L’ONU et l’avortement
22 octobre 2020

232 200. Ce nombre, tragiquement élevé, a récemment été rendu public. C’est le nombre d’interruptions volontaires de grossesse pratiquées en France en 2019. Le taux de recours atteint 15,6 IVG pour 1 000 femmes âgées de 15 à 49 ans en métropole et 28,2 en outre-mer. Un record depuis 30 ans. Il est particulièrement élevé chez les femmes de 20 à 29 ans, atteignant 27,9 IVG pour 1 000 femmes (métropole et outre-mer cumulés). Des chiffres terribles.

Les responsables ? Ils sont nombreux. Mais l’un d’eux a la voix qui porte : l’ONU. Grand défenseur du droit à l’avortement, il cherche à l’étendre dans le monde et à assurer son maintien dans les pays déjà acquis à la cause. Heureusement certains pays veillent, refusent cette politique et s’y opposent ouvertement. Ils ne semblent pas trouver écho mais ils continuent néanmoins leur combat. Face au maintien de leur opposition pendant la crise, au moins pour certains, la providence de l’ONU ne s’est pas arrêtée non plus. Elle a veillé pour ce droit mais aussi pour d’autres.

Mais, contre toute attente, l’ONU semble être pro-vie de jure. Incroyable, non ? Pourtant, c’est la conclusion que l’on peut tirer à partir de certains de ses textes, partagés par Stephanie Gray lors de cet échange.

Jetons tout d’abord un coup d’œil au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en vigueur depuis le 23 mars 1976. Avant cela, soulignons que l’Observation générale n° 36 sur l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, concernant le droit à la vie, a été adoptée en 2018, mais empressons-nous d’affirmer qu’elle n’agit pas sur les mots relevés ni sur la réflexion qui en découle. Depuis juillet 2019, ce pacte a 173 parties signataires.

Voici comment débute ce Pacte, dans son préambule :

Les États parties au présent Pacte,
Considérant que, conformément aux principes énoncés dans la Charte des Nations Unies, la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde…

Nous y apprenons que tous les membres de la famille humaine possèdent une dignité inhérente leur conférant des droits égaux et inaliénables. Les fœtus, encore à l’abri dans le ventre de leur mère sont donc concernés. En effet, les enfants proviennent de la procréation humaine, de l’union féconde entre deux êtres humains. Les fœtus sont donc des humains eux-mêmes et font partie de la famille humaine.

Le Pacte ne parle pas de personne, notion autour de laquelle le débat sur l’avortement s’articule souvent. En effet, dans Practical Ethics, Peter Singer défend l’existence de deux sens de l'”être humain” qui se chevauchent mais ne coïncident pas. Le premier consiste à être un “membre de l’espèce Homo sapiens” tandis que le second est une “personne”1. L’être doit avoir certaines facultés pour être appelé une personne. Et pour Singer, ces facultés sont la rationalité et la conscience de soi2. Ainsi, pour lui, l’embryon, le fœtus avancé, l’enfant profondément déficient intellectuellement, et même le nouveau-né n’ont pas ces facultés et ne sont donc pas des personnes. Par conséquent, il n’est pas nécessairement mal de les tuer. La défense de l’avortement et de l’infanticide par Singer s’articule autour de cette distinction.

Dans le débat sur l’avortement d’autres notions rentrent en jeu dans différents arguments mais cette distinction est l’une des plus discutées. Les défenseurs de l’avortement n’ont généralement pas de problème à reconnaître que le fœtus est un membre de l’espèce humaine. Cependant, comme Singer, ils refuseront le statut de personne à certains membres de cette espèce.

Cette distinction n’est pas limitée aux discussions entre éthiciens mais est aussi fondamentale dans le domaine légal et judiciaire3. Par exemple, la décision du tristement célèbre arrêt Roe v. Wade qui a marqué un tournant pour la légalisation de l’avortement aux États-Unis s’est articulée autour du refus du statut de personne au fœtus. Je tenterai donc de revenir sur cette distinction dans un autre article.

Il est donc important de constater que l’ONU ne parle pas de personne ici mais de membre de la famille humaine. Le fœtus a donc une “dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine” et “des droits égaux et inaliénables”. L’ONU se doit donc de défendre équitablement, avec justice, les droits de la mère et du fœtus. Il ne peut se contenter d’affirmer comme le fait ici John-Stewart Gordon que le fœtus a un quasi-droit à la vie, similaire à celui des animaux.

Je suppose que c’est cette dignité inhérente qui fait que ce pacte défend aussi dans l’article 6 le principe suivant :

Une sentence de mort ne peut être imposée pour des crimes commis par des personnes âgées de moins de 18 ans et ne peut être exécutée contre des femmes enceintes.

On voit ainsi que la mort d’un deuxième être humain veut être évitée lors d’une condamnation à mort. Le fœtus possède bien cette dignité humaine et l’ONU la défend dans ce cas-ci. Cependant, l’ONU a depuis réalisé un protocole facultatif pour l’abolition de la peine de mort en 1989. Mais cette proposition ne bouleverse pas le constat que l’homme reconnaissait et reconnaît (seules 88 parties sur 173 adhèrent à ce protocole) l’intuition que la condamnation à mort d’une femme enceinte met fin à la vie d’une être humain innocent. Une intuition toujours plus refoulée.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques a jusqu’ici concentré notre attention. Mais nous pouvons avec joie relever que la “reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables” est aussi défendue dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Les droits de l’homme sont donc aussi les droits des fœtus. Et comme le dit le deuxième paragraphe:

la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité…

C’est exactement ça. Tout a commencé par une méconnaissance et un mépris des droits de l’homme qui ont conduit à un acte de barbarie : l’avortement. Et il devrait encore révolter la conscience de l’humanité. Alors pourquoi ? Pourquoi l’ONU contredit-elle ce qu’elle défend avec fierté ? Pourquoi ne défend-elle pas la vie de tout membre de la famille humaine ? Pourquoi choisit-elle de considérer les droit de la mère comme absolus, et les droits de son enfant comme méprisables ? Pourquoi choisit-elle de défendre la mise à mort de plusieurs dizaines de millions d’innocents chaque année ?

La réponse courte : l’ONU politise et redéfinit les droits de l’homme qu’elle défend. Et elle ne fait pas seulement cela avec les droits des fœtus. Par exemple, un rapport récent sur la liberté de religion ou de croyance et l’égalité des sexes a récemment été présenté au Conseil des droits de l’homme des Nations unies. La liberté de religion est mise sous silence face à des droits que l’on estime évidemment supérieurs. Voici le résumé qu’en fait Public Discourse :

Ce rapport récent est l’une des tentatives les plus audacieuses des progressistes au sein de la bureaucratie des droits de l’homme pour affirmer de nouveaux droits, promouvoir l’avortement et affirmer les expressions et les comportements associés à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, tout en sacrifiant au passage le droit internationalement reconnu aux protections de la liberté de religion et de conscience. […]


L’objectif déclaré du rapport du rapporteur spécial était d’aborder le sujet de la violence et de la discrimination fondées sur le genre dans le contexte de la liberté de religion. Il aurait pu se concentrer sur les violations substantielles de la liberté de religion que subissent de nombreuses femmes dans le monde, en particulier les femmes issues de communautés religieuses minoritaires qui sont trop souvent la cible de mauvais traitements et de violences. Au lieu de cela, ce rapport s’est concentré presque exclusivement sur la condamnation de ceux qui croient en la protection de l’enfant à naître, au mariage comme étant l’union d’un homme et d’une femme, et à l’immuabilité du sexe biologique.


Ironiquement, ce rapport de l’expert putatif — et défenseur — de la liberté religieuse traite la religion et les croyants religieux comme étant le problème. Le rapporteur spécial a inclus dans les principales conclusions du rapport une liste de “violences et de discriminations fondées sur le genre résultant des lois et des politiques de l’État qui sont fondées sur des ‘justifications’ religieuses”. Il note en outre “que les États qui ont des lois criminalisant les relations homosexuelles consensuelles ont parfois fait référence à des ‘justifications’ religieuses pour les maintenir… au motif que [cette interdiction légale] préserve les principes de l’islam ou du christianisme”.


Le rapporteur spécial a également inclus “les restrictions de l’État sur l’accès aux droits sexuels et reproductifs” dans la liste des exemples de violence et de discrimination basées sur le genre. Il note avec inquiétude que “dans un certain nombre de pays, les gouvernements continuent de maintenir des interdictions partielles ou totales de l’accès à l’avortement, et des personnalités religieuses ont à la fois encouragé ces mesures et plaidé contre les efforts de réforme des lois”. Et il exprime sa désapprobation envers “les édits religieux discriminatoires [qui] influencent les lois et les politiques qui restreignent les droits sexuels et reproductifs”, y compris “les interdictions partielles ou totales de l’accès à l’avortement et à la contraception, les interdictions des technologies de reproduction assistée et de la chirurgie de changement de sexe, et les restrictions de diffusion d’une éducation sexuelle basée sur la preuve“.


Le rapport poursuit en décrivant les accommodements sur la base de la croyance religieuse comme un domaine particulièrement préoccupant, et se demande si l’objection de conscience des praticiens médicaux à la pratique de l’avortement devrait être autorisée.

L’ONU semble ainsi avoir l’habitude de défendre des droits de jure et de faillir de facto. Elle devrait être pro-vie mais ne l’est pas. “Faites ce que je dis, pas ce que je fais.” Ce n’est pas innocent, c’est lâche et c’est la source d’un chiffre atroce : 232 200.

Illustration :  Lodovico Mazzolino, Massacre des innocents, huile sur toile, vers 1528.


  1. SINGER, Peter, Practical ethics, New York : Cambridge University Press, 2011, pp. 73-74.[]
  2. Ibid., p.75.[]
  3. MCHUGH, James T., « What is the Difference Between a “person” and a “human Being” within the Law », The Review of Politics, vol. 54, no 3, 1992, pp. 445‑461.[]

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