Cet article est la première partie d’une traduction et édition d’un essai de Micah Harris publié sur Mere Orthodoxy. Harris est doctorant en théorie politique à l’Université catholique d’Amérique et auteur du roman Only Small Things Are Good. Il coordonne une communauté artistique à l’Église de la Résurrection au Capitole à Washington, DC.
Le visuel illustrant cet article est l’oeuvre d’une designer graphique au service de l’Église.
Mon Église a pour habitude de choisir une œuvre d’art illustrant nos sermons ou nos temps liturgiques et de l’imprimer sur le bulletin (et c’est quelque chose que j’apprécie). Mais, récemment, nous avons « découvert » que nous avions parmi nous depuis des années une peintre. Nous lui avons demandé si elle voulait bien peindre pour le bulletin et, pendant une saison, elle a peint une série correspondant à nos sermons – ce qu’elle avait ardemment désiré.
Une question surprenante, évidente, que nous avions ignorée jusqu’alors, s’est posée. Nous ne nous demandions plus pourquoi l’Église a besoin d’art ni pourquoi elle a davantage besoin d’art (n’avons-nous pas déjà plus que ce que nous pouvons utiliser ?). Nous avons commencé à nous demander : pourquoi avons-nous, en tant qu’Église, besoin d’artistes ?
De peur que notre discussion échoue à cause d’un malentendu sur différentes définitions de l’ « art », nous avons décidé d’en formuler notre propre définition, en redonnant à un mot apparenté sa splendeur d’origine. Après tout, ce sont probablement d’amateurs dont nous avons besoin.
Voici donc un extrait d’un livre de cuisine qui est aussi un excellent ouvrage de théologie, The Supper of the Lamb, de Robert Farrar Capon :
Amateur et non professionnel ne sont pas synonymes. Le monde a peut-être besoin ou non d’un autre livre de cuisine, mais il a besoin de tous les passionnés – amateurs – qu’il peut avoir… L’amateur – le passionné, l’homme qui pense que la négligence est un péché et l’ennui une hérésie – est l’homme qu’il vous faut. Plus que cela, que vous pensiez avoir besoin de lui ou non, c’est un homme qui est contraint, par son amour, de parler.
[…]
Quand je parle de l’artiste, je parle de l’amateur, dans ce sens. Celui qui aime, qui pense que la négligence est un péché, et qui est tenu, par son amour, de parler.
L’amateur insiste pour que le monde soit vu et que nous, ses habitants, nous regardions ! Que l’on parle d’un jour de mariage – lorsque l’être aimé apparaît sous ses plus beaux traits – ou d’un corps ravagé par le cancer et la chimiothérapie, c’est le passionné qui regarde. Il ne détourne pas son regard de la splendeur ou de l’horreur. L’amateur voit. Il entend. Et il insiste pour que nous nous joignions à lui pour regarder le monde que nous avons et que nous devons aimer (sauf à désespérer de la vie elle-même).
Pourquoi une telle attention pour effacer la frontière entre art et artisanat ? Pourquoi ce flou et ce mélange dans la personne de l’amateur ? Voici pourquoi : je crains que, dans nos églises, nous n’ayons créé un fossé infranchissable entre les artisans qui peignent les murs de nos bâtiments, décorent l’église pour un mariage ou grattent leur guitare, et les artistes qui sculptent une pietà ou écrivent les cantiques de notre culte de Pâques.
Cet espace difficile et intermédiaire est celui que chaque artiste doit traverser ou dans lequel il doit apprendre à vivre s’il espère continuer à être un artiste. Actuellement, dans nos Églises, franchir ce fossé est plus difficile qu’il ne le faudrait. Elle offre peu de lieux pour travailler, se reposer et être aimé. J’ai tenté une telle traversée. Et j’ai trouvé en chemin d’autres voyageurs en difficulté, ne se voyant que les uns les autres et sentant qu’ils devront se donner du mal pour devenir visibles, en tant qu’artistes, aux yeux de leur communauté.
Nous avons tous des plaies, semblent dire nos Églises, mais pourquoi ces personnes devraient-elles laisser leurs plaies à découvert ? Parce qu’il y a quelque chose d’inconvenant dans tout art très honnête ? Ne donnerons-nous même pas à notre Christ cloué un semblant de vêtement ?
***
[…]
Nous, les protestants, descendons de personnages pragmatiques. En art, beaucoup d’entre nous sont connus pour une sorte de kitsch commercialisé du type Thomas Kinkade, Precious Moments, et portrait-de-Jésus-efféminé-de-l’école du-dimanche. Nous nous méfions de tout ce qui est sensoriel, de peur qu’il ne glisse vers le sensuel, le voluptueux et le sexuel. Nous nous méfions de la création d’artéfacts qui pourraient devenir, au sens strict, les objets de notre culte. Ces deux peurs du sexe et des idoles – exprimées dans une méfiance pseudo-paulinienne à l’égard de la « chair » – se combinent avec le sentiment écrasant que la vertu peut être entièrement définie par l’honnêteté, le travail acharné, le déni de soi et la gratification différée. Nous appelons notre réponse « racheter le temps » (parce que les jours sont mauvais). Sous l’influence de ce brassage, nous craignons d’adorer et de nous réjouir comme nous avons été créés : en tant que créatures sensorielles, incarnées. Nous avons peur de voir ou de ressentir autant de ce qui est vrai, expansif, joyeux, sombre et dangereux en nous en tant qu’humains déchus créés à l’image de Dieu.
[…]
Il s’agit là d’une opinion sévère sur ma communauté, bien entendu, et, en toute franchise, je voudrais faire remarquer que, même maintenant, tout n’est pas perdu. Même lorsqu’une grande partie de l’Église est commercialisée, nous avons gardé l’idée que notre musique doit être dirigée par des musiciens qui soient présents avec nous dans le culte. Nous ressentons l’appauvrissement qui découlerait du recours à une musique enregistrée, quelle que soit la richesse ou la créativité de cette musique. La communion vient en répondant à la voix de quelqu’un que nous connaissons et en encourageant les jeunes musiciens à grandir parmi nous pour assumer ce travail. Et pourtant, presque tout ce qui est visuel ou littéraire, dans la mesure où nous les apprécions encore dans nos lieux de culte, a été commercialisé. Nos jeunes ne voient pas, comme ils le font avec la musique et la prédication, qu’ils doivent apprendre à peindre, écrire, sculpter, jouer, danser et souffler du verre, sans quoi ils laisseront leur Église – et, en fait, le monde entier – appauvrie par rapport à celle dont ils ont hérité.
Nous avons donc demandé à un membre de notre congrégation de peindre et, de dimanche en dimanche, nous avons vu que quelqu’un de notre communauté nous aimait et aimait suffisamment les textes du jour pour nous les peindre. L’art qui en résultait, selon mon avis non éclairé, était souvent splendide, mais il ne l’était pas toujours. Et, dans les deux cas, cela m’a fait du bien, ainsi qu’aux membres de notre communauté, de savoir que quelqu’un parmi nous avait réfléchi aux vérités du passage de notre sermon et avait mis son talent à l’épreuve pour nous en montrer un aspect que les mots ne renferment pas (parce que ces vérités valent ce genre de peine). Elle a également laissé à disposition des artéfacts qui pouvaient être placés dans nos couloirs et nos espaces de rencontre pour nous rappeler les bons et puissants sermons qui, autrement, se seraient évanouis dans les brumes de l’oubli.
Mon Église possède également un artisan qui sculpte des croix. Et vous pouvez vous demander : avec le temps, n’avons-nous pas assez de croix ? Je ne le sais pas, ni ne m’en soucie. Je glisserais volontiers toutes nos croix dans l’océan le plus sombre si jamais la question avait besoin d’une réponse. Parce que notre Église a besoin de son fabricant de croix. Il conçoit une croix – généralement à partir d’un morceau de bois rare qui témoigne d’un traumatisme dans la croissance de l’arbre – pour être placée au-dessus de cette cheminée ou de cette chapelle d’enfants ou pour être portée sur la robe de notre pasteur pendant telle ou telle période de deuil ou de danse. En cela, nous l’avons aimé et il nous a aimés. Et nous nous sommes tous deux arrêtés pour méditer à nouveau sur le symbole de notre foi.
Excellent, merci beaucoup pour la traduction ! Ravi de voir que Par la foi s’intéresse aussi à l’art, ce site est décidément une mine d’or à ciel ouvert.
Merci pour l’encouragement !