Luther aurait, selon plusieurs, déclaré ce qui suit à la Diète de Worms :
À moins que je ne sois convaincu par les Écritures ou par des raisons évidentes -je n’accepte pas l’autorité des papes et des conciles, car ils se sont contredits- ma conscience est captive de la Parole de Dieu. Je ne peux ni ne veux me rétracter, car aller à l’encontre de la conscience n’est ni juste, ni sûr. Que Dieu me vienne en aide. Amen.
Cette déclaration, disent certains, est la semence de l’individualisme1 : opposer sa conscience à des conciles et exiger d’être convaincus par la Bible ou par des raisons évidentes relève d’un esprit vantant le libre examen au dessus de toutes choses. Toutefois, sous ces deux rapports, Martin Luther n’a fait qu’invoquer une tradition bien plus ancienne et établie. En effet, saint Augustin, dans sa Lettre 82 à Jérôme, déclarait :
Quant à moi, je l’avoue à votre charité, j’ai appris à ne croire fermement qu’à l’infaillibilité des auteurs des livres canoniques de l’Écriture sainte ; à eux seuls je fais cet honneur et je témoigne ce respect. Si j’y rencontre quelque chose qui paraisse contraire à la vérité , je ne songe pas à contester, mais je me dis que l’exemplaire est défectueux, ou bien que le traducteur est inexact, ou bien encore que je n’ai pas compris. Pour ce que je lis dans les autres écrivains, quelle que soit l’éminence de leur sainteté et de leur science, je ne le crois pas vrai par la seule raison qu’ils l’ont pensé, mais parce qu’ils ont pu me persuader qu’ils ne s’écartaient pas de la vérité, soit d’après le témoignage des auteurs canoniques, soit d’après des raisons probables2. Je ne crois pas, mon frère, que vous soyez ici d’un autre sentiment que le mien, et certainement vous ne voulez pas qu’on lise vos livres comme ceux des prophètes ou des apôtres dont il serait criminel de mettre en doute la parfaite vérité3.
Augustin désirait être convaincu par la Bible ou par des raisons évidentes, c’est à la Bible seule qu’il témoigne le respect de croire à son infaillibilité. En effet, même à l’égard des conciles, il déclarait encore :
Mais qui ne sait pas que le canon sacré de l’Écriture, de l’Ancien et du Nouveau Testament, est confiné dans ses propres limites, et qu’il se trouve dans une position si absolument supérieure à toutes les lettres ultérieures des évêques, que nous ne pouvons avoir aucun doute ou contestation sur la justesse et la vérité de ce qui y est confessé ? Mais que toutes les lettres des évêques qui ont été écrites, ou qui sont en train d’être écrites, depuis la clôture du canon, sont susceptibles d’être réfutées s’il y a quelque chose en elles qui s’écarte de la vérité, soit par le discours de quelqu’un qui est plus sage en la matière que lui-même, soit par l’autorité plus forte et plus savante des autres évêques, par l’autorité des Conciles ; et, en outre, que les Conciles eux-mêmes, qui se tiennent dans les différents districts et provinces, doivent céder, sans l’ombre d’un doute, à l’autorité des Conciles pléniers qui sont formés dans tout le monde chrétien ; et que même dans les Conciles pléniers, les premiers sont souvent corrigés par ceux qui les suivent4.
Cette façon d’articuler l’autorité de la Bible relativement aux autorités ecclésiastiques se retrouve à chaque époque, et a coexisté tout au long du Moyen-Âge avec des compréhensions plus « ecclésialistes », nous aurons l’occasion d’y revenir sur notre site lorsque nous aborderons bientôt la querelle entre le pape Jean XXII et les franciscains. Il suffit de mentionner en guise d’illustration ce que pouvait affirmer le théologien Wessel Gansfort un siècle avant Luther :
Permettez-moi de le dire plus clairement : Tant que le pape, une école ou un grand nombre d’hommes font des affirmations contraires à la vérité de l’Écriture, je dois toujours m’attacher en premier lieu à la vérité de l’Écriture ; et en second lieu, dans la mesure où il est peu probable que ces grands hommes se trompent, je dois rechercher avec le plus grand soin la vérité de part et d’autre ; mais toujours avec plus de respect pour le Canon sacré que pour les affirmations des hommes, quels qu’ils soient5.
Pour ce qui est de l’appel à la conscience, l’historien catholique Hans Küng relève :
La théologie classique et le droit canon considèrent que même la menace d’excommunication ne peut empêcher un chrétien de suivre les préceptes de sa conscience. Si un chrétien ou un théologien se trouvait confronté à un conflit aussi tragique, le fait même qu’il soit un chrétien pieux l’obligerait à supporter l’excommunication dans la foi, même si cela lui serait difficile compte tenu de sa loyauté envers l’Église6.
En effet, en faisant référence aux paroles de l’apôtre Paul selon lesquelles « tout acte qui ne provient pas de la foi est un péché »7, le pape Innocent III affirmait :
Ce qui n’est pas le fruit de la foi est péché et tout ce qui est fait contre la conscience conduit à l’enfer… car il ne faut pas ici obéir au juge contre Dieu, mais plutôt supporter humblement l’excommunication8.
L’historien de l’Église, Sebastian Merkle, dans un article sur Savonarole, observe :
C’est pourquoi même saint Thomas, le plus grand docteur de l’Ordre des Prêcheurs, et avec lui un certain nombre d’autres scolastiques, enseignaient que quelqu’un excommunié à cause de présuppositions erronées devrait plutôt mourir sous la censure que d’obéir à un ordre qui, selon sa connaissance de la situation objective, était erroné. « Car cela serait contraire à la vérité (contra veritatem vitae) qui ne doit pas être sacrifiée même à cause d’un scandale possible9. »
Et même à l’époque de la Contre-Réforme, le cardinal Bellarmin, malgré toute l’importance qu’il accordait à l’autorité du pape, concédait :
De même que le pape peut être résisté s’il attaque physiquement quelqu’un, il peut aussi l’être s’il attaque les âmes, s’il sème la confusion dans l’État et surtout s’il tente de détruire l’Église : en résistant passivement, en n’exécutant pas ses ordres ; activement aussi, en l’empêchant d’obtenir ce qu’il veut10.
Aussi, le théologien réformé Keith Mathison relève-t-il à propos de cet épisode :
Il s’agit là encore d’un cas où Luther est plus véritablement catholique que nombre de ses adversaires, des hommes comme Prieras qui conseillaient une soumission inconditionnelle à la volonté de la papauté, même si celle-ci nécessitait la destruction de son troupeau11.
Si donc on rattache l’avènement de l’individualisme à ce qu’exprime la citation en en-tête de cet article, il convient de blâmer non seulement Martin Luther, mais également Augustin, Innocent III, Gansfort et, comme nous le verrons dans un autre article, Jean XXII. Ainsi, l’historien Alister McGrath déclare-t-il :
Il y a donc une dimension fortement communautaire dans la compréhension de l’interprétation des Écritures par les réformateurs magistériaux, qui doivent être interprétées et proclamées dans un cadre ecclésiologique. Il faut souligner que la suggestion selon laquelle la Réforme a représenté le triomphe de l’individualisme et le rejet total de la tradition est une fiction délibérée propagée par les artisans d’opinion des Lumières12.
- Robert A. Sungenis (Éd.), Not by Scripture Alone: A Catholic Critique of the Protestant Doctrine of Sola Scriptura, Queenship Publishing Co, 1998, pages 327-328.[↩]
- En latin : sed quia mihi vel per illos auctores canonicos, vel probabili ratione, quod a vero non abhorreat, persuadere potuerunt.[↩]
- Saint Augustin, Lettre 82 à Jérôme, III.[↩]
- Saint Augustin, Du Baptême, Contre les Donatistes, II.3.IV.[↩]
- Wessel Gansfort, Lettre à Jacob Hoeck, chapitre I ; en anglais dans Miller Edward Waite, Wessel Gansfort, Life and Writings, volume 1.[↩]
- Küng, Hans, Infallible? An Inquiry, Garden City, N.Y., Doubleday, 1971, page 46.[↩]
- Romains 14, 23[↩]
- Corporis Juris Canonici, éd. A. Friedberg, Leipzig, 1881, II, 287; cf. II, 908, cité par Küng, Hans, Infallible? An Inquiry, Garden City, N.Y., Doubleday, 1971, page 46.[↩]
- S. Merkle, « Der Streit um Savonarola » dans Hochland 25, 1928, pp. 472f.[↩]
- Bellarmin Robert, De summo pontifice, Ingolstadt, 1586-1593, Paris, 1870, Livre II, ch. 29, I, 607, cité par Küng, Hans, Infallible? An Inquiry, Garden City, N.Y., Doubleday, 1971, page 46.[↩]
- Mathison, Keith A., The Shape of Sola Scriptura, Moscow, Idaho : Canon Press, 2001, page 102.[↩]
- McGrath, Alister E. The Genesis of Doctrine: A Study in the Foundations of Doctrinal Criticism. Grand Rapids: William B. Eerdmans Publishing Company, 1997, page 130.[↩]
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