Pourquoi les Églises ont besoin d’artistes (2/3) – Micah Harris
23 mars 2020

Cet article est la deuxième partie d’une traduction et édition d’un essai de Micah Harris publié sur Mere Orthodoxy. Harris est doctorant en théorie politique à l’Université catholique d’Amérique et auteur du roman Only Small Things Are Good. Il coordonne une communauté artistique à l’Église de la Résurrection au Capitole à Washington, DC.

Le visuel illustrant cet article est l’oeuvre d’une designer graphique au service de l’Église.


Je n’ai fait jusque là qu’esquisser les raisons pour lesquelles, en tant qu’Église, nous avons besoin de nos artistes. Allons maintenant au cœur du sujet et constatons que, sans eux, nous sommes en proie à une maladie caractéristique de notre époque. En tant qu’Américains modernes, nous sommes un peuple qui veut le produit sans le producteur. Nous voulons le lait sans la vache, les fruits sans l’arbre. Nous voulons la viande sans la mise à mort. Nous voulons l’art sans l’artiste.

À la base, le problème est le désamour d’autrui. Le problème est de ne pas recevoir un cadeau, élaboré et offert avec tant de soin et à un tel coût (pourquoi tant de sermons sont-ils prêchés sur le don de donner et si peu sur le don de recevoir ?).

En aimant les chefs-d’œuvre de tout grand artiste, nous les laissons seuls pendant de longues années de mâturation, avant que quoi que ce soit ne fonctionne. Nous nous évitons de supporter un art médiocre qui sert de prélude au bon art, n’offrant à nos artistes que la cruauté d’un amour fondé sur la performance. D’une certaine manière, tout bon artiste doit vivre et travailler dans cette longue solitude. Mais devons-nous les y laisser si dénués d’amis, si inconnus ?

[…]

L’Église, dans son meilleur état, aime ses artistes parce qu’il est bon d’aimer quelqu’un et quelque chose comme ça et parce que les artistes nous rappellent que c’est pour cela que toutes les économies, armées, nations et machines de notre monde existent.

Les artistes ont besoin que nous leur disions sans cesse, “Oui ! Mais non ! Vous êtes capable de davantage et de mieux que cela ! Et je ne vous laisserai pas partir tant que vous ne l’aurez pas fait pour nous ! Parce que votre art est nécessaire pour que nous restions pleinement en vie !”

L’artiste est le trésor. Leur art est le résultat de nos soins pour eux et de leurs soins pour nous. Le savoir nous libère de la crainte que nous trouverons leur art incompréhensible. Et alors ? Nous aimons la personne plutôt que le produit. Et les tempéraments artistiques font partie des tempéraments du peuple que Dieu nous a donné d’aimer.

Cela enrichit une âme d’apprendre à voir et à aimer ce qu’un autre humain a à offrir, moins parce que vous aimez cette chose que parce que vous aimez cette personne. Les artistes ont tendance à être le genre de personnes exaspérantes qui disent : apprenez à me connaître et laissez-moi rester une énigme. Ils sont difficiles à aimer et c’est pourquoi une telle richesse – une telle expansion – peut être obtenue par une bonne démarche. C’est aussi pourquoi nous avons tendance à les court-cicuiter au profit de quelqu’un de plus simple.

Nous apprenons à aimer un artiste précisément parce que nous ne comprenons pas l’art. Parce que nous avons besoin de personnes parmi nous qui atteignent ce que nous ne pouvons pas encore voir – des observateurs modèles et des auditeurs modèles qui peuvent surmonter notre ennui face à notre monde.

Après tout, cultiver la voix et cultiver l’oreille ne sont pas aussi distincts que nous le supposons. Pour devenir un écrivain compétent, il faut d’abord devenir un lecteur compétent. Sans artistes travaillant parmi nous et parlant avec nous, les grandes œuvres se flétrissent entre nos mains. Nous n’avons personne qui puisse bien les voir. Nous avons besoin d’un Beethoven vivant pour nous montrer un Mozart mort – pour que Mozart reste vivant pour nous après son départ.

Nous cultivons les créateurs pour qu’ils voient la Création. Et nous insistons sur l’excellence parce que l’homme au sommet de son art rend gloire à Dieu. Car il est un petit dieu, c’est-à-dire une ombre ou une image de Dieu dans laquelle, au sommet de son art, la couleur et la forme de l’original se révèlent presque pendant un instant.

Pour citer à nouveau Capon : « Le véritable travail de l’homme est de regarder les choses du monde et de les aimer pour ce qu’elles sont. C’est, après tout, ce que Dieu fait, et l’homme n’a pas été fait à l’image de Dieu pour rien. »

* * *

En tant qu’Église, pourquoi n’arrosons-nous pas ce désert intermédiaire, ne nourrissons-nous pas ses habitants et ne les laissons-nous pas être vus ? Nous avons besoin d’eux pour de nombreuses raisons, notamment parce qu’ils servent d’auditeurs et de traducteurs pour que les gens de part et d’autre de ce désert ne soient plus tout à fait étrangers les uns aux autres (tout comme les millions d’hommes qui ont joué au football amateur, à l’école, forment le cœur de l’amour de notre culture pour le football professionnel). Nous avons besoin de ces amateurs parmi nous qui peuvent donner l’exemple d’une bonne écoute, en montrant au reste d’entre nous comment faire en sorte que les œuvres de nos meilleurs créateurs soient vues et entendues, aimées, pleurées et restaurées.

[…]

Mais il y a une raison pour laquelle retenir les artistes parmi nous devient encore plus puissant, douloureux et urgent que cela. Il y a des années, je me tenais, sans le savoir à l’époque, au seuil de nombreuses années d’agnosticisme. C’est alors que j’ai lu une citation que je n’ai pas réussi à retrouver – une citation que des paraphrases successives dans mon esprit ont rendue méconnaissable. Quelqu’un m’avait conseillé de prendre l’habitude d’écouter les autres afin que, si jamais je m’ennuie à écouter Dieu, il puisse encore m’atteindre à travers les voix de son peuple. Pour citer Karl Vaters, dans son article sur Christianity Today, « Why The Church Needs Artists More than Managers Right Now »1, « les artistes ne nous donnent pas ce que nous voulons. Ils nous montrent quelque chose dont nous ne savions même pas que nous avions besoin » (l’ensemble de l’article est excellent et je vous le recommande).

Il y a des raisons (bonnes et mauvaises, probablement) pour lesquelles nous nous cachons de nos artistes. Les artistes peuvent être cruels. Ils n’ont pas l’habitude de se comporter avec prudence, de parler de manière responsable à leur peuple. Et pourtant, la douleur ne doit pas être considérée comme une preuve que ce qui est dit n’est pas bon ou nécessaire.

Les artistes ont tendance à être les gardiens de notre histoire. Et ils répugnent à ne raconter que l’histoire autorisée. Dans une communauté malade, ils doivent prononcer un contre-discours venu du dehors ; ils trouvent leur communauté trop petite pour certaines vérités (parce qu’ils se sentent obligés de parler et de dire la vérité telle qu’ils sont capables de la voir et pas seulement telle qu’on leur dit de la voir).

S’ils devaient raconter toute notre histoire, ne se lirait-elle pas comme la Bible, avec des héros qui sont catastrophiquement imparfaits, leur gloire et leurs défauts étant tous deux mis à nu ? Nous respectons cela dans la Bible, mais lorsque de tels récits concernent notre propre peuple (nos dirigeants et nos amis), qui peut les supporter ?

Je crois que les artistes sont ceux qui, parmi nous, sont les plus proches des prophètes. Faut-il s’étonner que nous préférions qu’ils soient formés à critiquer la « culture » ou, au sein de l’Église, à concentrer leur énergie à raconter les histoires de Noël et de Pâques ? Il est assez confortable de leur faire raconter les échecs d’Israël et la fidélité de Dieu, d’Hérode, des Pharisiens, de Pilate, et de la structure du pouvoir juif qui ne pouvait pas supporter Jésus. Nous les laissons raconter comment Israël a lapidé ses prophètes, mais ne gardons-nous pas une pierre en réserve pour qu’ils ne dirigent pas leur regard vers nous ?

L’Église a besoin d’artistes pour les mêmes raisons que toute communauté vraiment essentielle a besoin d’eux. Pour se souvenir. Pour soutenir une voix honnête et critique de l’intérieur : une critique aimante, plutôt que la critique extérieure pleine de haine et de destruction. Je crois que la force d’une communauté peut être vue dans la façon dont elle se rapporte à ses prophètes. Sommes-nous capables d’aimer des gens qui nous font délibérément souffrir ?

[…]

Il ne suffit pas qu’une chose soit vraie et puissante. En tant qu’artistes, nous sommes responsables, autant que cela se trouve en nous, de ce que la vérité soit une vérité dite à la vie (ici encore, nous avons de riches exemples de cela chez les prophètes bibliques). Le bon art a cette étrange qualité d’être nécessaire. Il cesse d’être une fioriture qui embellit les outils de la vie et devient une chose sans laquelle nous ne pourrions pas nous comprendre. C’est pourquoi un artiste d’un autre lieu et d’un autre temps ne saurait tout à fait s’adresser à nous (nous avons besoin d’artistes vivants de la même manière que nous avons besoin de saints vivants. Parce que sainte Thérèse ne vous prendra pas dans ses bras et ne vous préparera pas le dîner pendant que vous pleurerez la perte d’un ami. Pour cela, il vous faut une sainte qui vit encore sur Terre).

Et c’est là, en demandant que la vérité, quelle qu’elle soit, ne soit dite qu’à la vie, que vous avez le squelette d’un accord entre les artistes et leur peuple, formant une communauté qui sait mettre à profit sa vulnérabilité. Je dois vous demander de dire les choses que je ne sais pas demander. Et vous devez les dire, sombres et merveilleuses, d’une manière qui mène à la vie. Si elles doivent blesser, qu’il en soit ainsi. Mais faites en sorte que ce soit la blessure d’un chirurgien. Des chirurgiens blessés qui se blessent à vie plutôt que des tyrans blessés qui infligent leur douleur aux faibles et créent une nouvelle génération de tyrans.

Tout cela avec la grâce de tentatives honnêtes, même si elles sont maladroites. Car si nous n’écoutons que lorsque les gens parlent parfaitement, nous allons manquer tous les porte-parole imparfaits qui disent (en l’entachant) la vérité de Dieu. Parce qu’ils doivent la dire ; et, étant humains, ils ne peuvent que l’entacher en la disant.

  1. Pourquoi l’Église a-t-elle davantage besoin d’artistes que de gérants en ce moment ?[]

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