Cet article est une traduction de « Against the infinite stimulus of greed: Martin Bucer’s reformation of Welfare » par W. Bradford Littlejohn (Ad Fontes 4/4, juin 2020).
Introduction
Dans l’appel au réveil de la Réforme, Luther a écrit : « l’homme ne vit pas pour lui seul dans ce corps mortel, il existe en vue de travailler pour lui-même, mais aussi pour tous les hommes de la terre. Mieux encore : il vit uniquement pour les autres et non pour lui-même1. » Parce que l’une des dimensions primaires de l’existence terrestre est économique — acheter, vendre, posséder, donner et payer ses impôts — les protestants avides de comprendre et d’appliquer l’héritage de la Réforme doivent comprendre la pensée économique des réformateurs.
Malheureusement, vue à travers la lentille du laissez-faire du conservatisme moderne, cette pensée est souvent gravement caricaturée. Il vrai que les réformateurs ont insisté sur l’importance d’un travail honnête et la nécessité de traiter différemment le pauvre méritant et le non-méritant, contre l’arrière-plan médiéval qui spiritualisait la mendicité. Mais ils ne demandaient pas une privatisation de la charité — en fait, comme les frères mendiants exploitaient la charité privée de façon très efficace, ils ont souvent cherché l’inverse. Beaucoup de réformateurs en appelaient à une action institutionnelle audacieuse, invitant à la fois l’Église et l’État à prendre soin du pauvre, le tirer de la pauvreté, et même, dans certains cas, à réguler les activités économiques qui amenaient de plus en plus de gens à être pauvres.
L’une des voix les plus audacieuses fut celle de Martin Bucer, qui appela la couronne anglaise à mettre en place des politiques de régulations économiques robustes et des mécanismes institutionnels solides pour soulager la pauvreté ; la couronne devait, disait-il, avoir comme but d’assurer la survie, la providence et l’épanouissement de tous les membres de la société sans faire de quartier à l’oisiveté volontaire.
Les propositions économiques de Bucer dans De Regno Christi (Du Royaume de Dieu) offrent donc une perspective fascinante sur l’éthique chrétienne et la politique économique qui s’accorde difficilement, si tant est qu’elle s’accorde, avec notre spectre politique moderne, remettant en cause à la fois la gauche et la droite. Bien sûr, l’acuité théologique de Bucer assure difficilement qu’il soit un économiste compétent ; comme nous le verrons dans cette étude, il avait autant tendance que les éthiciens chrétiens modernes à se tromper sur les besoins réels et les meilleurs moyens d’y répondre. Mais les principes guidant ses prescriptions doivent continuer de nous mettre au défi et de nous informer aujourd’hui. C’est ce que je vais défendre.
Trois niveaux de contexte
Pour comprendre ce que Bucer a en tête, il nous faut un peu de contexte.
Tout d’abord, pour ceux qui ne sont pas familiers avec ce réformateur grandement négligé mais immensément important, Bucer est né en 1491 ; il est entré dans l’ordre des dominicains avant d’être au contact de la théologie de Luther, dès 1518. Intrigué par ce qu’il a lu et entendu, et influencé aussi par beaucoup d’humanistes favorables à une réforme, Bucer quitta les dominicains en 1521 ; en 1523 il commença son œuvre de Réforme dans la ville de Strasbourg. Bucer a transformé Strasbourg en une plaque tournante de la Réforme et a joué un rôle capital, même s’il a été sans succès, comme médiateur entre Luther et les Suisses dans leurs disputes eucharistiques. Voyant l’attrait des anabaptistes, Bucer a reconnu que la Réforme ne réussirait jamais à long terme sans une réforme complète de la morale et une vie communautaire chrétienne solide2. En impliquant à la fois le clergé, les laïcs et les magistrats civils, et en insistant à la fois sur l’edification mutuelle positive et des punitions appropriées en cas de mauvaise conduite, Bucer avait pour but de faire de Strasbourg une société selon Dieu, avec une forte Église institutionnelle. Cette approche influença beaucoup le travail ultérieur de Calvin à Genève.
Malheureusement, le travail de Bucer tourna court en 1547-48, à la victoire écrasante de Charles Quint sur les princes protestants à la bataille de Mühlberg. De façon providentielle, juste avant Mühlberg, Édouard VI, âgé de 9 ans, avait été couronné à Londres, inaugurant une période de Réforme protestante rapide en Angleterre. L’archévêque Cranmer et ses alliés invitèrent des chefs protestants isolés sur le continent à se réfugier en Angleterre, et Bucer fut de ceux qui acceptèrent l’offre. C’est là qu’il joua un rôle important comme professeur de théologie à Cambridge et conseiller théologique de Cranmer jusqu’à sa mort en 1551, juste après avoir complété De Regno Christi3.
Le DRC (tel qu’il sera nommé désormais) reflète la vision de toute une vie de Bucer pour une réforme collaborative et complète de l’Église et de la société. Beaucoup de propositions de Bucer s’avérèrent impraticables dans le contexte plus grand des îles britanniques, mais il a l’air de s’être mis à jour rapidement sur la situation politique, économique et culturelle basique de son nouveau foyer. Apprenant quelque part autour du milieu des années 1550 la coutume de présenter un livre au roi au début de chaque année, il se mit rapidement au travail sur le DRC et envoya le manuscrit à un ami de la Cour, Sir John Cheke, le 21 octobre4. Cette œuvre imposante sur la réforme de l’Église représente le sommet d’une vie de labeur pour Bucer. Il y a des preuves que le jeune Édouard a réellement lu et apprécié le travail, et a proposé de mettre en place certaines de ces politiques ; malheureusement, sa mort prématurée à l’été 1553 diminua l’impact de l’œuvre de Bucer5.
De notre point de vue, il peut être difficile de comprendre pourquoi Bucer a écrit des propositions de réforme de l’Église au roi. Dans l’esprit de la Réforme magistérielle, cependant, les magistrats civils, en tant que chefs des laïcs dans une Église dont tous les croyants ont la prêtrise, ont la responsabilité de veiller non seulement au bien-être matériel de leurs sujets, mais aussi d’aider à réformer l’Église, et de la protéger des faux enseignements et de la conduite désordonnée. Comme Bucer le disait d’une façon mémorable :
Les rois de ce monde doivent aussi établir et promouvoir les moyens qui rendent leurs citoyens zélés et justes, invoquant dûment et adorant leur Dieu et aidant réellement leurs prochains dans toutes leurs actions. Dans ce but, les rois de ce monde doivent aussi être prêt à braver de nombreux dangers, l’exil et même la mort.
De Regno Christi6
Les protestants magistériels, il faut le souligner, ne partagaient pas le souci du conservatisme moderne d’avoir un petit gouvernement — à cause d’idées philosophiques et théologiques différentes, mais aussi parce que les réalités technologiques signifiaient que même un gouvernement mordu de micro-gestion œuvrait sous des limitations pratiques sévères. Ainsi la vision de Bucer dans le DRC est totale dès le départ, allant de l’éducation des ministres de l’Évangile à la réforme des lois du mariage en passant par la bonne manière de tirer profit des délinquants. Greschat résume :
Il n’aspirait à rien d’autre qu’un renouveau radical et total de l’Angleterre qui commençait par une réforme religieuse et serait suivie par un changement des conditions morales et sociales, en même temps qu’une refonte de la structure économique et administrative du pays. C’est ce que Bucer voulait dire quand il parlait ou écrivait au sujet de la consolidation du règne de Christ en Angleterre. En d’autres mots, il voulait établir la Réforme dans le sens le plus large possible et que tous les domaines de la vie soient soumis à la Seigneurie de Christ — et non se contenter d’organiser une Église.
Martin Greschat, Martin Bucer, p. 239
Il est évident que l’Angleterre était au milieu d’une crise sociale et économique lorsque Bucer prit sa plume. En fait, l’année précédente, une série de révoltes massives avait explosé dans quelques pays majeurs. Les rebelles avaient été défaits à la fin de l’été 1549, mais la victoire n’était pas une conclusion définitive, et le Protecteur du Sommerset avait été ensuite congédié à cause de sa gestion de la crise, perçue comme mauvaise7. La rébellion de l’Ouest fut initiée par des catholiques conservateurs, en partie en réaction aux réformes liturgiques protestantes, comme le reconnaissait Pierre Martyr Vermigli, réprimandant à la fois les propriétaires et les paysans pour leur envie8. Dans les années précédant la rébellion, un parti influent de la Cour avait attiré l’attention sur le problème urgent du poids aggravé de la pauvreté et réclamé des réformes pour pourvoir à leurs besoins et contrer leurs oppresseurs9.
Pour la plupart des historiens du vingtième siècle, le principal coupable de la détresse économique et du mécontentement politique étaient les soi-disant enclosures. Les recherches ultérieures ont montré qu’en réalité, des forces économiques bien plus grosses et compliquées étaient le problème, et que les enclosures n’étaient qu’un bouc-émissaire bien pratique. Cependant, puisque Bucer lui-même était de ceux qui se sont penchés sur le problème de l’enclosure, examinons-le d’abord avant de nommer ces forces plus grandes.
Dans l’Angleterre médiévale, après l’abolition du servage, la propriété terrienne et l’accès à celle-ci étaient gouvernés par un ensemble complexe de propriétés et de droits d’usages. Un noble local présidait sur un manoir constitué de terres qu’il possédait directement, de terres exploitées par des locataires à vie qui payaient un loyer au seigneur, de terres baillées à court-terme et de communaux — des terres auxquelles la communauté avait accès pour le pâturage et l’agriculture, donnant ainsi des moyens de subsistance aux plus pauvres de la communauté10. À partir du milieu du XVe siècle, ces communaux furent progressivement enclos et divisés en plus petits morceaux de propriété privée ; cela a généré un usage de la terre plus efficace et profitable, amenant un développement économique stable et la prospérité à long terme — mais parfois au détriment des classes les plus pauvres. Le grand historien économique R. H. Tawney défend l’idée que les terres encloses étaient largement utilisées pour l’élevage ovin qui est une activité très profitable et moins intensive, ce qui a engendré un chômage massif. Les chômeurs, n’ayant plus accès aux communaux, étaient abandonnés à leur sort de vagabonds et de mendiants, et se concentraient dans les aires urbaines11.
Des études récentes ont largement remis en cause cette vision. En réalité, les enclosures des années 1530 et 1540 étaient limitées en comparaison avec d’autres périodes de l’histoire anglaise, et la plupart des enclosures eurent lieu de façon légale, avec l’accord de toutes les parties concernées (bien que, naturellement, les parties les plus puissantes en aient bénéficié de façon disproportionnée)12. D’où venaient alors les problèmes de chômage et de migration, dont se plaignaient les contemporains de cette période ? D’un boom démographique. La population d’Angleterre a quasiment doublé au seizième siècle, alors que les règnes des Tudor ont amené une paix relative et la stabilité après le chaos de la guerre de Cent Ans et de la guerre des Roses13. La croissance démographique a provoqué un pic du prix de la nourriture (exacerbée par l’inflation) et une baisse simultanée des salaires réels14. Et la productivité agricole croissante, due en partie aux enclosures, signifiait qu’il y avait encore moins d’emplois ruraux pour une population active croissant rapidement. Tout cela entraîna un pic du taux de pauvreté et l’augmentation des mendiants vagabonds et des pauvres urbains ; il n’est pas surprenant que beaucoup à cette époque, ne voyant pas les forces macroéconomiques plus grandes à l’œuvre, aient blâmé les enclosures.
Les propositions de réforme de Bucer pour la réforme agraire
Les discussions de Bucer au sujet des enclosures sont au chapitre 49 du DRC (« De la restauration des différents métiers. »). Il est frappant de voir que Bucer n’avait pas peur de continuer à écrire au sujet des enclosures même en 1550, après que les rébellions de 1549 avaient mené à une forte réaction conservatrice. Il encourage le roi à superviser un développement économique complet qui mettrait tout le peuple d’Angleterre au travail dans une activité qui serait profitable à la fois pour eux et pour tout le royaume. Le principal souci de Bucer quant aux enclosures, donc, n’est pas la propriété publique versus la propriété privée, mais le fait que tant d’enclosures étaient faites pour l’élevage des moutons.
Bucer commence sa discussion en remarquant qu’« il est clair que cette île a été dotée par le Seigneur d’un sol et d’un climat si bons qu’elle devrait être capable de produire bien plus de produits agricoles que ce qu’elle fait actuellement. » Le fait que Dieu ait donné à l’Angleterre des ressources naturelles et le fait que l’Angleterre ait la responsabilité donnée par Dieu de la développer aussi pleinement que possible ressemble à « l’éthique du travail protestante » de Weber. Cependant, Bucer continue, et dit que le but de cette mise en culture devrait être l’épanouissement humain maximal, et non le profit privé. La terre, dit-il, « devait être cultivée selon ses propres mérites et pour le bien de la communauté, aux dépens (partiellement, voire totalement) des profits de la laine. Vu que ce profit n’apporte qu’un luxe délétère et de la luxure, elle devrait être réattribuée à la subsistance des êtres humains qui sont à l’image de Dieu.15»
C’est un argument fascinant, même si nous pouvons critiquer son ignorance économique. En fait, la productivité agricole de l’Angleterre était globalement croissante du temps de Bucer : le problème était simplement qu’elle n’augmentait pas assez vite par rapport au boom démographique, et la profitabilité de l’industrie de la laine a aidé le développement économique à long terme qui, au cours des siècles, a apporté un soutien matériel sans précédent à tous16. Néanmoins, à court terme, les profits de la laine étaient largement privatisés alors que la pauvreté résultante était socialisée, ce qui fait un point pour Bucer. « Ils disent, continue Bucer en une sorte d’écho hyperbolique de Thomas More, que ce commerce de la laine a si bien augmenté que dans la plupart des endroits un homme utilise autant de terres pour la pâture de ses moutons que ce qui, il y a peu de temps, était utilisé pour nourrir mille hommes. » Le souci de Bucer est probablement l’impact de l’industrie lainière à la fois sur l’offre toujours contrainte de nourriture et sur l’emploi — même s’il y avait toujours assez de nourriture de produite, des milliers de personnes n’avaient de toute façon plus moyen de l’acheter vu qu’ils avaient perdu toute opportunité d’un travail honnête.
Pour Bucer, cette situation était un problème moral et théologique urgent parce qu’il affirmait que le but ultime de l’économie n’était pas la poursuite du profit privé, mais l’épanouissement de la vie humaine. Il fulmine : « Mais quelle personne pas complètement séparée de l’esprit du Christ ne peut manquer de reconnaître que les princes chrétiens doivent avoir comme projet majeur qu’il doit y avoir autant d’hommes de bien que possible, de partout, pour vivre à la gloire de Dieu ; ainsi donc de tels princes doivent par tous les moyens être vigilants de peur qu’une poignée d’hommes mauvais et néfastes, tels que ceux qui vivent pour leur propre intérêt plutôt que ceux de la communauté, excité par la stimulation infinie de l’avarice, déplace ces hommes de bien de leurs terres, et dérobent à l’Etat ses ornements, à savoir, des bons citoyens, et privent l’Eglise et les cieux d’adorateurs louant Dieu17. »
L’aspect le plus frappant de cet argument, si l’on met de côté ses éléments spécifiquement théologiques, est qu’il fut défendu bien plus tard par le très éloquent John Ruskin, un théoricien social de l’époque victorienne, qui écrit dans son chef-d’œuvre de 1860 Unto this last « Il n’y a de richesses que d’hommes » — que, logiquement, le seul digne but de l’accumulation de richesses matérielles est d’atteindre l’épanouissement maximal de la vie humaine. Pour Bucer cependant, la dimension théologique est essentielle. Plus il y a d’hommes et de femmes chrétiens, plus il y aura d’adorateurs qui rempliront l’Église sur la terre comme au ciel. Des dirigeants selon Dieu doivent s’assurer à la fois qu’autant de ses gens que possible deviennent chrétiens et qu’il y en ait le plus grand nombre possible. « Soyez féconds et multipliez-vous » est aussi un impératif politique. Et cela signifie qu’ils doivent gérer leurs économies pour assurer la plus large distribution possible des moyens de subsistance, plutôt que de laisser la richesse se multiplier entre peu de mains, freinant la multiplication des hommes et des femmes. Bucer conclut : « Ce que dit Proverbes 14:28 doit être médité : La plus grande gloire des rois est de voir son peuple croître et se multiplier ; leur majesté diminue quand le peuple diminue et décroît en nombre18. »
Bien sûr, il est possible que le souci particulier de Bucer soit mal placé ; en effet, comme nous le savons désormais, c’est précisément la rapide croissance démographique en Angleterre à cette époque qui fut largement responsable des pressions économiques intenses ressenties. Cependant, son principe est valide, et c’est seulement à travers la vigilance du gouvernement quant aux dangers de l’accumulation privée aux dépens des communs que l’Angleterre du début de la modernité a pu à la fois augmenter sa population et ses standards de vie.
Les propositions de Bucer pour soulager la pauvreté
Mais même si les propositions de réforme agraire de Bucer étaient complètement pertinentes et qu’elles avaient été appliquées, que faire en attendant ? Que faire des masses grandissantes de pauvres mendiants, sans-terre et au chômage ? Il n’y a aucun doute possible sur le fait que du temps des Tudor, la pauvreté augmentait rapidement, le résultat sans surprise d’une augmentation de la population plus rapide que l’augmentation des gains productifs. Les institutions médiévales existantes et les pratiques pour le soin des nécessiteux (ayant quasiment tous des invalidités physiques ou mentales) étaient sévèrement débordées en 1540 — non pas, quoiqu’en disent très souvent les historiens catholiques, à cause de la dissolution des monastères et de leurs programmes d’aides sociales (poor relief initiatives), mais à cause des pressions économiques à plus grande échelles. En effet, à tout prendre, les monastères faisaient plutôt partie du problème, avec les frères mendiants qui étaient détestés de tous pour leur paresse et leur poids stérile sur la société. Alors que des milliers de personnes dans un état de pauvreté desespérée bondaient les villes anglaises et vagabondaient dans les villages, différentes initiatives furent proposées pour régler le problème. Les propositions de Bucer étaient dans la même ligne que ce qui était généralement proposé à l’époque, mais elles étaient plus complètes et avant-gardistes qu’aucune loi encore établie. Il y a même quelques preuves qui indiquent qu’elles ont influencé la législation élisabéthaine d’aide sociale19.
Bucer a articulé toutes ses propositions autour du besoin de distinguer entre les pauvres méritants et non-méritants. Ce n’était pas une nouveauté dans la législation sociale anglaise, mais une insistance sur une caractéristique fréquente du droit du bas Moyen Âge. Cette législation, selon les mots de Marjorie McIntosh, « faisait une claire distinction entre les gens qui étaient incapables de travailler pour leur propre soutien, et les vagabonds valides qui préféraient se déplacer de ville en ville et vivre d’aumône20. » Ces derniers étaient sujets aux arrestations et (selon les variations de la loi et l’humeur du magistrat local) pouvaient potentiellement être sévèrement punis. Les premiers pouvaient demander le droit de mendier, qu’ils pouvaient afficher en demandant l’aumône pour démontrer qu’ils étaient authentiquement dans le besoin. Dans la pratique, les résidents locaux étaient prompts à ignorer les licences de mendicité, particulièrement à cause de la nature méritoire des aumônes dans l’Église médiévale tardive21. Les pauvres et les invalides pouvaient aussi s’inscrire aux centaines de petits hôpitaux ou aumôneries, des institutions semi-monastiques où les résidents travaillaient ou offraient des prières pour leurs bienfaiteurs en échange de leur soutenance quotidienne22. Avant le XVIe siècle cependant, la pauvreté chronique et répandue était rarement un problème23.
Alors que la pauvreté s’accroissait et devenait très visible sous le règne d’Henri VIII, et que les humanistes catholiques aussi bien que protestants exprimaient des inquiétudes grandissantes au sujet de la justice à l’égard des pauvres, l’Église et le gouvernement cherchaient des moyens nouveaux de résoudre le problème. L’ancienne approche médiévale était fatalement déficiente parce que, bien qu’il y eût tant de bénéfices spirituels automatiques à aider les pauvres, il n’y avait pas d’encouragement à distinguer ceux qui étaient réellement nécessiteux des fraudeurs. Les tentatives pour résoudre ce problème se concentraient généralement sur le renforcement des paroisses locales comme centres de dons et de distributions charitables24. C’est précisément sur cela que Bucer s’appuie dans ses propositions.
Bucer voulait que chaque Église se dotât d’autant de diacres sages et selon Dieu que possible, qui seraient responsables, tout d’abord « d’enquêter pour savoir combien exactement il y a de personnes indigentes qui vivent dans chaque Église, pour lesquelles il serait équitable que l’Église pourvoie aux nécessités de la vie. » Ils devaient exclure de ce nombre ceux qui « pouvaient se soutenir eux-mêmes par leurs propres moyens », mais préféraient l’oisiveté. De plus, dès que c’était possible, les nécessiteux devaient être pris en charge par des proches et des parents qui avaient les moyens, et ainsi « épargner les Églises de façon à ce qu’elles nourrissent davantage et aident ceux qui n’avaient ni foyer ni familles qui voulait ou pouvait les aider25. » La tâche du diacre n’allait pas être facile, et requerrait une attention constante, des enquêtes détaillées, une bonne comptabilité, et de fréquentes vérifications chez ceux qui recevaient les aides pour voir s’ils en faisaient bon usage. Cela peut paraître dur, pingre, ou paternaliste, mais il faut noter que le problème en arrière-plan était que les Églises étaient dépassées parce qu’il y avait plus de pauvres que ce que leurs capacités leur permettaient. Un usage judicieux des ressources était donc primordial.
Bucer disait aussi que les diacres devaient garder une comptabilité scrupuleuse de toutes les dépenses et de tous les fonds qui entraient, pour qu’ils fussent sans reproche26. Il encourage le Roi et le gouvernement à vérifier que les ressources données autrefois pour les pauvres, dont le clergé romain avait abusé, retrouvent leur bon usage, et que les paroisses avec des salaires cléricaux excessifs les ramènent à un niveau plus raisonnable pour libérer des fonds pour les pauvres. Enfin, vu que la charité allait être gérée de façon plus institutionnelle, la mendicité allait être tout simplement interdite, et il n’y aurait plus besoin pour les donneurs d’aumône individuels de chercher à savoir si ce mendiant particulier était valide ou non.
En fait, Bucer insiste lourdement sur le fait que les individus ne doivent pas faire ainsi, au point où « si quelqu’un est surpris en train de donner quelque chose de façon privée à un nécessiteux », il serait passible de la discipline d’Église27. C’est peut être le point le plus frappant et, à nos yeux, le plus dérangeant de son traitement. Bucer reconnaît que beaucoup « objecteront qu’il est inhumain que les mains des fidèles soient closes de manière à ne pas pouvoir faire le bien selon leur propre jugement à ceux qu’ils trouvent être nécessiteux ; car il se trouve d’excellentes personnes parmi les pauvres, qui ont honte d’aller demander l’aumône à l’Église28. » Cependant, Bucer est soucieux du problème posé par ceux qui peuvent gagner leur vie mais ne le font pas, ou qui gaspillent ce qu’ils reçoivent, trompant des chrétiens bien intentionnés afin qu’ils donnent ce qui devrait être réservé à des personnes réellement nécessiteuses. Bucer note qu’« une personne privée ne peut pas faire d’enquête sur le pauvre d’une façon aussi fiable que ceux qui, missionnés pour cela par leur Église, le font quotidiennement29». L’aide sociale doit être entre les mains d’hommes expérimentés qui gèrent cette activité complexe tous les jours. L’opposition de Bucer pour la charité privée semble être aussi venir du contexte du temps, dans lequel les individus cherchaient à gagner un mérite spirituel privé pour leur aumône, et qui aggravait le problème humain de l’orgueil. En reprochant « l’arrogance » des aumônes privées, Bucer a l’air de bien saisir combien la motivation de l’aumône privée est d’être reconnu des autres et de faire sentir aux bénéficiaires qu’ils ont une dette auprès des donateurs, contrairement à ce qui advient quand on donne de façon anonyme à une caisse commune de l’Église30.
Cela ne veut pas dire que Bucer ignore le souci de ceux des pauvres trop honteux pour demander de l’aide à l’Église. En tant que pasteur sage et expérimenté, il est tout à fait au courant de cette difficulté, et note que dans ce cas, ceux qui connaissent bien la personne nécessiteuse doivent faire remonter l’information aux diacres. Les diacres doivent aussi « prendre en compte non seulement les besoins de la personne mais aussi leurs sensibilités », offrant de l’aide d’une telle façon « que l’on n’ajoute pas l’affliction de la honte à celle de la pauvreté31. » De plus, les Églises doivent entretenir une atmosphère où la pauvreté n’est jamais un sujet de honte.
Un dernier point des propositions d’aide sociale de Bucer mérite notre attention. Comme auparavant pour les réformes agraires, Bucer reconnaît que les problèmes spirituels et matériels ne peuvent pas être séparés. Bucer ne veut pas simplement que le pauvre « vive », mais qu’il « vive pour le Seigneur32. » Il expose ceci à la fin de son traitement : « Il n’est pas suffisant que la gentillesse chrétienne donne la nourriture, l’abri et le vêtement à ceux qui sont dans un besoin extrême. » ; au contraire, « ils doivent donner si généreusement les dons que Dieu leur a donnés » que les pauvres filles incapables de se marier faute de dot puissent le faire, que les garçons prometteurs puissent faire des études pour le ministère, et que « les hommes fidèles qui sont au chômage puissent vivre de leur métier et nourrir leurs enfants et les éduquer dans le Seigneur et se montrer être les citoyens les plus profitables de la communauté […]. Car, continue-t-il, il suffit à peine pour les Églises de Christ que les gens soient tout juste vivants, mais il faut également pourvoir à leur vie dans le Seigneur en vue d’une certaine utilité mutuelle les uns aux autres, tant à l’intérieur de l’État que de l’Église ». Dans ce but, la charité de l’Église doit se préoccuper d’éducation, des compétences et de la formation qui permettent à chaque membre de la communauté de pouvoir éventuellement « contribuer au bien commun par quelque chose et prouver à lui-même qu’il est un vrai membre utile du Christ33. »
Malheuresement, les propositions de Bucer pour la réforme du ministère diaconal ne furent jamais mises en application ; l’Église d’Angleterre continua d’utiliser l’office de diacre comme un office pour la prédication et la liturgie, plutôt que pour le soin des pauvres. Cependant, les aides sociales articulées autour de la paroisse devinrent la norme dans l’Angleterre protestante, avec des résultats éminemment positifs, même si le problème de pauvreté général s’aggrava avec la montée continue de la population34.
Conclusion
Avançons jusqu’à nos jours. Le caractère séculier de notre gouvernement civil rend le partenariat rapproché que Bucer avait en tête anachronique et peut-être impraticable, bien que la faith-based Initiative de George W. Bush ait été une tentative louable dans cette direction. Les résultats de cette séparation peuvent être vus dans la disparation à la fois de la séparation entre nécessiteux authentique et frauduleux que Bucer défendait, et dans la disparition de l’attention holistique des besoins matériels et spirituels que toutes approche équilibrée de la charité doit comporter. Il est bon de noter aussi qu’à force d’assumer un total recouvrement de la membriété d’église avec la citoyenneté, Bucer ne nous fournit pas beaucoup de conseils sur comment prioriser les besoins des saints sur ceux du dehors. Cependant au moins trois leçons demeurent à partir des recommandations de Bucer :
- Une économie ne peut jamais être vue de façon amorale, et elle doit être jugée par sa capacité, non à générer un profit privé, mais à accroître le nombre et l’épanouissement des « fils de Dieu ».
- Bien que les Américains préfèrent souvent la flexibilité et le contrôle direct de la charité privée, Bucer défend fermement des institutions de charité centralisée (quoique locales) qui collectent et distribuent selon les besoins les plus urgents.
- Le but de la charité n’est pas simplement d’empêcher ceux qui portent l’image de Dieu de mourir de faim. Il s’agit plutôt de reconnaître notre solidarité avec tous les membres de la société, particulièrement ceux qui sont dans l’Église, et donc d’équiper chaque homme et chaque femme afin qu’il soit une membre productif et éduqué du corps social, capable de bénir l’un et l’autre et d’édifier le royaume de Dieu.
Illustration de couverture : Joost Cornelisz Droochsloot, Saint Martin coupant une partie de son manteau pour un mendiant, 1623.
- Martin Luther, De la Liberté du chrétien.[↩]
- Cf. Jake Meadeor, « That no one should live for himself », in W. Bradford Littlejohn, Jonathan Thomes (éd.), Beyond Calvin : Essays on the Diversity of the Reformed Tradition, Davenant, 2017, pp. 1-20.[↩]
- Cf Constantin Hopf, Martin Bucer and the English Reformation.[↩]
- Martin Greschat, Martin Bucer : a Reformer and his Times, Louisville, KY : WJK Press, 2004), p. 239.[↩]
- Hopf, Bucer in the English Reformation, Oxford : Blackwell, 1946, p. 100.[↩]
- Édition citée : Of the Kingdom of Christ, in Wilhelm Pauck, Melanchton and Bucer, Louisville, KY : WJK Press, 2006, p. 180.[↩]
- Pour l’étude la plus récente, cf Andy Wood, the 1549 Rebellioins and the Making of Early Modern England (Cambridge, CUP, 2007).[↩]
- Cf. le texte complet et le commentaire dans W.J Torrance Kirby, The Zurich Connection and Tudor Political Theology, Leyde : Brill, 2007, ch. 3.[↩]
- Wood, 1549 Rebellions, pp. 31-38.[↩]
- Cf. Eric Kerridge, Agrarian Problems in the Sixteenth Century and After, Londres : George Allen and Unwin, 1969, ch. 1-3 pour une revue complète.[↩]
- Tawney, The Agrarian Problem in the Sixteenth Century, New York : Burt Franklin, 1912.[↩]
- Wood, Riot, Rebellion and Popular Politics, p. 83.[↩]
- Barret L. Beer, Rebellion and Riot : Popular Disorder in England in the Reign of Edward VI, Kent, OH : Kent State University Press, 2013, p. 19.[↩]
- Beer, Rebellion and Riot, pp. 19-21.[↩]
- DRC, p. 338.[↩]
- Kerridge, Agrarian Problems, pp. 127-28.[↩]
- DRC, p. 338.[↩]
- Ibid.[↩]
- Hopf, Bucer, pp. 100, 120-121.[↩]
- McIntosh, Poor Relief, p. 41.[↩]
- McIntosh, Poor Relief, pp. 42, 45-52.[↩]
- McIntosh, Poor Relief, ch. 3.[↩]
- McIntosh, Poor Relief, p. 48.[↩]
- McIntosh, Poor Relief, p. 127.[↩]
- DRC, p. 307.[↩]
- DRC, pp. 309-310.[↩]
- DRC, p. 311.[↩]
- DRC, p. 312.[↩]
- Ibid.[↩]
- DRC, p. 311.[↩]
- DRC, p. 313.[↩]
- DRC, p. 308.[↩]
- DRC, p. 315.[↩]
- McIntosh, Poor Relief, p. 138.[↩]
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