Hemmingsen sur les trois formes de justice — Eric Hutchinson
26 août 2020

Cet article est une traduction de Hemmingsen on Three Kinds of Justice de Eric Hutchinson, originellement publié sur le blog The Davenant Institute. Eric Hutchinson est professeur adjoint de lettres classiques au Hillsdale College, où il dirige également le Collegiate Scholars Program. Ses recherches portent sur l’intersection du christianisme et de la civilisation classique dans l’Antiquité tardive et la modernité précoce. Il est l’éditeur et le traducteur de Neils Hemmingsen, On the Law of Nature : A Demonstrative Method (CLP Academic, 2018).


Les luthériens du XVIe siècle furent prolifiques dans la rédaction de “postilles”, des sermons types basés sur les textes de l’Évangile pour les dimanches et les principales fêtes du calendrier ecclésiastique. (Le mot “postille” vient du latin post illa verba textus, “après les mots du texte”). On peut penser au “postille de l’Eglise” et au “postille de la maison”, écrits par Martin Luther, par exemple, ainsi qu’aux recueils de Philip Mélanchthon et de Martin Chemnitz. Niels Hemmingsen, lui aussi – que l’on peut considérer comme le Mélanchthon danois – rédigea une série d’homélies postilles, premièrement publiées au début des années 1560 et fréquemment republiées par la suite, qui fut rapidement traduite en anglais et en allemand. Son homélie sur le texte de l’Évangile pour le sixième dimanche après la Trinité, récemment célébré, a beaucoup à nous apprendre sur la signification théologique du terme “justice” ou droiture.

Niels Hemmingsen, artiste inconnu.

Mais avant tout, permettez-moi de faire une observation générale sur les homélies d’Hemmingsen, qui suivent toutes une structure bien définie.

Pour commencer, Hemmingsen fait une brève enarratio, ou exposé sommaire du texte. Au terme de cet exposé, il recense les sujets abordés dans le texte ou ceux qui s’y rapportent. Il examine ensuite chaque sujet en détail, mettant en lumière les thèmes théologiques et moraux du texte d’une manière claire, organisée, attractive et accessible1. Les sermons d’Hemmingsen sont des œuvres d’une profonde perspicacité et d’une piété pratique qui ne s’éloignent jamais des fondamentaux de la croyance et de la pratique chrétiennes.

La péricope du sixième dimanche après la Trinité est Matthieu 5:20-26. Cette division du texte est légèrement différente de ce que l’on trouve dans la plupart des Bibles modernes, qui placent une coupure de paragraphe avant le v. 21, au moment où le Christ expose la véritable signification de l’interdiction de meurtre du Décalogue. Mais sans le v. 20 comme introduction, le traitement d’Hemmingsen aurait beaucoup moins de sens. En effet, le v. 20 fournit le principe de base, ou directeur, permettant de comprendre l’affirmation du Christ selon laquelle non seulement le meurtre, mais aussi la colère injuste envers son frère, sont des violations du commandement interdisant d’ôter la vie à quelqu’un. Lorsque le Christ enseigne que “si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous ne pouvez entrer dans le royaume des cieux”, il montre que la simple conformité extérieure à la loi ne suffit pas pour obtenir la citoyenneté céleste.

En effet, le v. 20 en lien avec les vv. 21-26 est la raison de la division des thèmes en deux parties proposée par Hemmingsen. La seconde partie est, sans surprise, une explication du cinquième commandement (selon la division augustinienne ; c’est le sixième commandement de la division réformée classique). Mais la première – sur laquelle je me concentre ici – concerne les trois types de justice que l’on trouve dans les Écritures : la justice pharisienne (ou “la justice des pharisiens”), la justice légale (ou “la justice selon la loi”) et la justice chrétienne (ou “la justice du Christ”). Le chrétien ne doit rien avoir à faire avec la première mais doit vivre selon les deux dernières.

La justice pharisienne, telle qu’Hemmigsen la définit , “consiste en une morale extérieure, sans crainte de Dieu ni foi en Dieu, puisqu’elle s’attend à gagner le paradis en récompense de ses propres œuvres2”. Comme elle est purement extérieure, elle est conçue pour être vue par les hommes : elle cherche l’apparence du bien, quelle que soit la pourriture putride qu’elle dissimule à l’intérieur de la personne. C’est pour cette raison, comme le note Hemmingsen, que le Christ accuse les pharisiens d’être tel des “sépulcres blanchis à la chaux”. Une telle “bonté” n’est pas meilleure que celle qu’un acteur pourrait incarner sur scène, et elle a précisément la même valeur morale devant Dieu : aucune. Comme le dit un autre Danois, le Prince du Danemark, “Il semble bien que ce soit le cas, car ce sont des actes qu’un homme pourrait simuler.”

La justice légale, la seconde forme de justice dont parle Hemmingsen, est tout à fait différente. Il s’agit de la justice requise par la loi de Dieu, “parfaite, pure et éternelle”. Elle exige non seulement l’obéissance extérieure, mais aussi l’obéissance du cœur, l’amour de Dieu et du prochain d’où jaillit l’obéissance extérieure.

Mais peut-on être justifié devant Dieu par cette justice légale ? Depuis la chute d’Adam dans le péché, la réponse est non, et donc, comme les Pharisiens, nous sommes toujours sans espoir ni paradis.

Ce n’est pas tout à fait exact. Hemmingsen note qu’il y en a eu un, et un seul, qui l’ait fait : Le Christ, “qui par son obéissance à la loi a été justifié devant Dieu”. Alors que notre propre obéissance est impure et temporaire, celle du Christ était “parfaite, pure et éternelle”.

Cela peut nous aider à comprendre la nature de la “justice chrétienne”, ainsi que ses différences et ses points communs avec la justice légale. La justice chrétienne, telle qu’elle est définie par Hemmingsen, est “l’obéissance du Christ imputée à celui qui croit”. Celui qui est juste “évangéliquement parlant” ou “conformément à l’Évangile” est celui dont les péchés sont pardonnés et à qui la justice du Fils a été imputée. Contrairement à la justification selon la justice légale, la justification selon la justice chrétienne n’exige pas les œuvres de la loi ; car elle vient par la foi. “Nous concluons donc”, écrit Hemmingsen, “que la justification chrétienne est l’absolution du péché de la personne qui croit en Christ, l’imputation de la justice du Christ à cette personne et son entrée dans la vie éternelle par la grâce sur la base des oeuvres du Christ”.

La justice chrétienne diffère donc à la fois de la justice légale et de la justice pharisienne.

Elle diffère de la justice légale de quatre manières : la justice légale “vient des œuvres”, alors que la justice évangélique est accordée ” indépendamment des œuvres ” ; la justice légale ” appartient à celui qui œuvre “, alors que la justice évangélique “appartient à celui qui croit” ; la justice légale”n’est pas imputée par grâce”, mais “provient du mérite de sa propre obéissance”, alors que la justice évangélique “est imputée en dehors du mérite de sa propre obéissance” ; et, enfin, la justice légale “est formelle, puisqu’elle est constituée des justes actions de l’homme”3, alors que la justice évangélique est “imputable, puisque les justes actions du Christ sont imputées à celui qui croit”. ”

De même que les deux “justices” diffèrent, leurs justifications respectives diffèrent également. Lorsque l’on “est considérée comme légalement justifié”, nous passons du statut d’injuste” à celui de “juste en vertu de notre propre justice et de notre respect de la loi”. Mais lorsque l’on “est dit justifié évangéliquement”, nous passons de “coupable à non coupable en raison de la justice du Christ, qui est appréhendée par la foi”.

Ensuite, tout comme la justice chrétienne diffère de la justice légale, elle diffère aussi de la justice pharisienne, qu’elle “surpasse” de quatre manières : cause, qualité, effet et but.

“La cause de la justice chrétienne”, dit Hemmingsen, “est Dieu, le mérite du Christ et la foi qui appréhende la bonté que Dieu offre”. Mais “la cause de la justice pharisienne est l’hypocrisie humaine, l’ignorance de la justice de Dieu, et l’observance extérieure des traditions humaines”.

La cause de la justice chrétienne est Dieu, le mérite du Christ et la foi qui appréhende la bonté que Dieu offre.

Qu’en est-il de la qualité ? Pour la justice chrétienne, c’est “l’obéissance et l’accomplissement de la loi en Christ”. Pour la justice pharisienne, elle n’est “qu’un masque extérieur de moralité feinte et mensongère”.

Et tout comme leurs causes diffèrent, leurs effets diffèrent également. L’effet de la justice du Christ est “un esprit nouveau”, ainsi que des choses telles que la dépendance de Dieu, l’humilité, le début de l’obéissance à Dieu, et “le plaisir que procure la loi du Seigneur, après avoir reçu la certitude que la damnation a été annulée par le mérite du Christ”. Mais l’effet de la justice pharisienne est “l’orgueil, la vantardise, la superstition et le mépris du prochain”.

Pour finir, leurs buts : En ce qui concerne la justice chrétienne, il s’agit d’être réconcilié avec Dieu, d’avoir accès à sa présence et de le glorifier, ainsi que de d’obtenir la vie éternelle ; en ce qui concerne la justice pharisienne, il s’agit de se glorifier soi-même, tout en volant Dieu, de se vanter devant les hommes et, finalement, de subir un horrible châtiment dans l’au-delà, à moins que le pharisien ne se convertisse au Seigneur.

Il est évident que la justice pharisienne n’a pas sa place dans la vie chrétienne. Mais qu’en est-il de la justice légale ? La réflexion d’Hemmingsen sur “l’effet” de la justice chrétienne (c’est-à-dire la “nouveauté d’esprit”) nous aide à voir que oui, en réalité, la justice légale s’applique toujours au chrétien justifié.

Ceci est particulièrement clair dans un paragraphe de la thèse d’Hemmingsen sur les trois utilisations de la loi. Nous les considérons le plus souvent comme les “première, deuxième et troisième utilisations de la loi”, mais Hemmingsen utilise une terminologie différente, “externe, interne et spirituelle”. Celles-ci correspondent aux dualismes pauliniens de l’homme “intérieur” et “extérieur” et de l’homme “ancien” et “nouveau”.

L’utilisation “externe” de la loi concerne l’homme extérieur, c’est-à-dire l’homme dans sa vie temporelle, civique, où elle nous aide, avec les lois civiles et humaines, à vivre honorablement.

L’utilisation “interne” de la loi concerne le vieil homme, l’Adam qui réside en nous comme le bébé Xenomorph dans le film Alien. Selon cette perspective, la loi nous révèle notre péché et la colère de Dieu qu’il mérite.

L’utilisation “spirituelle” de la loi, en revanche, concerne l’homme nouveau, de sorte que “par la foi, nous commençons à manifester l’obéissance à Dieu conformément à sa loi autant que nous le pouvons dans cet état de corruption”. Et cette obéissance “est agréable à Dieu en raison de la foi en Christ”. Autrement dit, la foi en Christ purifie notre obéissance de ses imperfections aux yeux de Dieu.

Mais, si nous sommes honnêtes, nous connaissons notre fragilité, nos manquements et les débuts hésitants que nous faisons dans cette vie. Ayant reconnu nos lacunes et nos iniquités, Hemmingsen nous ramène à l’Évangile à la fin de sa section sur le cinquième commandement “Tu ne tueras pas” :

Puisque personne ne peut accomplir ce que ce commandement exige, repentons-nous, réfugions-nous en Christ, et essayons ensuite d’obéir à Dieu selon ce commandement autant que nous le pouvons avec l’aide du Christ, à qui soit la gloire aux siècles des siècles. Amen.


  1. Le locus ou méthode thématique, qui a longtemps été le mode rhétorique utilisé pour l’organisation des connaissances, a été utilisé de manière particulièrement célèbre dans les Loci communes de Mélanchthon, une œuvre de dogmatique chrétienne qui reprend la structure de base des sujets abordés dans la lettre de Paul aux Romains.[]
  2. Toutes les traductions sont personnelles.[]
  3. Comparez le discours d’Aristote sur la vertu, qu’Hemmingsen utilise ailleurs comme une façon correcte et adéquate d’aborder le développement du caractère dans la sphère de la vie quotidienne de l’homme, dans le domaine temporel et civique, mais non comme une façon d’être justifié devant Dieu en conformité avec la perfection divine. À titre d’exemple, voir ci-dessous l’usage “externe” de la loi.[]

Nathanaël Fis

Nathanaël est ancien en formation à l'Eglise Bonne Nouvelle à Paris. Il est l'heureux époux de Nadia et père de Louis. Il étudie la théologie à Thirdmill Institute ainsi qu'au Birmingham Theological Seminary.

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