La laïcité est-elle un rempart suffisant contre les violences religieuses1 ?
I. Plus de laïcité pour moins d’extrémisme ?
Une première réponse à cette question, évidente, est que la laïcité n’est pas dans les faits un rempart suffisant contre l’extrémisme. Les événements que nous avons vécus ces derniers mois l’indiquent assez : la République française, si attachée au concept de laïcité qu’elle a forgée depuis la Révolution Française qu’elle lui a donné une assise légale avec la loi de séparation de l’Église et de l’État2, n’a su empêcher l’essor d’un extrémisme religieux dont les actions les plus marquantes sont dans tous les esprits. La laïcité française n’est pas, de ce point de vue, la panacée contre les violences d’origine religieuse : elle n’est pas un rempart efficace contre l’extrémisme.
Pourtant, nous lisons sous la plume d’un journaliste des religions aussi averti qu’Henri Tincq que dans « une société devenue multiculturelle, elle apparaît de plus en plus comme la réponse, radicale et salutaire, à la montée du communautarisme et à la menace de division du pays3. » L’idée entretenue par nombre de nos compatriotes, et par les politiciens qui surfent sur cette vague, est la suivante : la République n’est pas encore assez laïque pour contenir l’extrémisme. Ce qu’il faut, c’est plus de laïcité, une laïcité plus ferme, plus stricte, plus rigide – une laïcité de combat. Henri Tincq poursuit :
Le retour de cette « laïcité de combat », dirigée […] contre l’islam intégriste, supposerait la fin de toute concession : dans la construction de salles de prières et de mosquées pour laquelle des municipalités louent souvent des terrains à des taux avantageux ; dans les cantines scolaires où l’on distribue de plus en plus des plats halal ; dans les piscines où sont tolérées des plages horaires réservées aux femmes musulmanes ; dans les hôpitaux où se produisent abusivement des refus de médecins hommes pour soigner des femmes musulmanes ; dans les universités où il est de moins en moins rare de voir des foulards islamiques.
C’est cette logique qui sous-tend un phénomène observé au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, à l’occasion de l’apparition sur les réseaux sociaux du cri de ralliement #PriezPourParis : un dessinateur de Charlie Hebdo, Joann Sfar, a produit sur le réseau social Instagram ce dessin sur lequel nous pouvions lire : « Amis du monde entier, merci pour le #PriezPourParis, mais nous n’avons pas besoin de plus de religion ! Notre foi, c’est la musique ! Les baisers ! La Vie ! Le Champagne et la joie ! #ParisisaboutLife4 ».
Ce dessin est l’une des expressions plaisantes, à coup sûr, du laïcisme qui veut cantonner toute manifestation religieuse à la sphère strictement privée. Et beaucoup de nos compatriotes, et peut-être beaucoup d’entre nous, sont favorables à ce durcissement de la laïcité – pour qu’elle constitue enfin un remède efficace contre l’extrémisme.
II. La religion est-elle la source véritable des violences religieuses ?
Le problème de ce point de vue provient du diagnostic posé. L’hypothèse qui sous-tend cette idée est la suivante : la religion génère l’extrémisme religieux, elle en est la cause. Il faut donc moins de religion pour avoir moins de violences religieuses, plus de laïcité pour faire barrage à l’extrémisme causé par les religions, en empêchant la religion de s’exprimer dans la sphère publique.
Derrière l’idée de la laïcité comme rempart à l’extrémisme, il faut donc se demander si, en effet, la religion est vraiment la cause de l’extrémisme et si les violences religieuses sont réellement les conséquences de la religion, qu’il faudrait pour cette raison affaiblir.
Cette idée n’est pas seulement entretenue dans des discussions de comptoir au café du commerce. Des intellectuels de premier plan cautionnent l’idée que « la résurgence des violences légitimées religieusement » est une conséquence directe de « la résurgence contemporaine de la religion », en s’appuyant sur quatre lignes principales d’argumentation :
- La religion génèrerait l’extrémisme parce que la vision du monde religieuse impliquerait un double mouvement de dénigrement de l’ici-bas et de conquête du monde au nom de la réalité transcendante dont elle est la gardienne – ce qui justifierait la violence.
- Les religions monothéistes sont exclusivistes : il n’y a qu’un seul Dieu, qui est le leur, qui est de leur côté – et les autres sont les ennemis du vrai Dieu, ce qui justifierait la violence.
- La création du monde par Dieu devrait être analysée comme un acte de violence qui fait du monde la chose de Dieu qui impose violemment une forme à la matière informe. Armé d’une telle perception du monde, les croyants seraient naturellement poussés à vouloir eux aussi s’imposer au monde de Dieu – ce qui justifierait la violence.
- L’idée d’une nouvelle création implique également une grande violence de la part de Dieu qui mettra violemment un terme au monde que nous connaissons et qui jettera en enfer ceux qui ne croient pas en lui. Ceux qui croient ce genre de choses seraient naturellement poussés à dénigrer le monde présent et à mépriser ceux que Dieu enverra en enfer – ce qui justifierait là encore la violence.
Chacun de ces arguments s’avère infondé et le raisonnement qui sous-tend chacun d’entre eux peut être déconstruit aisément5, mais ils montrent l’un après l’autre combien la méprise sur la foi chrétienne est facile, et combien les intellectuels sont enclins à céder à l’idée qu’avec moins de religion – et plus de laïcité – il y aurait moins de violence. Mais ce n’est pas le verdict de la Bible. Car d’où vient la violence pour elle ? « Car c’est du cœur que viennent raisonnements mauvais, meurtres, adultères, inconduites sexuelles, vols, faux témoignages, calomnies. Voilà ce qui souille l’être humain » (Mt 10.19-20). Le diagnostic biblique concernant les violences d’origines religieuses est le même que pour tous les autres péchés : c’est le cœur de l’homme, sa corruption de nature, qui entache tout son être, sa pensée, ses émotions, sa volonté, ses actions. Pour faire barrage à l’extrémisme religieux, il ne s’agit donc pas de contenir la religion dans la sphère privée, car cela est vain tant que le cœur humain reste inchangé.
Ce qu’il faut, c’est un nouveau cœur, et non une nouvelle organisation des relations entre la religion et la sphère publique, quelle qu’elle soit. Ce qu’il faut contrer, ce n’est pas la religion des gens religieux, c’est le péché qui est en eux, comme en tous les hommes, qu’ils soient religieux ou irréligieux. Ce qu’il faut donc c’est la propagation de l’Évangile dans notre société, l’acceptation du règne du Christ par des personnes qui ne sont pas encore chrétiennes, et une compréhension approfondie des implications pratiques du règne du Christ sur nos vies par celles qui le sont déjà. L’Évangile : voilà ce qui seul peut faire barrage à l’extrémisme religieux.
Illustration de couverture : H. Robert, La Bastille aux premiers jours de sa démolition, 1789.
- Adapté d’un article paru en novembre 2018 dans La Revue Réformée n°288[↩]
- Pour une introduction historique à la laïcité française, consulter l’inévitable J. Baubérot, Histoire de la laïcité en France, 6e éd., Paris, PUF, 2007. Du côté des ouvrages d’érudition, se reporter au grand classique publié en 1929 et réédité récemment : G. Weill, Histoire de l’idée laïque en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 2004.[↩]
- H. Tincq, « Liberté, égalité, fraternité, laïcité. Mais quelle laïcité ? », <http://www.slate.fr/story/96767/liberte-egalite-fraternite-laicite>, consulté le 10 novembre 2020.[↩]
- J. Sfar, <https://www.instagram.com/p/-C-NNrHZXh/ >, consulté le 10 novembre 2017 : « friends from the whole world, thank you for #prayforPARIS, but we don’t need more religion! our faith goes to music! Kisses! Life! Champagne and Joy! #ParisisaboutLife » .[↩]
- Voir M. Volf, « Christianity and Violence », Boardman Lectureship in Christian Ethics, 2002, p. 1‑16 pour une analyse fine de ces arguments et les réponses qu’il est possible d’y apporter. Une réserve importante doit toutefois être posée concernant « l’espoir » qu’il entretien d’un salut universel.[↩]
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