Comment l’Economie s’est séparée de la Théologie : le rôle de Malthus
11 mars 2020

Dans un article précédent, nous avions montré un exemple illustrant la façon dont l’Economie était à la base de la théologie sous une autre forme. Aujourd’hui, une telle idée apparaît scandaleuse : l’Economie est une science, qui n’a pas à se référer à la théologie. Que s’est-il passé entre les deux ?

Dans cet article, nous allons parler de la séparation entre les deux disciplines, telle qu’elle s’est déroulée en Angleterre au milieu du XIXe siècle, et tâcherons d’en tirer quelques conclusions.

Cet article est une synthèse du chapitre 6 du très bon Oxford Handbook of Christianity and Economics, édité par Paul Oslington. Je m’appuie donc sur le travail de A.M.C Waterman, professeur émérite d’économie à l’Université du Manitoba. Je le cite par ailleurs, afin de résumer dès maintenant la substance de l’article

Au dix-huitième siècle, et pour la plus grande partie du dix-neuvième, la Grande-Bretagne était une société chrétienne. Dans une telle société, les idées sont inévitablement conçus dans une matrice théologique, et pour être largement acceptées, elles doivent être en résonnance –ou à minima pas complètement opposées – à l’orthodoxie théologique du moment. Au dix-huitième siècle, en Angleterre et en Ecosse, on trouve difficilement la trace d’un désaccord entre la pensée économique et la théologie chrétienne. Mais à la toute fin de ce siècle, la parution de l’Essai sur le principe de la population par Malthus créera immédiatement un conflit entre la théologie et ce qui sera connu comme la « politique économique », qui continue sous une certaine forme jusqu’à nos jours 1

 Eléments de contexte

Il est hors de question de faire une histoire de l’Eglise ou de l’Angleterre du XVIIIe – XIXe siècle, pour la simple et bonne raison que si vous avez compris quelque chose à l’histoire de l’Eglise de cette époque, c’est qu’on vous a mal expliqué. Néanmoins, il est possible d’isoler les éléments de contexte suivants :

  • La scène religieuse du Royaume-Uni à la fin du XVIIIe est incorrigiblement fracturée : L’Angleterre a péniblement supprimé les puritains (presbytériens anglais) après une guerre civile, et établi l’anglicanisme épiscopal tel qu’on le connaît aujourd’hui. En Ecosse, il n’est pas question qu’il y ait des évêques et l’on est au contraire très presbytérien. En Irlande, les élites sont officiellement anglicanes, souvent presbytériennes, et ont des discours de dissidents, pendant que la grande majorité de la population est catholique. L’unité religieuse est définitivement impossible, et reconnue comme telle. Dans ces conditions, la doctrine moderniste de la tolérance religieuse s’impose.
  • La vie intellectuelle anglaise est quasiment entièrement contenue dans son clergé, contrairement à la France où le clergé catholique s’est trouvé vite fait à l’écart de la conversation. Cela signifie que les Lumières Anglaises se sont faites par le clergé, alors qu’en France, elles étaient portées par les philosophes anticléricaux. En conséquence, les Lumières du XVIIIe siècle en Angleterre étaient « conservatrices, cléricales et magisterielles » (A.M.C Waterman). C’est la raison pour laquelle on disait : « Clericus anglicanus stupor mundi » à cause de la qualité intellectuelle des pasteurs et théologiens anglais. Mais vous l’aurez compris, à un certain prix.
  •  L’orthodoxie réformée était en retraite : Newton était tellement bibliciste qu’il en était unitarien, et à sa suite, il y a eu une dissidence unitarienne dirigée par Joseph Priestley, qui a dominé la vie intellectuelle autour de 1780. Mais « à la fin du XVIIIe siècle – après le départ des dissidents unitariens- il y a eu un retour à l’orthodoxie anglicane (High-church, non-calviniste), bien qu’elle soit tempérée par une modération assez large d’esprit, wiggienne, particulièrement à Cambridge ». Waterman dit aussi : « Au XVIIIe siècle on vit une longue retraite tant en Ecosse qu’en Angleterre de la doctrine réformée – particulièrement calviniste ». C’est pendant ce XVIIIe siècle aussi que naquit le mouvement évangélique (méthodiste) au sein de l’église anglicane, sous la conduite de John Wesley (arminien) et Georges Whitefield (calviniste).
  • La révolution française a engendré une réaction conservatrice au Royaume-Uni entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. Cela se voit dans les sermons même de Malthus : le 19 juillet 1789 il cherche à proclamer la « religion pure et naturelle » d’Adam Smith. Une révolution française plus tard, le même Malthus prêche en 1827 le sermon le plus « christocentré » et évangélique qui soit. C’est l’époque de William Wilberforce, de l’activisme évangélique et des ligues de vertus. Si c’est une bonne nouvelle pour l’histoire de la piété, c’est en revanche une mauvaise nouvelle quant à la théologie politique : la réaction conservatrice a les qualités évangéliques, mais aussi ses défauts, et notamment une absence de pensée très construite sur les sujets politiques/économiques, et une sécularisation partielle de l’intellect, où la religion est vue comme une affaire privée et non publique.

D’une certaine façon, on peut dire que la théologie était préparée à cette séparation, par l’affaiblissement de l’orthodoxie réformée, qui partage avec la théologie médiévale la vision des sciences « servantes de la Théologie ». D’autre part, la pensée économique du dix-huitième siècle était conçue comme la théologie sous une autre forme, mais avec des références chrétiennes de plus en plus effacées jusqu’à ce que finalement sa composante chrétienne soit avant tout un arôme. Ainsi, aussi bien la Théologie que l’Economie étaient prêtes à être séparées. Il ne restait plus que le détonateur.

Ici rentre Malthus et son Essai sur le principe des populations (1798)

Malthus, ou le choc initial

La pensée économique au dix-huitième siècle était globalement optimiste, à l’image de Adam Smith, le philosophe écossais auteur de La Richesse des Nations, ouvrage fondateur de l’école du libéralisme moderne, et de l’Economie moderne.

Mais à la fin du XVIIIe siècle, on est plus inquiet face à l’augmentation de la population et surtout la pauvreté qui monte : contrairement à la France, l’Angleterre n’a pas un potentiel agricole énorme, et ses ressources foncières sont limitées. Pour résoudre les problèmes de répartition des propriétés agricoles, William Godwin (le père de Mary Shelley, celle qui a écrit Frankenstein) propose une forme d’anarchisme, qui consiste à supprimer la propriété privée, de façon à ce que les richesses soient réparties entre les mains de tous et non entre les mains des gros propriétaires.

Contre cela, Thomas Robert Malthus, prêtre anglican, écrit en 1798 son Essai sur le Principe des Populations. L’argument est le suivant : mon cher monsieur Godwin, si vraiment nous mettions en place votre anarchisme, ça ne résoudrait rien au problème. En effet, le vrai souci est que la population augmente de façon arithmétique, tandis que notre croissance économique n’augmente que de façon linéaire. A un moment inévitable, les besoins de notre population vont dépasser ce que les terres anglaises peuvent fournir, et nous allons tous crever de faim, anarchisme ou pas.

Description de l'image thomas malthus.jpg.
Thomas Robert Malthus (1766-1834)

Dans cet essai, Malthus a soulevé un lièvre de taille cosmique. Ou plutôt, il en a soulevé deux :

  1. Un problème politique : comment faire pour contrôler la population afin d’éviter ce dépassement ? Dans la deuxième édition de son Essai, Malthus suggérait la retenue morale, autrement dit : que les pauvres arrêtent de faire des enfants en série. Aujourd’hui, l’ONU organise et fait la promotion de l’avortement, de la contraception, de la stérilisation et de l’euthanasie. C’est principalement pour cette raison que l’on connaît Malthus. Il est important d’ailleurs de souligner qu’il n’a pas cherché à créer « la culture de mort » mais il voulait simplement répondre à un anarchiste.
  2. Un problème théologique : Comment Dieu a-t-il pu créer un monde où en accomplissant le mandat créationnel, nous nous retrouverions à devoir choisir entre la misère (pauvreté ou célibat obligatoire) et le vice (précipiter l’humanité vers la famine générale) ? Où est donc la Sagesse Divine, la Providence ?

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Le sujet de cet article est le deuxième problème. Pour la première fois, il n’était pas possible de faire rentrer le problème de Malthus dans un système théologique, même très aseptisé. Dans sa première édition, Malthus a essayé de faire une théodicée pour répondre au problème. Selon lui, Dieu a créé le monde ainsi de manière à ce que « la matière chaotique s’éveille en pur esprit ». Plus gnostique que ça tu meurs. Comme le dit Waterman :

Malthus était beaucoup moins compétent en théologie qu’en économie, et sa théodicée, sérieusement hétérodoxe, était un échec. « Certaines personnes distinguées dans notre église » persuadèrent Malthus de supprimer les chapitres théologiques de la seconde édition de l’Essai, publiée en 1803.

Richard Whately, ou la solution par la séparation

John Bird Sumner tenta d’inclure l’argument économique de Malthus dans une vision chrétienne, disant en somme qu’effectivement Dieu avait crée le monde selon le principe des populations, afin que nous soyons plongés dans l’épreuve, et fassions appel à Dieu pour la traverser et nous confier en Lui de toutes nos forces. C’était plus évangélique que la gnose malthusienne, mais son travail fut bien plus accepté par les « radicaux philosophiques » hérétiques comme David Ricardo ou carrément athées comme Jeremy Bentham, que par les chrétiens à peu près orthodoxes.

La réponse orthodoxe vint par Richard Whately, d’abord professeur d’économie politique à Drummond, puis Archevêque (anglican) de Dublin. Voici sa réconciliation, telle qu’elle est résumée par A.M.C Waterman :

Les Introductory Lectures (1831) de Whately ont investi le juste milieu entre les Tories romantiques et les chrétiens réactionnaires d’un côté, et les radicaux athées de l’autre.

Contre les premiers, Whately a démontré que la politique économique est une science libre de tout jugement éthique [value-free] ; que son sujet-matière, la richesse, n’est pas un mal ; et que sa conception de l’économie de marché auto-régulé est utile pour la théologie naturelle.

Contre les derniers, il montre que bien que l’économie politique soit nécessaire pour établir une politique publique rationnelle elle n’est pas suffisante. Des prémisses éthiques [value premises] sont requises : elles peuvent venir de la loi naturelle ou des Ecritures, mais ne peuvent pas être obtenues des principes utilitariens seuls.

Au centre de la pensée de Whately se trouve une distinction épistémologique stricte entre la connaissance « scientifique » et la connaissance « religieuse ». La Bible ne peut rien nous dire quant à la science, et la science ne peut rien nous dire au sujet de la propre révélation de Dieu ou de l’histoire humaine. La division stricte de Whately entre la politique économique et la théologie chrétienne a rendu explicite et formel ce qui était déjà implicite dans l’œuvre de Paley et Adam Smith au précédent siècle. Car bien qu’elle ait son origine en partie dans la théologie chrétienne, l’analyse économique a émergé au milieu du dix-huitième siècle comme une enquête indépendante et strictement positive. Elle n’est pas plus hostile à la religion que l’ingénierie ou la chimie. Et elle peut, comme la science en général, être amenée comme une preuve en théologie naturelle2.

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Richard Whately (1787-1863)

A partir de là, les théologiens ne tentèrent plus de faire de l’Economie, et les économistes ne se préoccupèrent plus de la théologie.

Conclusion

Ce récit m’amène aux conclusions suivantes :

  1. Les combats sociétaux de l’Eglise doivent définitivement aller au-delà des slogans culturels et des sophistications philosophiques. Tant que nous n’aurons pas traité le problème de Malthus, nous n’aurons rien à proposer en remplacement de la culture de mort. Il ne nous faut pas seulement une anthropologie chrétienne, il nous faut aussi une doctrine économique compatible avec la doctrine chrétienne.
  2. Il nous faut trouver une autre solution que celle de Whately pour régler le problème de Malthus : il est évident aujourd’hui, même pour les économistes non-croyants, que l’Economie n’est pas une science « value-free », et qu’au contraire, c’est une des plus morales de toutes les disciplines académiques. Mais comment l’éthique chrétienne doit-elle engager les problèmes économiques ? Il nous faut une méthode.
  3. Il nous faut résoudre nous aussi le problème de Malthus: comment peut-on obéir au mandat créationnel tout en tenant compte de ressources limitées? Nous ne pouvons pas simplement dire «multiplions-nous épicétou». Il nous faut décrire quelle genre de vie chrétienne permettrait de croître tout en n’épuisant pas nos ressources, et que ce soit convaincant pour un économiste. De cette manière, nous pourrons à nouveau associer théologie et économie, pour le bien entier de l’homme et la gloire de Dieu.

En illustration: Le Peuple Affamé après la Levée du Siège de Leiden ; Otto van Veen 1574-1629


  1. WATERMAN A.M.C., Theology and the rise of political economy in Britain in the eighteenth and nineteenth centuries (chapitre 6), dans  OSLINGTON P., Oxford Handbook of Christianity and Economics, page 94.[]
  2. WATERMAN A.M.C., Theology and the rise of political economy in Britain in the eighteenth and nineteenth centuries (chapitre 6), dans  OSLINGTON P., Oxford Handbook of Christianity and Economics, page 108.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

2 Commentaires

  1. Pr S. Feye

    Ce qu’il faut, c’est revérifier l’hypothèse de la religion quelle qu’elle soit, et pour cela, lire, à mon avis, : « Le Message Retrouvé » de Louis Cattiaux.

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  2. Alain Rioux

    En d’autres termes, ne nous fions pas aux mécréants pour enseigner l’économie…

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