il a traduit et encadré la traduction de tous les classiques qu’il a pu trouver, y compris des ouvrages logiques d’Aristote (comme l’Organon). Jusqu’à assez tardivement au Moyen Âge (XIIe s.), tout ce qu’on savait des philosophes antiques était ce que Boèce en avait transmis. Par ailleurs, pour contrer les ariens occidentaux de son époque, il a écrit un traité pour défendre la Trinité, auquel fait référence Thomas ici[↩]
- Le raisonnement discursif est le raisonnement séquentiel, où chaque pensée se déroule l’une après l’autre.[↩]
- Richard de Saint Victor est un théologien monastique du XIIe siècle (le siècle précédent celui de Thomas). Il est notamment connu pour son approche mystique et psychologique qui se démarque nettement du style scolastique et logique dont Anselme de Canterbury est le fondateur et qui est celui de Thomas d’Aquin.[↩]
Merci docteur Etienne -Thomas d’Aquin- Omnes pour cette précieuse aide lexicologique! Pour bien adorer Dieu, il faut apprendre à parler de lui de la bonne manière.
Merci beaucoup à toi, ca me touche énormément^^ Attends de voir la suite! 😛