Comment Dieu peut-il avoir un fils ? – Thomas d’Aquin
13 août 2021

Voici un extrait d’un court livre d’apologétique de Thomas d’Aquin intitulé Les raisons de la foi. Il l’a écrit pour répondre aux objections des musulmans (qu’il désigne par « Sarrasins ») contre des doctrines chrétiennes1 comme la Trinité, l’incarnation. Ce qui en fait une ressource très utile et très actuelle pour dialoguer avec nos amis musulmans. D’autant plus qu’elle nous vient du ou d’un des meilleurs philosophes chrétiens. Voici le troisième chapitre où Thomas explique ce que les chrétiens veulent dire quand ils affirment que Jésus est le Fils de Dieu (source : le site de l’Institut docteur angélique2).


Il faut tout d’abord considérer comme ridicule cette moquerie par laquelle ils nous raillent de ce que nous affirmons que le Christ est Fils de Dieu, comme si Dieu avait une épouse. Puisqu’ils sont charnels, ils ne peuvent concevoir que ce qui est du domaine de la chair et du sang. Or n’importe quel individu raisonnable peut considérer que le mode de génération n’est pas le même en toutes choses ; mais que dans chaque chose elle se fait selon la propriété de sa nature : chez certains animaux par l’union du mâle et de la femelle, quant aux plantes, c’est par dissémination ou germination, et autrement encore chez d’autres créatures. Mais Dieu n’est pas d’une nature charnelle, qui aurait besoin d’une femme à laquelle s’unir pour la génération d’une progéniture. Il est au contraire d’une nature spirituelle ou intellectuelle, très supérieure à toute nature intellectuelle créée ; la génération en Dieu doit donc s’entendre selon la manière qui convient à une nature spirituelle. Et, quoique l’intellect divin ne saurait être comparé à notre intellect, nous ne pouvons cependant pas en parler sinon selon la similitude [analogique] de ce que nous trouvons dans notre intellect.

Or notre intellect connaît tantôt en puissance et tantôt en acte. Chaque fois qu’il est en acte de connaître, il produit quelque chose d’intelligible, comme une progéniture de lui-même : c’est la raison pour laquelle on appelle cela un ‘concept de l’esprit’. C’est ce concept qui est signifié par la parole extérieure. C’est pourquoi, de même que la parole signifiante est appelée ‘verbe extérieur’, de même le concept intérieur de l’esprit, signifié par le verbe extérieur est dit ‘verbe de l’intellect ou de l’esprit’.

Or ce concept de notre esprit n’est pas l’essence même de notre esprit, mais bien un accident de celui-ci, parce que notre connaître même ne constitue pas l’être même de notre intellect, sans quoi notre intellect serait toujours en acte de connaître. C’est pourquoi le verbe de notre intellect peut être appelé ‘concept’ ou ‘progéniture’ selon une certaine similitude, et surtout lorsque notre intellect se connaît lui-même, c’est-à-dire en tant que ce concept qu’il forme de lui-même est semblable à l’intellect, par la vertu duquel il est conçu, comme un fils est semblable au père qui l’engendre par sa puissance génitrice. On ne peut cependant pas appeler proprement du nom de ‘progéniture’ ou de ‘fils’ le verbe de notre intellect, parce qu’il n’a pas la même nature que notre intellect. Tout ce qui procède d’une autre chose, même s’il lui est semblable, n’est pas appelé ‘fils’, sans quoi l’image de soi-même que quelqu’un peint serait proprement appelée ‘fils’. Mais pour que ce qui procède puisse porter le nom de ‘fils’, il est requis qu’il ressemble à ce dont il procède et qu’il soit de la même nature que lui.

Et puisque le connaître en Dieu n’est rien d’autre que son être même, il s’ensuit que le Verbe conçu dans son intellect n’est pas quelque accident ou quelque chose d’étranger à sa nature. Mais en tant que Verbe, il signifie ce qui procède d’un autre et est semblable à ce dont il est le Verbe. On retrouve en effet cela dans notre verbe. Mais, en plus, ce Verbe divin n’est pas quelque accident, ni quelque partie de Dieu, qui est simple, ni quelque chose d’étranger à la nature divine ; c’est au contraire quelque chose de complet qui subsiste dans la nature divine, se définissant comme ce qui procède d’un autre, sans quoi le terme ‘verbe’ ne se peut pas comprendre.

Cette réalité qui procède d’une autre en lui étant semblable et subsistant dans une même nature, nous l’appelons ‘Fils’, selon l’usage de la langue humaine. Nous appelons donc Fils de Dieu le Verbe de l’intellect divin, selon la manière dont les choses divines peuvent être nommées par des mots humains. Quant à Dieu dont Il est le Verbe, nous l’appelons Père, et nous disons de la procession du Verbe qu’elle est la génération du Fils, une génération immatérielle et non pas charnelle comme le supposent les hommes charnels.

Mais il y a aussi autre chose en quoi la génération susdite du Fils excède toute génération humaine, ou bien matérielle par laquelle l’homme naît d’un autre homme, ou bien intelligible selon le mode de conception d’un verbe dans l’esprit humain. Dans l’un et l’autre cas en effet, ce qui procède par voie de génération se trouve temporellement postérieur à ce dont il procède. Un père en effet n’engendre pas dès lors qu’il commence d’être, mais il convient qu’il parvienne de l’état d’imperfection à l’état de perfection, dans lequel il puisse engendrer. Ensuite, ce n’est de nouveau pas aussitôt qu’il accomplit l’acte qui a en vue la génération que lui naît un fils, puisque la génération charnelle consiste en un certain changement et une succession. Il en va de même de l’intellect : ce n’est pas immédiatement, dès le début, qu’un homme est apte à former des concepts intelligibles ; et même lorsqu’il arrive à un état de perfection, il n’est pas toujours en acte de connaître, mais il n’est d’abord qu’en puissance de connaître avant de le devenir en acte, et, de temps en temps, il cesse de connaître en acte et reste connaissant en puissance seulement ou selon l’habitus [c’est-à-dire suivant les dispositions acquises de son savoir].  

Ainsi donc le verbe humain est postérieur à l’homme dans le temps, il cesse aussi quelquefois d’être sans pour autant que l’homme ne cesse d’être à ce moment là ; mais il est impossible que cette façon d’être convienne à Dieu, en qui ne se trouvent ni imperfection, ni changement, ni même passage de la puissance à l’acte, puisqu’Il est lui-même acte pur et premier : le Verbe de Dieu est donc coéternel à Dieu lui-même.

Il y encore une autre différence entre notre verbe et celui de Dieu. Notre intellect en effet ne connaît pas toutes choses simultanément, ni par un acte unique, mais bien par plusieurs actes de connaître ; et c’est la raison pour laquelle les conepts de notre intellect sont multiples. Mais Dieu connaît toutes choses en même temps et par un acte unique, puisque son connaître ne peut que faire un avec son être même ; il s’ensuit qu’il n’y a en Dieu qu’un Verbe seulement.

Il faut en outre considérer une autre différence : c’est que le verbe de notre intellect n’en égale pas la puissance de concevoir puisque, lorsque nous concevons quelque chose par l’esprit, nous en pouvons encore concevoir beaucoup d’autres. C’est pourquoi le verbe de notre intellect est imparfait et il arrive qu’on le développe par association (ou composition) de sorte qu’un concept plus parfait soit conçu à partir de plusieurs concepts moins parfaits, comme lorsque l’intellect conçoit quelque énonciation ou définition d’une chose. Mais le Verbe divin égale la puissance de Dieu, parce que Dieu, par son essence, se comprend lui-même et toutes les autres choses. C’est pourquoi le Verbe qu’Il conçoit par son essence, en se comprenant lui-même et toutes choses, est à la mesure de son essence ; ce Verbe est donc parfait, simple et égal à Dieu.

Et pour la raison que nous avons déjà mentionnée, nous appelons ‘Fils’ le Verbe de Dieu, nous confessons qu’Il est de même nature que le Père et coéternel à Lui, unique et parfait.

  1. Bien sûr, sur ce blog, en tant que Protestants réformés, nous rejetons les chapitres sur l’eucharistie et le Purgatoire. C’est pourquoi nous ne publierons pas les chapitres qui y sont consacrés.[]
  2. Une institut d’étude catholique qui propose des formations en philosophiques et en théologie pour découvrir Thomas d’Aquin. On trouve toutes ou quasiment toutes les œuvres de Thomas gratuitement en ligne sur leur site.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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