Les Deux Royaumes (7/8) : deux royaumes sur le marché
13 février 2020

Nous poursuivons notre traduction du livre « The Two Kingdoms : a Guide for the Perplexed » de W. Bradford Littlejohn avec le chapitre 7, « Two Kingdoms in the market ». Vous pouvez retrouver l’ensemble des articles de cette série ici.


Christ et Mammon

Si la politique est le domaine qui permet le mieux de voir comment les chrétiens vivent dans le royaume temporel, le plus important pour notre vie de disciple quotidienne est peut-être l’économie ou, plus généralement, les questions d’argent. Dans peu de domaines, en effet, les versions déformées de la distinction entre les deux royaumes sont plus courantes ou plus dommageables Le contraste entre la grâce offerte par l’Évangile, qui remet les dettes de tout péché et que l’on présente en chaire, et le bon sens financier terre-à-terre promu presque partout ailleurs, qui saisit toutes les occasions autorisées pour faire du profit, est si grand qu’on préfère ne pas mélanger l’un et l’autre chaque fois que possible. Même les prédicateurs qui n’hésitent pas à aborder d’autres sujets culturels et politiques ont souvent tendance à éviter avec tact les sujets financiers, sauf peut-être un ou deux dimanches par an, pendant lesquels ils tentent d’amadouer leurs fidèles en prévision des promesses de dons annuels.

Et pourtant, au-delà de toutes nos tentatives d’auto réconfort en partageant le domaine entre les deux royaumes, nous trouvons les paroles déconcertantes de notre Seigneur : « Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (Mt 6:24). Quoi que nous puissions dire des deux royaumes, ce sont les deux royaumes du Christ après tout, sur lesquels il règne en tant que Roi unique, et dans lesquels il exige notre amour et notre service sans partage. Bien que Mammon ait établi des avant-postes dans tous les coins du royaume terrestre, nous obligeant à se frayer un chemin à travers ce paysage avec beaucoup de précaution et de prudence, nous ne devons concéder son contrôle à aucun moment. La question devient alors de savoir comment nous pouvons utiliser la richesse sans lui accorder un amour et un service qu’elle ne mérite pas. Nous devons également nous méfier de la tentation de penser que nous pouvons résoudre la tension au moyen d’une morale à deux niveaux comme la distinction médiévale entre conseils et commandements. Dans ce schéma, des commandements tels que « vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres » (Mc 10:21) et l’exemple de l’Église de Jérusalem dans les Actes, sont devenus le code de moralité pour ceux qui voulaient être particulièrement saints, tandis que tous les autres étaient autorisés à fonctionner selon une norme plus minimaliste. Nous le faisons souvent aujourd’hui par des cloisonnements pratiques entre la justice et la charité, où la première signifie simplement obéir à la loi et respecter la propriété privée, et la seconde signifie aider les pauvres ou contribuer à un ministère si vous vous sentez spontanément poussé à le faire et si vous voulez être un vrai dévot.

Cependant, tous ces schémas reflètent une confusion fondamentale. La moralité chrétienne n’est pas un supplément arbitraire pour gagner des bons points avec Dieu. C’est plutôt une convocation à quitter la route qui mène à la destruction et à prendre le chemin qui mène à la vie. L’idolâtrie est objectivement destructrice, et ceux qui font de leur vie financière une idolâtrie feront échouer leur vie financière, et pas seulement leur vie spirituelle. Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas faire de distinction entre des commandements universels de base et des obligations qui varient selon les circonstances, mais la différence ne vient pas d’un choix à faire entre une vie chrétienne « facile » ou « difficile », mais simplement de la variation de nos appels concrets et des circonstances. Le commandement de « prendre soin du pauvre » peut prendre une forme différente pour chaque chrétien en particulier, en fonction de ses moyens, de ses opportunités, de ses tentations et de ses autres engagements, mais l’obligation de base s’applique à tous. Toute version de la théologie des deux royaumes qui permet aux chrétiens d’appliquer une norme morale dans l’Église et une autre pour le reste de la vie passe à côté de l’essentiel. Comme nous l’avons vu tout au long de ce livre, puisque la distinction fondamentale entre les deux royaumes est interne et externe, les deux entrent en jeu à chaque point de la vie chrétienne, mais de manière différente. Ici, comme ailleurs, la distinction constitue un reproche au légalisme mais n’autorise pas non plus un seul instant l’antinomisme. Mais les tentations profondes et subtiles que crée Mammon rendent cette distinction particulièrement difficile à respecter lorsqu’il s’agit de notre vie financière.

En tant que conseiller en investissement, partageant mon temps de travail avec le métier d’écrivain et de professeur d’éthique chrétienne, j’ai été, pendant de nombreuses années, très conscient de la tension entre les exigences de Mammon et celles de Dieu. Et cette tension n’est pas facilement dissipée par des divagations prophétiques contre la cupidité de la classe supérieure ou la suffisance de la classe moyenne. Est-ce que mettre de l’argent de côté pour les études des enfants, au lieu de donner tout votre surplus et de faire confiance à Dieu, est considéré comme un service à Mammon ? Que penser d’une épargne en vue d’une retraite longue et paisible ? Que penser d’une bonne évaluation de vos options d’investissement pour un rendement maximal, plutôt qu’un investissement dans l’entreprise de votre ami chrétien ou des dépenses extravagantes en cadeaux de Noël pour vos amis et votre famille ? Ce ne sont pas des questions faciles1. Dans ce chapitre, j’espère éclaircir un peu la manière dont nous pourrions répondre à certaines d’entre elles, ou du moins former nos consciences pour devenir le genre de personnes qui peuvent y répondre correctement suivant nos propres appels.

Confondre les deux royaumes dans le domaine financier

Il devrait être clair que sans distinction entre les deux royaumes dans notre vie financière, les dangers peuvent être nombreux. Dans l’évangile de prospérité, les prédicateurs confondent les bénédictions spirituelles de Dieu pour les croyants en raison de leur foi avec la prospérité du monde. Dans certaines formes de ce que nous pourrions appeler le « Christocapitalisme »2, la force dynamique du marché devient le moteur des desseins rédempteurs de Dieu dans l’histoire, et la Bible est remplacée par l’idéologie économique pour encourager une foi presque religieuse dans les mécanismes du libre marché3. D’un autre côté, du côté gauche du spectre politico-économique, de nombreux chrétiens cherchent à appliquer la logique de « l’économie divine » du don inconditionnel à l’ordre économique terrestre, dans l’espoir d’éradiquer les besoins et les conflits sociaux, et ainsi d’incarner le royaume de Christ sur terre, ou bien d’adhérer à des formes de théologie de la libération dans lesquelles la pauvreté et la justice, la richesse et la dépravation sont grossièrement assimilées4.

Cependant, si la distinction entre les deux royaumes est simplement confondue avec la distinction institutionnelle entre l’Église et l’État, d’autres problèmes peuvent surgir. L’anabaptisme, tant dans sa forme du XVIe siècle que dans ses récentes versions en vogue, pense que, si l’Église est le royaume spirituel, elle peut anticiper dans sa propre vie terrestre la forme du règne à venir de Christ. En conséquence, elle peut chercher à abolir la propriété privée au profit d’une communauté de biens, et devenir une économie « sans pénurie » en elle-même, avec des résultats souvent tragiques. Ou, pour de nombreux défenseurs récents de la « R2K », la doctrine est utilisée principalement pour écarter toute aspiration rédemptrice des politiques économiques de l’État, qui doit servir de gardien minimaliste de l’ordre5. Il n’est donc pas surprenant que cette utilisation du paradigme se soit avérée populaire parmi les réformés politiquement conservateurs. Plus troublant encore, il a également été utilisé pour soutenir une approche minimaliste de la charité chrétienne : les diacres distribuent la charité au sein de l’Église institutionnelle, mais ne devraient pas servir le monde extérieur6 ; et comme pour certains conservateurs, l’État ne devrait pas non plus être impliqué dans le domaine de l’aide sociale, il ne reste plus personne pour s’occuper des pauvres.

Ces deux approches générales doivent être rejetées. Contre la première erreur, qui confond la grâce rédemptrice avec le mécanisme du marché, nous devons maintenir une distinction claire entre le déjà du règne du Christ, qui est caché, et le pas encore, qui sera un jour manifesté, et entre les normes de la nature qui régissent notre vie économique et les normes de la grâce qui régissent notre vie spirituelle (sans toutefois rendre la seconde non pertinente par rapport à la première). Dieu souhaite que l’humanité s’épanouisse et jouisse des bienfaits de la création qui nous sont confiés et que nous utilisons, et nous pouvons et devons donc considérer un système économique juste et prospère comme l’une de ses bénédictions. Mais c’est un bénéfice de la grâce commune, une pluie qui tombe souvent sur les méchants comme sur les bons. Lorsque les proverbes associent parfois la prospérité à la richesse (par exemple, Pr 8:18, 21 ; 13:22 ; 15:6), il s’agit davantage d’une observation sur la cause et l’effet naturels – un comportement vertueux a tendance à mener au succès – que d’une promesse quid pro quo de récompense divine. Bien que pointant superficiellement dans la direction opposée, la théologie de la libération commet la même erreur fondamentale de catégorie, en supposant que la pauvreté matérielle est une marque de la faveur de Dieu, mais aussi, quelque peu paradoxalement, que la rédemption de Christ signifie le soulagement de cette pauvreté, et que partout où la justice économique se manifeste, le royaume de Christ est venu. Tout cela constitue une tentative de ramener la vie du monde à venir dans le présent.

Dans le même ordre d’idées, nous devons nous garder de faire appel à l’Écriture de manière trop exhaustive ou trop contraignante sur les questions relatives à la vie économique. La droite comme la gauche proposent des dizaines de livres qui prétendent présenter une économie selon la Bible, une économie qui ressemble toujours étrangement à l’une des théories économiques et politiques dominantes sur le marché moderne des idées. Les théologiens de la libération parviennent toujours à trouver les idées de Marx énoncées dans l’Écriture, tandis que les théologiens réformés conservateurs semblent toujours parvenir à trouver les idées de von Mises et Hayek. Mais ces deux erreurs sont tout aussi absurdes l’une que l’autre. Pour le théoricien classique des deux royaumes, il n’y a prima facie aucune raison de penser que nous devrions trouver une théorie économique dans l’Écriture. Si, toutefois, nous trouvons diverses idées et normes pour la vie économique (et je pense que c’est certainement le cas), nous devons nous rappeler que les normes régissant des circonstances changeantes ne sont contraignantes que dans la mesure où les circonstances sont les mêmes. Les lois de l’année sabbatique pour la réduction de la dette contemporaine, par exemple, peuvent certainement nous éclairer, mais elles ne constituent pas une prescription directe, car les mêmes principes pourraient suggérer une application juridique différente dans nos propres circonstances.

Mais si nous devons prendre garde au danger de sur-spiritualiser le monde, nous devons également résister au deuxième type d’erreur, celle qui consiste à sur-spiritualiser la communauté ecclésiale par rapport au monde. En ce qui concerne l’argent, nous devons une fois de plus reconnaître que l’Église visible elle-même est à cheval sur les deux royaumes. Après tout, les églises doivent elles aussi établir des budgets, tenir des comptes bancaires, veiller à ce que l’utilisation des fonds fasse l’objet d’une comptabilité rigoureuse, effectuer des analyses coûts-avantages lorsqu’elles sont confrontées à une multitude de besoins, etc. Elles ne sont exemptées comme par magie des conditions et contraintes ordinaires de la vie terrestre, formant une bulle sacrée dans laquelle une « économie divine » peut prendre forme (Ac 6:1-4 ; 1 Ti 5:3-16). Les diacres de l’Église et les organisations caritatives chrétiennes n’ont pas été dotés de la capacité de transformer un dollar en deux, ni d’une immunité contre les tentations de la cupidité, du détournement et du gaspillage. Un projet de construction, une conférence ou une retraite ne devient pas non plus moins extravagant et ne mérite pas moins les fonds des chrétiens fidèles juste parce qu’il est poursuivi par une église. L’Église est peut-être la porte d’entrée du royaume du Christ, mais elle est en même temps une institution humaine totalement terre-à-terre et faillible.

Ce seul élément constitue un aperçu pratique important de la doctrine des deux royaumes. C’est un secret de polichinelle que beaucoup d’églises ou de ministères chrétiens sont des gestionnaires financiers catastrophiques, en imaginant que puisqu’ils accomplissent l’œuvre du Christ, ils peuvent se passer des dictats élémentaires de la prudence. Pourtant, en s’enveloppant d’une aura de sainteté, elles maintiennent une emprise tenace sur les consciences des croyants, qui continuent souvent à dépenser de vastes sommes d’argent, avec très peu de responsabilité, pour des ministères et des institutions chrétiennes. Beaucoup mettent ce problème sur le compte des ministères de l’Église, et il est certain que ceux-ci sont souvent particulièrement peu responsables et donc très malmenés. Mais des situations similaires se produisent presque aussi fréquemment dans les dénominations et les églises locales. Dans chaque église et dans chaque ministère, les chrétiens doivent veiller à ce que, dans leur désir pour suivre les traces de Jésus et multiplier les pains, ils ne répètent pas la triste histoire de l’homme qui, désireux de construire une tour, ne s’est pas assis pour calculer la dépense (Lc 14:28-30).

De même, bien que je ne veuille pas abandonner toute aspiration à appliquer une logique sacrificielle, à l’image du Christ, dans l’économie de nos communautés chrétiennes, celles-ci restent très simul justus et peccator, rendant l’utopisme anabaptiste, eh bien, utopique. En même temps, cependant, si nous refusons d’assimiler l’Église institutionnelle au  royaume spirituel, ainsi que je le soutiens ici, cela gommera quelque peu les frontières entre les ministères de l’Église et l’action sociale en général. Certains théoriciens des deux royaumes veulent ériger un haut mur entre les diacres qui dispensent la charité sacrée aux saints, d’une part, et les soupes populaires, les projets de service dans les bidonvilles ou la construction de puits en Haïti, d’autre part. Mais il est difficile de trouver un soutien historique à une telle division. Les diacres de Calvin à Genève étaient autant des fonctionnaires civiques que des officiers d’église, et l’Hôpital général et la Bourse française qu’ils supervisaient étaient des institutions sociales générales7. Il peut y avoir de bonnes raisons prudentes de limiter le travail diaconal de l’Église institutionnelle à la satisfaction des besoins du foyer. Mais si c’est le cas, d’autres membres du corps des croyants doivent intensifier et étendre de façon créative la portée de la charité chrétienne dans leurs communautés et dans le monde.

Comment les deux royaumes devraient façonner notre vie économique

Bien qu’à plusieurs reprises j’aie mis en garde contre une sur-spiritualisation de la vie économique, cela signifie-t-il que le chrétien n’a rien de particulier à apporter, qu’il se contente de donner sa dîme le dimanche en obéissant simplement aux dieux de l’égoïsme et de l’efficacité les six autres jours de la semaine ? Eh bien, non. Je vais ici m’appuyer sur deux points liés à ceux que j’ai évoqués dans le chapitre précédent.

Tout d’abord, j’ai noté que, bien qu’il ne doive pas anticiper la nouvelle création, le royaume temporel est lié aux normes de la création originale, de sorte que, dans la mesure où la rédemption guérit les distorsions de notre vision déchue et nous montre comment nous étions censés vivre en tant qu’humains, elle nous renvoie aux moyens appropriés pour ordonner nos sociétés terrestres (dans les limites de notre dépravation). La vision des deux royaumes n’est pas une autorisation à être tiède dans l’application d’une bonne justice sociale et économique. Nous vivons dans un ordre social qui a été désorganisé par le péché et la cupidité, et les chrétiens devraient, plus urgemment que quiconque, vouloir lutter contre ces corruptions. Mais puisque ce sont des corruptions de l’ancien ordre de la création, et non des échecs à se conformer au nouvel ordre de la création (qui transcendera en effet la dynamique de la pénurie qui régit l’économie de ce monde), elles devraient être affrontées selon les conditions de la nature, et non selon celles de la grâce. Il est intéressant de voir combien de fois, lorsque vous trouvez des idéalistes modernes appelant à une « économie divine » transformée, la plupart de ce qu’ils décrivent correspond à ce que les penseurs plus anciens auraient décrit comme une « loi naturelle » – c’est-à-dire la communauté au-dessus de l’individu, la suppression de l’usure, l’équité pour les pauvres. Les chrétiens devraient contester les perversions de notre économie contemporaine, mais en se basant sur le fait qu’elle est contre nature et non « contre cruciforme ».

Deuxièmement, j’ai noté que la nature très apolitique du royaume spirituel peut avoir un effet radical sur la politique, en nous rappelant ses limites, sa « provisoireté ». Il en va de même pour notre vie économique. Le chrétien doit lui aussi suivre les rythmes terrestres de l’offre et de la demande, de l’endettement et de l’épargne, des profits et des pertes, et les gérer avec toute la prudence nécessaire ; mais le chrétien fait cela en sachant que son véritable trésor est dans le ciel, où la teigne et la rouille ne détruisent pas (Mt 6:19-20). La plupart des perversions de notre vie économique viennent simplement du fait que nous les idolâtrons, en traitant l’argent comme une fin plutôt que comme un moyen. Puisque le règne spirituel du Christ nous libère de cette servitude, il nous permet de parcourir son royaume temporel en tant que pèlerins, en utilisant les biens de ce monde pour Lui et pour notre prochain, mais sans chercher notre bien en eux. Ce n’est pas comme si le commandement du Christ au jeune homme riche était (comme on l’enseigne parfois) un commandement unique qui ne s’appliquait qu’à lui. Au contraire, nous sommes tous appelés à vivre comme si nos biens n’étaient pas les nôtres mais ceux de notre prochain, en utilisant tout ce que nous possédons pour le bien des autres (en commençant, bien sûr, par nos familles, mais sans s’arrêter là) ; c’est simplement que la plupart d’entre nous sont appelés à le faire tout en conservant un titre légal sur nos possessions, alors que pour certains, une ligne de conduite plus radicale peut être nécessaire (cf. Mt 27:57-60 ; Ac 4:32-37 ; Ac 5:1-5 ; Ac 16:11-15).

Si nous maintenons fidèlement cette conviction, nous réfuterons l’objection selon laquelle le fait de souligner le caractère « intérieur » des commandements du Christ les minimise ou nous dispense d’une vie d’abnégation. Considérons comment les réformateurs ont compris le huitième commandement. Dans son Petit Catéchisme, Martin Luther écrit : « Tu ne convoiteras point la maison de ton prochain. Quel est le sens de ces paroles ? Nous devons craindre et aimer Dieu, afin de ne point désirer l’héritage ou la maison de notre prochain, ni de chercher à les obtenir par ruse, par fraude ou avec une apparence de droit ; mais de mettre tous nos soins à lui en assurer la possession8. » Le Catéchisme de Heidelberg tient les mêmes propos dans la Q. 111 : « Q. Que Dieu te demande-t-il alors dans ce commandement? R. De rechercher, autant qu’il est en mon pouvoir ce qui est utile à mon prochain, d’agir envers lui comme je voudrais qu’on agisse envers moi, de travailler fidèlement afin de pouvoir secourir ceux qui manquent du nécessaire9. »

La vie chrétienne vécue dans le royaume temporel, précisément parce qu’elle est vécue à la lumière du royaume spirituel et sur la base du verdict libérateur de la justification, n’est pas une éthique de justice minimaliste qui s’abstient seulement de nuire aux autres. C’est une éthique d’amour actif qui recherche le bien d’autrui (sans pour autant négliger l’intérêt personnel adéquat qui maintient notre capacité à continuer à aider les autres) dans tous les domaines. Si je suis dans une position où je peux fixer le prix de mon produit ou payer mes travailleurs, à un niveau qui maximise mon profit et laisse aux autres la plus mince des marges, je dois reconnaître que c’est une tentation de violer le huitième commandement. De même, si je peux me permettre de bénir quelqu’un en achetant un produit et en lui donnant un pourboire généreux, eh bien c’est une opportunité d’obéir au huitième commandement. Ce n’est pas ainsi que nous, les Américains, aimons travailler – nous sommes ravis de donner généreusement plus tard, nous disons-nous, mais quand vient le moment de faire du commerce, nous voulons nous assurer de ne pas laisser d’argent sur la table. Et souvent, nous baptisons ce genre de pensée avec une version confuse des deux royaumes, en nous disant que, puisque le commerce relève du royaume temporel, nous pouvons adopter les normes du monde et mettre de côté les impératifs du Christ. Mais bien entendu, laisser un peu d’argent sur la table – ou du grain au coin des champs – est exactement le moyen choisi par Dieu pour demander à Israël de pratiquer la charité.


  1. Pour une réflexion plus approfondie, vous pouvez lire mon « Dependent or Independent? Towards a Christian Way of Thinking about Saving and Wealth », Journal of Markets and Morality 19, no 2, 2016, p. 389-399.[]
  2. Le terme provident d’Elizabeth Stoker Bruenig dans « Christo- Capitalism or Capitalanity? David Brat’s Political Theology », Political Theology Today, 2014 ; http://www.politicaltheology.com/blog/christo-capitalism/.[]
  3. Citons par exemple RICHARDS, Jay, Money, Greed, and God: Why Capitalism is the Solution, Not the Problem, New York : HarperCollins, 2009 et RITENOUR, Shawn, Foundations of Economics: A Christian View, Eugene, OR : Wipf and Stock Publishers, 2010.[]
  4. Citons par exemple TANNER, Kathryn, Economy of Grace, Minneapolis : Fortress, 2005 et JONES, Douglas M., Dismissing Jesus: How we Evade the Way of the Cross, Eugene, OR : Cascade, 2013. Le grand classique de la théologie de la libération est GUTIERREZ, Gustavo, A Theology of Liberation: History, Politics, and Salvation, EAGLESON, John (trad.), Maryknoll, NY : Orbis, 1973.[]
  5. Voir notamment HART, From Billy Graham to Sarah Palin.[]
  6. Voir par exemple VANDRUNEN, Living in God’s Two Kingdoms, p. 158-159.[]
  7. Voir LEWIS, “Calvinism in Geneva,” 44–45, et pour une étude approfondie de la Bourse française, OLSON, Jeannine E., Calvin and Social Welfare: Deacons and the Bourse Francaise, Selinsgrove, PA : Susquehanna University Press, 1988.[]
  8. https://www.egliselutherienne.org/bibliotheque/PC/. Les derniers italiques sont miens.[]
  9. http://heidelberg-catechism.s3.amazonaws.com/HC-French.pdf.[]

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