L'Épître dédicatoire de Luther au pape Léon X
3 décembre 2019

Près de 3 ans après la rédaction de ses 95 thèses, Luther publia en novembre 1520 De la Liberté du chrétien. Ce traité suivait la publication quelques mois plus tôt de À la noblesse chrétienne de la nation allemande et du Prélude sur la captivité babylonienne de l’Eglise. Ces trois traités se voient généralement attribués le nom de « grands écrits réformateurs » et font partie des nombreux ouvrages réalisés par le réformateur allemand cette année-là. À la version latine de La liberté du chrétien, Luther joignit une lettre adressée au pape Léon X.

Ce n’est pas la première fois que Luther s’adressait au Pontife romain. En effet, au printemps de l’année 1518, le réformateur dédiait la préface de ses Explications – qui explicite ses 95 thèses – au pape et à Johann von Staupitz, son supérieur augustin. C’est aux alentours de cette période que Luther vécut la Dispute de Heidelberg où il défendit ses convictions théologiques et philosophiques face à l’ordre augustin. Quelques mois après, il eut une entrevue de trois jours avec cardinal Cajetan mandaté par le pape dans laquelle il lui demande de se rétracter. Au cours de ces échanges, le moine augustin affirme notamment la supériorité des Écritures sur les conciles, le pape et l’Église et refuse de révoquer.

Un autre personnage ecclésiastique interagissait avec le moine augustin. Karl von Miltitz, ecclésiastique allemand, fut mandaté par le Pape en septembre 1518 pour remettre une distinction honorifique (la rose d’or) à Frédéric le Sage, prince électeur de Saxe et protecteur de Luther. L’un des buts de cette manœuvre était d’obtenir du duc la fin de cette protection et une collaboration contre celui qui osait lever la voix face à l’institution romaine. Cependant, Miltitz fut rapidement confondu par la popularité de Luther et changea ses plans, préférant une méthode plus douce. Il chercha ainsi à rencontrer Luther et à le persuader de revenir sur ses positions.

Une première rencontre entre les deux hommes eut lieu en janvier 1519. L’ambassadeur papal put y obtenir de Luther la promesse de la cessation de ses écrits sur les indulgences – à condition que les attaques de ses adversaires cessassent. Cette promesse avait déjà été faite suite à son entrevue avec le cardinal Cajetan mais il alla plus loin, puisqu’il assura Miltitz des rédactions d’une lettre d’excuse au pape et d’un pamphlet encourageant l’obéissance à l’Église. Le pamphlet parut effectivement dès le mois suivant mais la lettre adressée à Léon X ne connut pas d’avenir plus grand que celui d’un brouillon. La première tentative diplomatique de Miltitz n’aboutit pas pour de multiples raisons et notamment celle de la publication de nouvelles décrétales papales sur les indulgences qui ne satisfaisaient toujours pas le moine augustin. Une autre tentative, celle de faire examiner Luther et ses thèses par un des ecclésiastiques que ce dernier proposa, échoua elle aussi, ne trouvant pas d’écho à Rome.

Entre temps, une dispute écrite entre Johann Maier von Eck, Karlstadt et Luther se poursuivait depuis 1518. Ces échanges donnèrent lieu à une dispute orale à l’été 1519, celle de Leipzig qui devait initialement opposer Karlstadt à Eck et qui finit par inclure Luther. C’est lors de cette dispute que le réformateur allemand défendit encore plus clairement ses positions sur la faillibilité du pape et des conciles, marquant ainsi fermement son détachement de l’Église de Rome. Considéré officiellement comme un hérétique, Luther se vit condamner lui et ses thèses par la bulle papale Exsurge Domine de juillet 1520.

Miltitz tenta alors une ultime réconciliation entre Luther et le pape Léon X début d’octobre 1520. Il réussit à obtenir du réformateur la rédaction d’une lettre adressée au Pontife romain qui accompagnerait son traité latin La liberté du chrétien, traduit peu après en allemand.

Ce traité est une merveille de la Réforme, remarquablement riche et concis. À l’aide de beaux extraits, Eric Kayayan nous invite à lire cet ouvrage dans son entier et nous ne pouvons que nous joindre à lui. Pour ce faire, il nous est apparu pertinent de retranscrire la traduction de Felix Kuhn de l’Épître dédicatoire au pape Léon X, retranscription faite à partir du document proposé par la Bnf.


Lettre du Docteur Martin Luther au Pape Léon X

Jésus
Martin Luther à Léon X, Pontife romain, Salut en Jésus-Christ, Notre Seigneur. Amen.

Du milieu de cette guerre où depuis trois ans je lutte et me débats contre les hommes les plus abominables de ce siècle, il faut bien que parfois mes regards et ma pensée aillent jusqu’à vous, ô Très-Saint Père Léon. Comment pourrait-il en être autrement, puisque c’est vous qui passez pour être la cause unique de la guerre qu’on me fait ? Si vos flatteurs impies qui, sans cause, se sont irrités contre moi, m’ont contraint à en appeler de votre Saint-Siège à un futur concile, sans nul égard pour les vaines constitutions des papes Pie et Jules vos prédécesseurs, qui par une absurde tyrannie interdisent cet appel, mon cœur ne s’est pourtant pas détourné de votre Sainteté, et je n’ai jamais cessé de faire les vœux les plus ardents et d’adresser à Dieu les prières les plus constantes, les soupirs les plus profonds pour vous et pour votre Saint-Siège. S’il est vrai aussi que j’ai méprisé ceux qui, jusqu’à ce jour, se sont efforcés de m’effrayer par l’autorité et la majesté de votre nom, il est une chose néanmoins que je ne puis accepter, c’est ce reproche que l’on me fait, à ce que j’apprends, cette accusation qu’on porte contre moi d’avoir été assez téméraire pour ne pas même épargner votre personne.

Je crois, au contraire, pouvoir affirmer que toutes les fois qu’il m’a été nécessaire de parler de vous, je ne l’ai fait qu’en termes excellents et élogieux. S’il en était autrement, je ne saurais en aucune manière justifier mes paroles ; j’accepterais le jugement de mes adversaires, et rien ne me serait plus doux que de faire l’aveu de ma témérité et de mon impiété. Je vous ai comparé à Daniel dans la ville de Babylone ; et tout homme intelligent sentira en lisant mes écrits combien je me suis efforcé de défendre votre innocence contre le calomniateur Sylvestre. Votre vie sans tache est trop connue du monde entier, la renommée de votre nom a été célébrée par trop d’esprits illustres pour qu’un homme si haut placé qu’il soit, puisse jamais l’attaquer. Je ne suis pas assez fou pour vouloir rabaisser celui que tout le monde exalte, moi qui, d’ailleurs, me suis imposé le devoir d’épargner ceux-là même que le bruit public condamne. Je n’ai nul plaisir à relever les péchés des autres ; je vois trop bien moi-même la poutre qui est dans mes yeux, et ce n’est pas moi qui jetterais le premier la pierre à la femme adultère.

Vraiment j’ai attaqué avec une grande vivacité des doctrines impies, et j’ai été mordant pour mes adversaires, non à cause de leurs mauvaises mœurs, mais à cause de leurs pernicieux enseignements. Je ne m’en repens pas ; j’ai même, quel que soit le jugement qu’on en porte, pris la résolution de persévérer dans cette véhémence, à l’exemple de Jésus-Christ qui, enflammé de zèle, appelait ses adversaires : race de vipères, aveugles, hypocrites, enfants du démon. Saint Paul n’appelle-t-il pas Simon le magicien un homme diabolique, plein de ruse et de malice ? Ne traite-t-il pas certains faux apôtres de chiens, de séducteurs, d’ennemis de l’Évangile ? Si ces hommes dont les oreilles sont si sensibles avaient entendu cela, ne se plaindraient-ils pas aussi de la violence et de l’immodestie de cet apôtre ? Qu’y a-t-il de plus mordant que les prophètes ? Nous nous sommes, dans ce siècle, tellement accoutumés aux plus sottes adulations, que sitôt qu’on cesse de nous approuver, nous nous écrions qu’on nous mord ; et comme nous ne saurions invoquer un motif sérieux pour rejeter la vérité, nous la repoussons simplement sous ce faux prétexte de violence, d’impatience, d’immodestie. A quoi donc sert le sel, s’il ne mord pas ? A quoi le tranchant du glaive, s’il ne coupe pas ? Maudit soit l’homme qui fait lâchement l’œuvre du Seigneur !

Je vous supplie donc, ô Saint-Père, d’écouter ma justification. Croyez que je n’ai jamais eu de mauvais desseins contre vous, que je vous souhaite pour l’éternité les biens les plus précieux ; croyez que je n’ai jamais eu de dispute avec personne, si ce n’est pour la Parole de la vérité. Je cède volontiers tout à tous ; mais quant à la Parole de Dieu, je ne puis ni ne veux l’abandonner et la trahir. Qui pense autrement de moi se trompe et ne me comprend pas.

J’ai attaqué, il est vrai, la cour de Rome dont ni vous ni personne ne niera la corruption plus grande que celle de Babylone et de Sodome ; parlé avec horreur de son iniquité sans remède, et je me suis indigné de voir que sous votre nom et sous celui de l’Église romaine, on se joue ainsi du peuple. J’ai résisté et je résisterai aussi longtemps qu’il y aura en moi une étincelle de foi ; non que rêvant l’impossible, j’aie la moindre espérance de l’emporter, à moi seul, contre la furieuse opposition des courtisans, et d’amener quelque réforme dans cette Babylone où tout est confusion ; mais pour remplir un devoir envers mes frères, et pour en sauver quelques-uns, s’il est possible, de cette peste romaine. Vous n’ignorez pas que Rome, depuis nombre d’années, inonde l’univers de tout ce qui peut perdre le corps et l’âme, et qu’elle lui donne en toutes choses le pire des spectacles. Rome jadis la ville sainte entre toutes, est devenue une caverne de voleurs, la sentine de tous les vices, le royaume du péché, de la mort et de l’enfer, tellement qu’on n’imagine pas que si l’Antéchrist venait, l’ignominie pût être plus grande. Tout cela est plus évident que la lumière même du soleil.

Et cependant, ô Léon ! vous êtes là comme un agneau au milieu des loups, comme Daniel dans la fosse aux lions, comme Ézéchiel parmi les scorpions ; seul que pouvez-vous contre ces monstres ? Que peuvent avec vous, contre tous, trois ou quatre cardinaux aussi savants que vertueux ? Vous périrez tous par le poison avant que d’avoir pu essayer quelques remèdes. C’en est fait de la curie romaine ; la colère de Dieu l’a atteinte et sa fin est proche. Elle hait les conciles, elle a peur des réformes, elle refuse de modérer la fureur de son impiété ; elle accomplit la prophétie faite sur Babylone sa mère. « Nous avons pansé Babylone, et elle ne s’est point guérie ; abandonnons-la. » C’était à vous et à vos cardinaux d’y porter remède ; mais le malade rit du médecin ; le char n’obéit plus aux rênes. Aussi, dans mon affection pour vous, ô Léon ! j’ai toujours regretté que vous ayez été élevé au pontificat dans ce temps-ci ; vous qui étiez digne de l’être en des jours meilleurs. Rome n’est digne ni de vous ni de vos pareils. Il lui faudrait Satan lui-même qui, certes, est plus maître que vous dans cette Babylone.

Plût à Dieu que, vous dépouillant de cette gloire qu’exaltent ces hommes, vos pires ennemis, gloire dont la race de Judas Iscariot, ce fils de perdition, peut seule se glorifier, vous puissiez l’échanger contre un modeste pastorat, ou vivre de votre héritage paternel ! Car à quoi servez-vous dans cette cour, si ce n’est à ce que les hommes les plus exécrables usent impunément de votre nom et de votre autorité pour ruiner les fortunes, perdre les âmes, multiplier les crimes, opprimer la foi, la vérité et toute l’Église de Dieu ? O infortuné Léon, qui siégez sur le plus dangereux des trônes, écoutez donc la voix de la vérité. Je vous la dis, car je vous veux du bien. Si saint Bernard avait compassion de son pape Eugène à une époque où Rome, si corrompue qu’elle fût, pouvait encore être relevée ; quelle plainte ne ferons-nous pas sur vous après qu’ont passé trois siècles de corruption et de vices. N’est-il pas vrai que sous le vaste ciel, rien n’est plus corrompu, plus haïssable que la cour de Rome ? Elle dépasse l’impiété des Turcs. Jadis elle était la porte du ciel ; elle est devenue la bouche de l’enfer, bouche que la colère de Dieu tient ouverte, de telle sorte qu’il ne nous reste d’autre ressource que d’avertir le monde pour retirer et sauver au moins quelques âmes de ce gouffre.

Voilà, ô Léon mon Père, pourquoi je me suis déchaîné contre ce siège de pestilence. Loin de m’élever contre votre personne, j’ai cru mériter votre reconnaissance, travailler pour votre salut en battant en brèche votre prison, ou plutôt votre enfer. Tout ce qu’on peut faire pour jeter la confusion sur cette cour impie, se fait pour votre salut et celui de beaucoup d’autres. Lui causer toute sorte de mal, c’est s’acquitter de votre propre devoir ; l’exécrer, c’est glorifier Christ ; bref, c’est être chrétien que de n’être pas Romain. Je dois dire maintenant que jamais je n’aurais eu de moi-même le désir d’attaquer la cour de Rome et de lui susciter n’importe quelle querelle. Désespérant de tous les remèdes, je la méprisais et lui avais donné ma lettre de divorce. « Que ce qui est immonde, reste immonde ; que ce qui est souillé, se souille davantage », et je m’abandonnais aux douces et sereines études des saintes lettres, afin d’être utile aux frères qui vivent auprès de moi.

 J’y faisais quelque progrès quand Satan ouvrit les yeux et éveilla son serviteur Jean Eck, grand ennemi de Jésus-Christ, le poussa, par un désir effréné de gloire, à m’entraîner au combat, grâce à un mot qui m’était échappé sur la primauté de Rome, et dont il sut s’emparer. Ce fanfaron vaniteux, plein de jactance, se vantait de tout oser pour la gloire de Dieu, pour l’honneur du Saint-Siège apostolique. Abusant de l’autorité de votre nom, il pensait que sa victoire était certaine, et il cherchait à établir moins la primauté de saint Pierre, que la sienne propre sur tous les théologiens de ce temps-ci. Il lui semblait qu’un triomphe sur Luther ne serait pas inutile à ses projets. Dès que ce sophiste a vu l’insuccès misérable de ses desseins, une incroyable fureur s’est emparée de lui : il voit en effet que c’est par sa faute unique que j’ai jeté tout cet opprobre sur l’Église romaine. Laissez-moi enfin, ô très-excellent Léon ! plaider ma cause devant vous ; laissez-moi vous dire quels sont vos vrais ennemis. Vous n’ignorez pas, je pense, comment a agi avec moi le cardinal de Saint-Sixte, votre légat imprudent, malheureux, infidèle. Par déférence pour votre nom je m’étais remis, moi et ma cause, entre ses mains ; il n’avait qu’un mot à dire pour rétablir la paix, puisque je promettais le silence et la fin de toute cette affaire, s’il l’exigeait en même temps de mes adversaires ; et ce mot, il ne le dit pas. Cet homme orgueilleux méprisa l’offre que je lui faisais, se mit à justifier mes adversaires, à leur donner toute licence contre moi, et m’ordonna de me rétracter. Il n’avait pourtant pas mandat pour cela. Son importune tyrannie est cause que cette affaire qui était en bonne voie, n’a fait qu’empirer. Ce n’est point Luther qu’il faut accuser de tout ce qui est survenu depuis ; c’est Cajétan seul qui n’a pas permis que je gardasse un silence que je demandais de toutes mes forces. Que pouvais-je faire de plus ?

Puis vint Charles de Miltitz, nonce de votre Sainteté, qui n’épargna ni fatigues ni courses, pour réparer le mal que Cajétan, par son esprit téméraire et superbe, avait causé. Grâce au bon vouloir de l’illustrissime prince Frédéric, électeur de Saxe, il eut avec moi plusieurs entretiens familiers dans lesquels je promis de me taire, à cause de votre nom, et d’accepter pour juge l’archevêque de Trèves ou l’évêque de Nauembourg. Telles ont été nos résolutions. Tandis que nous traitions de ces choses avec espérance de succès, voici que de nouveau, Eck, votre véritable et grand ennemi, se jette sur moi avec sa dispute de Leipsig entreprise contre le docteur Carlstadt, et une nouvelle et singulière question sur la primauté du pape. Il dirige toutes ses armes contre moi qui ne m’y attendais pas, et il dissipe ainsi tous nos projets de paix.

Charles Miltitz s’arrête : on dispute ; des juges sont choisis, mais ils ne décident rien. Cela ne m’étonne pas ; car Eck, par ses mensonges, ses feintes, ses intrigues, avait si bien troublé, exaspéré tous les esprits que, de quelque côté qu’ait tourné la sentence des juges, il n’en eût résulté qu’un plus grand incendie. C’est qu’il ne cherchait que sa gloire, et non la vérité. Pour moi, j’ai fait tout ce qui m’était possible. J’avoue qu’en cette occasion bien des ignominies romaines sont venues à la lumière. S’il y a quelque péché à cela, la responsabilité retombe sur Eck, qui, en acceptant un fardeau au-dessus de ses forces et ne cherchant que follement sa gloire, les a révélées au monde entier.

Voilà, ô Léon ! votre véritable ennemi, ou mieux encore, l’ennemi de la cour romaine. Apprenons, par cet exemple, qu’un flatteur est plus dangereux encore qu’un adversaire. N’a-t-il pas causé par ses adulations plus de maux que n’en sauraient faire les rois les plus puissants ! Aujourd’hui le nom de la curie romaine est en mauvaise odeur dans l’univers entier ; l’autorité du pape est atteinte, l’ignorance romaine est décriée. Tout cela ne serait pas arrivé si Eck n’était pas venu troubler les projets de paix que Miltitz et moi avions arrêtés. Il le sent maintenant, mais trop tardivement, et c’est en vain qu’il s’indigne de la publication de mes livres. Il devait y penser, alors que follement il hennissait après la gloire et ne cherchait que son intérêt en mettant en péril votre honneur. Cet homme vain espérait, en m’effrayant de votre nom, me faire céder et me réduire au silence (car je ne crois ni à son génie ni à sa science présomptueuse). Maintenant qu’il me voit plus confiant et plus libre que jamais, il peut se repentir de sa témérité et comprendre aussi qu’il en est Un dans le ciel qui résiste aux orgueilleux et humilie les superbes.

Comme l’unique résultat de cette dispute a été de jeter sur Rome une plus grande confusion, Charles de Miltitz est venu trouver les Pères de mon ordre assemblés en chapitre ; il leur a demandé conseil pour arranger cette affaire si troublée et devenue si périlleuse. Comme il n’y a plus d’espoir (avec l’aide de Dieu) de rien obtenir de moi par la violence, ceux-ci m’ont dépêché quelques-uns de leurs membres les plus illustres pour me demander d’exprimer ma vénération pour votre personne, d’établir dans une humble lettre mon innocence et la vôtre. Ils pensent que l’affaire n’est point entièrement désespérée, si Léon X, dans sa bonté innée, veut bien la prendre en main. Moi qui ai toujours offert et désiré la paix pour me livrer à des études plus douces et plus utiles, qui ne me suis jeté dans ce tumulte d’esprit que dans l’espérance de réduire au silence des adversaires trop inégaux, par la grandeur, la vivacité de mes paroles et l’effort de mon esprit, j’ai cédé à leur désir, heureux et plein de gratitude, et j’ai reçu cet ordre comme un bienfait. Puisse-t-il ne pas tromper notre espérance !

Je viens donc à vous, ô Saint-Père, et, prosterné à vos pieds, je vous prie, si c’est possible, de mettre un frein à ces flatteurs ennemis de la paix, qui simulent des sentiments qu’ils n’ont pas. Personne, à moins de vouloir aggraver cette affaire, ne peut exiger de moi une simple rétractation. Je ne puis non plus permettre qu’on impose une manière d’interpréter la Parole de Dieu ; car il faut que la Parole, cette source de toutes les libertés, soit libre elle-même.

Ces deux choses exceptées, il n’est rien que je ne sois disposé à faire et à souffrir. Je hais les contentions ; je ne provoquerai personne ; mais, à mon tour, je ne veux pas être provoqué. Si l’on m’excite, Christ est mon maître et je ne serai pas sans voix. D’un seul mot votre Sainteté peut appeler à elle cette affaire, exiger des deux partis le silence et la paix, et faire cesser toute la dispute. C’est ce mot que j’ai toujours désiré entendre de vous.

O Léon, mon Père, n’écoutez donc pas ces sirènes qui vous disent que vous n’êtes pas un homme, mais quelque chose de semblable à un Dieu, et qui prétendent que vous pouvez tout ordonner et tout exiger. Non ; vous êtes le serviteur des serviteurs, et de plus assis sur un siège des plus misérables et des plus dangereux. Ne vous laissez pas tromper par ceux qui font de vous le maître du monde, qui refusent le nom de chrétien à tout ce qui ne plie pas sous votre autorité, qui étendent votre puissance sur le ciel, le purgatoire et l’enfer. Ce sont vos ennemis qui disent cela pour perdre votre âme, selon ces paroles d’Ésaïe : « Mon peuple, ceux qui te disent bienheureux, te trompent. » Ils errent, ceux qui vous élèvent au-dessus des conciles et de l’Église universelle. Ils errent, ceux qui vous attribuent, à vous seul, le droit d’interpréter les Écritures. Tous ces hommes ne cherchent au fond qu’à établir, sous l’autorité de votre nom, leurs impiétés dans l’Église. Hélas, Satan, grâce à eux, n’a eu que trop de succès sous vos prédécesseurs.

Ne croyez donc pas ceux qui vous exaltent ; croyez ceux qui vous humilient. Voici le jugement de Dieu : « Il arrache les puissants de leur siège, et il élève les humbles. » Voyez quel abîme entre le Christ et ses successeurs, quoiqu’ils aient tous la prétention d’être ses vicaires. Vicaires ? hélas, ils ne le sont que trop, si l’on appelle de ce nom celui qui règne en l’absence du prince. Oui, ce pontife qui règne en l’Église, et du cœur duquel Jésus-Christ est absent, est bien son vicaire ! Qu’est-ce que ce vicaire, sinon une idole et l’Antéchrist lui-même ? Les apôtres, plus sagement, ne s’appelaient pas les vicaires d’un absent, mais les serviteurs de Jésus-Christ présent.

C’est sans doute une témérité de ma part de paraître enseigner celui qui enseigne tous les autres ; et de qui, à ce qu’assurent vos pestes de flatteurs, les rois et les trônes reçoivent instruction. Comme saint Bernard dans sa lettre au pape Eugène, lettre dont tous les pontifes devraient avoir connaissance, je parle non pour faire le docteur, mais pour accomplir ce devoir de fidèle sollicitude qui nous pousse tous à prendre souci des intérêts de notre prochain, qui nous fait passer sur les raisons de dignité ou d’indignité pour ne rien voir en lui que le péril où il se trouve et l’avantage que nous pouvons lui procurer. Comme je sais que votre Sainteté est à Rome au milieu de périls infinis, et comme battue par les vagues de la mer, souffrant dans une condition si misérable qu’elle a besoin de l’assistance du moindre de ses frères, j’ai cru que je pouvais, sans folie, oublier un instant votre majesté pour accomplir envers vous ce devoir de charité. Je ne sais pas flatter dans une affaire si sérieuse et si grave ; et si je ne vous apparais pas ici comme un ami et comme un homme qui vous est plus que dévoué ; il en est Un autre qui comprendra et qui jugera.

Enfin, pour ne pas paraître les mains vides devant votre Sainteté, je vous apporte et vous dédie ce petit traité comme un gage de paix et de bon espoir. Vous y verrez à quelles études j’aimerais et pourrais me livrer, si ces méchants qui vous flattent m’en eussent laissé le loisir. C’est peu de chose si l’on regarde au volume, mais c’est beaucoup si l’on regarde au contenu ; car, si je ne me trompe, le sommaire de la vie chrétienne y est renfermé. Dans ma pauvreté je n’ai rien d’autre à vous offrir ; d’ailleurs vous n’avez besoin de rien, si ce n’est de dons spirituels. Je recommande ce livre et moi-même à votre Sainteté. Que le Seigneur Jésus-Christ la garde éternellement. Amen.

Wittemberg, le 6 du mois de septembre M. D. X X.

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