Quelle crise vivons-nous ? J’ai lu l’opuscule L’Idolâtrie de la vie d’Olivier Rey, auteur de plusieurs ouvrages apparement fascinants, et je suis maintenant persuadé que la véritable crise n’est pas celle que nous voyons au premier abord. C’est ce que j’espère vous montrer par cet article qui résumera la réflexion de Rey et tentera de l’approfondir et de l’étendre.
Un État paternel
Au cours des siècles qui ont précédé la Révolution française, des famines ont frappé la France, dont certaines ont été particulièrement violentes. Le gouvernement ne s’engageait pas vraiment pour mettre fin à ces désastres (quelques faibles tentatives ont bien été effectuées, mais elles furent insuffisantes). Malgré cela, le peuple, excepté quelques révoltes locales de faible ampleur, n’a pas reproché au souverain la survenue et les conséquences de ces famines.
Un changement s’opèra lorsque dans les années 1720-1730, l’administration royale se mit à essayer de prévenir et d’atténuer ces disettes. Un service d’observation fut mis en place, qui utilisait les ressources des régions plus prospères pour renflouer les régions plus affaiblies. Mais les moyens matériels et logistiques restaient limités et les rivalités entre fournisseurs empêchaient l’action de l’administration, atténuant les pénuries. Surtout, une nouvelle tendance de l’opinion publique se dessina alors : « une propension à considérer qu’un défaut de subsistances était imputable au gouvernement ». Ainsi, en 1789, la famine, qui n’était pas si terrible comparée à celles des années précédentes, provoqua la méfiance du peuple contre le gouvernement. La faim devint alors l’un des principaux catalyseurs de la Révolution. C’est le constat d’Émile Faguet, cité par Rey, qui n’hésita pas à affirmer :
[La Révolution française] n’a rien d’idéaliste, rien de philosophique, rien de religieux, rien de sublime, rien in excelsis. Elle est très terre à terre. Les hommes qui l’ont commencée sont très réalistes. Ils n’avaient pas de principes. Les principes de 1789 ? Il n’y en a pas […]. Tout simplement ils mouraient de faim et désiraient cesser de mourir. Il n’y a pas autre chose dans les Cahiers de 1789.
Rey en déduit alors :
Plus le pouvoir central porte secours aux citoyens, plus ceux-ci sont enclins à lui reprocher les maux dont ils souffrent. Quand l’État ne peut rien, ou presque rien, personne ne songe à se plaindre de son inaction contre les calamités. Quand il peut davantage, les citoyens ont tendance à s’exagérer ses pouvoirs et, sinon à le penser tout-puissant, du moins à réagir comme s’il l’était, et à considérer que c’est uniquement par mauvaise volonté, corruption, incurie, incompétence ou gabegie qu’il ne résout pas leurs difficultés.
Le gouvernement répond à cet appel en garantissant au peuple qu’il peut être le souverain demandé. Le gouvernement, même en temps de crise, doit assurer et rassurer, en affirmant qu’il peut tout contrôler. Pour répondre à cela, il exagère ses capacités tandis que le peuple, en retour, amplifie ses attentes.
Cependant, ce faisant, nous avons oublié le principe de subsidiarité par lequel « ni l’État ni aucune société ne doivent jamais se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés intermédiaires au niveau où elles peuvent agir, ni détruire l’espace nécessaire à leur liberté »1. En bref ce qu’on peut faire à notre niveau, l’État ne devrait pas s’en charger. Pour une belle défense de ce principe, voir celle proposée par Foi et vie réformées lors de son dernier colloque sur la pensée politique protestante.
Ainsi, demander aux gens de confectionner ses propres masques pourrait être considéré comme un « aveu de faiblesse ». En outre, la fabrication artisanale de masques est contraire au fonctionnement de notre économie moderne : « chaque personne [doit être] cantonnée à une tâche bien délimitée, en échange de laquelle elle reçoit de l’argent, qui lui permet d’acheter ce qui correspond à ses besoins et à ses désirs ». Si les gens prennent plaisir à fabriquer à nouveau leurs biens, au lieu d’être approvisionnés, le principe de notre économie serait mis à mal. Rey remarque également que le retour de la couture pour le confectionnement des masques arrêterait la progression du féminisme. Sa position n’est pas farfelue puisqu’il relève, par exemple, que le gouvernement a publié Le guide des parents confinés dans lequel l’avis n° 33 s’intitule « Comment transmettre le féminisme ». Et il n’était apparement pas le seul préoccupé par ce phénomène.
Cette crainte confirme d’ailleurs la réflexion introductive de Rey : le peuple devient toujours plus passif et l’État toujours plus paternel lorsque le premier confie toujours plus au dernier. Avec ce guide pour parents confinés, c’est la scolarité qui est transférée. Les parents ont appris, petit à petit, à se décharger de ce fardeau pour donner le monopole à l’institution scolaire, qu’elle ne pourra bientôt plus supporter. Un paradoxe se dessine alors : « plus l’institution scolaire devient puissante, plus elle devient impuissante ».
Rey ne manque pas de constater l’analogie avec la situation sanitaire. Ces derniers siècles, les autorités publiques ont progressivement mis en place un « système de santé » dont le programme n’a fait que s’étendre. Nous avons fini par « attendre de lui qu’il devienne un guérisseur universel ».
Autrement dit, là aussi, plus le système croît, plus il déçoit — parce que les attentes enflent à l’infini, alors que les capacités à les combler, même multipliées, demeurent bornées.
Face à une pandémie, le gouvernement se retrouve alors sur le banc des accusés tandis que le virus ne sera même pas inquiété. N’est-ce pas le gouvernement qui doit tous nous guérir ? Il aura beau se justifier des moyens mis en place, des capacités développées et, comprenant la leçon, s’équiper davantage, l’évolution des attentes suivra :
L’anthropologue Marshall Sahlins a décrit l’âge de pierre comme un âge d’abondance ; notre époque, où les moyens n’ont jamais autant abondé, est un âge de pénurie généralisée. L’impression de misère s’amplifie, s’universalise.
Constatant cela, soulignons premièrement que, de notre côté la tempérance est de mise : vérifions avant tout si nos cris d’orfraie sont justes. Soulignons aussi qu’elle est de mise du côté de nos autorités : elle ne doit pas présumer de ses forces. Surtout, demandons un retour de ce beau principe de subsidiarité.
Une santé souveraine
La santé est devenue l’un des fondements éthiques majeurs de notre société. En son nom, les uns sont justifiés tandis que les autres sont condamnés. Et en effet, prenant l’exemple de l’innovation technologique, Rey montre que l’avancement dans ce domaine et son expansion dans la société sont réalisés par l’invocation des avancées thérapeutiques. Et les non-convaincus devront quand même s’y plier: « tout le monde est sommé de se taire, sous peine de passer pour un monstre qui veut la souffrance des malades et leur mort ». Inversement, ce sont des arguments sanitaires qui peuvent se permettre de fermer la porte au nez des innovations technologiques.
Bref, la santé a le dernier mot, elle décide en dernier lieu ce qui est bien ou mal. Elle est devenue déterminante et elle restreint ainsi la sage réflexion accompagnant la recherche du bien commun. Alors que cette recherche est complexe en visant ce qui est bon pour tous et pour chacun, elle devient simpliste lorsque la santé est reine. Souveraine, cette dernière étouffe la voix de nombreux facteurs éthiques. Edward Feser dénonçait ainsi :
Les êtres humains ont un droit naturel de travailler pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ils ont un droit naturel de se réunir pour le culte religieux. Ils ont un droit naturel de décider de la meilleure façon d’éduquer leurs enfants. Ils ont un droit naturel à la liberté d’action dans les activités sociales quotidiennes ordinaires. Ils ont un droit naturel à la stabilité et à la prévisibilité nécessaires à la planification à long terme, que l’État de droit est censé garantir. L’interférence avec ces activités et biens humains normaux cause de graves dommages. Par conséquent, bien qu’ils puissent en principe être temporairement suspendus en cas d’urgence, il existe une forte présomption contre cela. La charge de la preuve incombe toujours au gouvernement qui doit démontrer que l’interférence avec ces biens est strictement nécessaire, et non aux citoyens de démontrer qu’une telle interférence est inutile.
Donc, « Les confinements fonctionnent-ils ? » n’est pas la bonne question. Mais plutôt : « Savons-nous avec une certitude morale que les confinements sont strictement nécessaires pour prévenir les dommages potentiels du virus, et que ces dommages sont plus importants que l’ensemble des dommages causés par les confinements eux-mêmes ? »
De la même manière, Pierre Manent, dans une émission sur le sujet, n’hésitait pas à rappeler :
Le confinement a provoqué l’arrêt des institutions fondamentales de la société, des institutions qui lui donnent sens, qui lui donnent forme, qui lui donnent vie : les écoles, la justice, les cultes religieux […]. En faisant cela, on a arrêté la vie humaine.
Lié à cela, nous pouvons remarquer que le règne de la santé dans nos réflexions est assuré par la place toujours plus grande laissée à la science dans nos réflexions éthiques. Cette souveraineté ne peut se faire sans la nouvelle religion de l’État, le scientisme. Partant des réflexions de Feyerabend, Feser nous éclaire sur cette religion :
Feyerabend a soutenu que le rationalisme scientifique est « une forme sécularisée de la croyance dans la puissance de la parole de Dieu ». Comme les Écritures, la science est considérée comme étant en dehors de tous les autres systèmes et pratiques de croyance humaine, et comme ayant l’autorité de les juger sans être jugée par eux.
Les praticiens du rationalisme scientifique fonctionnent comme les gardiens sacerdotaux de cette révélation, la délivrant au reste de la société et leur disant comment l’interpréter et l’appliquer. Comme les prélats dans l’Église médiévale, leur autorité et celle de l’institution qu’ils représentent sont présentées comme incontestables.
Si les affirmations d’un autre système de croyance sont en conflit avec ce que disent les scientifiques, on considère que ces autres systèmes doivent changer pour se conformer à la science, et jamais l’inverse. Penser de manière critique est considéré comme une réflexion en accord avec la science et non comme une critique de la science elle-même.
Le système éducatif inculque ces attitudes, ainsi que les diverses délivrances des sciences, tout comme l’éducation religieuse inculque des doctrines théologiques et une acceptation sans réserve de celles-ci. La science se voit ainsi conférer des droits et des privilèges auxquels aucune autre institution de la société n’a droit — ni la famille, ni l’Église, ni l’État.
C’est au nom de la science et pour la santé que le confinement a été imposé. Le scientisme a parlé et sa parole ne peut être révoquée. Pourtant,
Il ne s’ensuit pas, cependant, que les fermetures étaient nécessaires ou justifiables au-delà de cela, et il est insensé d’affirmer catégoriquement que « les confinements sont efficaces » ou de prétendre que crier « Science » suffit à les justifier. Pour ce qui est de ce dernier point, la question de savoir si les confinements sont une bonne idée ou non n’est pas purement scientifique. En plus des considérations épidémiologiques, il y a des questions sur les effets que les confinements ont sur les gagne-pains et les économies des gens, leurs répercussions sur les questions de santé autres que la COVID-19, les coûts psychologiques des confinements, leurs effets sur l’éducation, des questions sur les circonstances dans lesquelles il est éthiquement permis d’imposer des fardeaux aussi importants aux citoyens, des questions sur les effets des confinements sur la stabilité sociale et politique, etc. Les épidémiologistes et les médecins n’ont aucune compétence particulière sur la plupart de ces questions. Leur résolution relève de la tâche de l’homme d’État (le politikos d’Aristote) — et non du scientifique , dont le rôle consiste simplement à fournir des conseils experts mais faillibles sur certains aspects de la question. Prétendre le contraire est du scientisme, pas de la science.
Edward Feser, « The rule of lawlessness », 2020, consultable en ligne.
De plus, cette intronisation de la santé n’a pu se faire que dans le cadre d’une doctrine libérale, en œuvre dans notre pays. Nous pouvons comprendre ce qu’elle est en relisant les célèbres mots d’Adam Smith :
Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme.
Ou en nous fiant au résumé d’Olivier Rey :
La logique économique libérale […] soutient que le bien commun sera d’autant mieux réalisé que les hommes auront renoncé à en décider collectivement et poursuivront, chacun pour son compte, leurs intérêts particuliers, il ne saurait en aller autrement.
L’intérêt de l’homme étant avant tout la conservation de soi, nous comprenons pourquoi la santé est celle qui aura le plus de voix. C’est elle qui garantira cette préservation et permettra à chacun de poursuivre son propre intérêt. La logique actuelle a donc tout intérêt à défendre la santé.
Il apparaît alors un paradoxe que Rey soulèvera particulièrement dans l’émission à laquelle participait Manent : pour sauver le principe même de l’économie libérale, garantir la poursuite de son propre intérêt, il a fallu mettre en pause cette même économie. En effet, sacrifier des individus pour le bien général, sacrifier la santé de certains pour le bien commun, n’aurait plus été du libéralisme.
La vie, redéfinie
Olivier Rey s’attache ensuite à montrer comment la vie a été redéfinie dans les derniers siècles. Cette évolution illustre celle de la sécularisation de notre société. La matérialité et non plus le sacré sous-tend les réflexions philosophiques et, par conséquent, nos définitions. Les quatre premières éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1694, 1718, 1740, 1762) définissaient la vie comme étant « l’union de l’âme avec le corps ». Un changement s’opère dès la cinquième édition, en 1795, où la vie n’est plus que « l’état des êtres animés tant qu’ils ont en eux le principe des sensations et du mouvement ». Rey finit avec la huitième et dernière édition, celle de 1935 qui donne la définition suivante :
Activité spontanée propre aux êtres organisés, qui se manifeste chez tous par les fonctions de nutrition et de reproduction, auxquelles s’ajoutent chez certains êtres les fonctions de relation, et chez l’homme la raison et le libre arbitre.
Ainsi, progressivement, une définition purement fonctionnelle a pris le dessus. Elle concentre « l’attention sur la vie présente » tandis que « le credo chrétien se termine par une attente de la résurrection des morts et de la vie future ». La vie a été redéfinie, Rey la nomme la « vie nue ». Elle nous pousse même à détourner nos regards de ceux qui l’ont perdue. Il y a un « désir de ne rien avoir à faire avec les défunts », désirant que « les cadavres disparaissent à l’instant de notre champ de perception ». Pour Rey, c’est notamment cette fuite devant les morts qui a facilité le sacrifice de la bonne tenue des cérémonies funéraires pendant cette crise.
La modernité a changé notre vision de la vie. Mais, d’ailleurs, la modernité a-t-elle tenu ses promesses ? A-t-elle réellement permis « le passage de l’hétéronomie à l’autonomie », à l' »émancipation des hommes qui avaient autorité sur leurs actions (religion, nature, tradition) » ? Rey se permet d’en douter. Il ose car il sait qu' »en même temps qu’elle oblige, la transcendance dégage de bien des sujétions. Elle lie, mais aussi elle délie. »
En rejettant la transcendance, l’homme, s’il veut survivre, doit reconstruire. Il doit notamment s’atteler à reconstruire une morale, à redéfinir son telos. « Nous sommes entrés dans le monde des valeurs » et sortis du monde des vertus. Mais, comme le souligne Rey, « puisque le sujet qui pose les valeurs vaut plus que les valeurs qu’il pose, aucune valeur ne vaut, en tant que telle, qu’on puisse, si les circonstances y invitent, lui sacrifier sa vie ».
Ainsi, cette même vie redéfinie par « la sortie de la religion » a maintenant pris la place du sacré. Redéfinie, façonnée par la main de l’homme puis adorée, elle est une idole. (On comprend ainsi le titre qu’a donné Rey à son ouvrage.) Elle ne peut être sacrifiée et doit être protégée avant tout. Mais qui le peut ? En quête d’un protecteur, l’homme « se trouve de plus en plus disposé à se soumettre aux puissances qui protègent ladite vie ». Ainsi, nous nous retrouvons dans la « situation décrite par Hobbes, où l’individu accepte de se soumettre au pouvoir du Léviathan en échange de la protection que celui-ci est censé lui assurer contre la mort ». L’homme courbe alors l’échine, non plus devant son Dieu, mais devant celui qui pourra lui assurer longue et belle « vie ».
Conclusion
C’est en une cinquantaine de pages que Rey décortique un mal grandissant et particulièrement éclairé par la situation actuelle : l’idolâtrie de la « vie ». (Rey souhaitait initiallement mettre ce dernier mot entre guillemets dans son titre pour souligner qu’il ne dénonce pas la vie que le christianisme, notamment, reconnaît mais celle qui a été redéfinie.) Nous avons pu humblement approfondir et étendre ses réflexions et essayer de prendre du recul sur la crise que nous vivons. Ce faisant, nous pouvons proposer plusieurs pistes d’amélioration pour les différents problèmes soulevés :
- retrouvons le principe de subsidiarité. Il nous permettra notamment de guérir de notre infantilisation grandissante.
- reconsidérons l’étendue et la compléxité du bien commun pour mieux le chercher.
- comme le recommande Feser, séparons la science de l’État. Une nouvelle loi de 1905 pour la science s’impose.
- jugeons les principes du libéralisme.
- repensons notre définition de la vie.
- invitons à nouveau la religion dans notre société. Le sacré et ses transcendanteux ont leur place. Bien entendu je plaide et prie pour un retour du christianisme.
« Moi je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela? »
(Jean 11:25-26)
- RAZTINGER, Joseph, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération – Libertatis conscientia, 22 mars 1986 AAS 79 (1987) 554-599, § 73[↩]
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