Une interprétation « klinienne » de Romains 5,12-21
9 décembre 2021

Le texte qui suit est la retranscription d’un sermon sur Romains 5,12-21 prêché en 2015 à la Chapelle de Nesle, à Paris. Il traduit pour la première fois en français l’interprétation qu’a donnée de ce passage l’un des théologiens majeurs de la théologie biblique réformée au XXe siècle, Meredith G. Kline, notamment dans son article « Gospel Until the Law », d’une importance cruciale à mes yeux.


12À cause de cela, tout comme par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort est passée à tous les hommes, parce que tous ont péché…

13(car, jusqu’à la Loi, le péché était dans le monde, or le péché n’est pas imputé quand il n’y a pas la Loi, 14mais la mort a régné depuis Adam jusqu’à Moïse aussi sur ceux qui n’avaient pas péché dans la ressemblance de la transgression d’Adam, lequel est le prototype de celui qui devait venir.)

15(Mais l’acte de grâce n’est pas comme la faute ; car si, par la faute d’un seul, les « nombreux » sont morts, à plus forte raison la grâce de Dieu et le don dans la grâce d’un seul homme, Jésus-Christ, ont-ils abondé pour les « nombreux ». 16Et ce don n’est pas comme ce qui advient par un seul homme ayant péché ; en effet, tandis que le verdict, après un seul péché, aboutit à la condamnation, cet acte de grâce, après de nombreuses fautes, aboutit à l’acquittement, 17car si, par la faute d’un seul, la mort a régné par lui seul, à plus forte raison ceux qui reçoivent l’abondance de la grâce et le don de la justice régneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ.)

18Ainsi donc, comme par la faute d’un seul la condamnation s’étend à tous les hommes, aussi ainsi par l’acte de justice d’un seul la justice de la vie s’étend à tous les hommes, 19car, tout comme par la désobéissance d’un seul homme les « nombreux » ont été constitués pécheurs, aussi ainsi, par l’obéissance d’un seul, les « nombreux » seront constitués justes. 20Or la Loi s’est introduite afin que la faute foisonne ; mais là où le péché a foisonné, la grâce a surabondé, 21afin que, tout comme le péché a régné dans la mort, aussi ainsi la grâce règne par la justice en vue de la vie éternelle, par Jésus-Christ notre Seigneur.

Jusqu’ici la Parole de Dieu. Qu’il nous bénisse par elle !

C’est notre deuxième semaine dans cette deuxième partie de l’épître aux Romains, ses chap. 5-8 que nous étudierons dimanche après dimanche jusqu’à la fin novembre. Notre passage de ce matin est notoirement difficile. Il fait certainement partie de ces « des passages difficiles à comprendre » chez l’apôtre Paul que l’apôtre Pierre évoquait en 2 P 3.16.

Je vous propose de nous concentrer sur trois aspects : (I) ce que dit Paul ici, (II) comment il communique ce message, et (III) pourquoi il parle de ce dont il parle ici.

I. Ce que Paul dit dans ce passage

Dans ce passage, Paul n’est pas en train de donner un enseignement sur le péché, sur sa propagation, et sur la relation de chacun d’entre nous avec Adam, le premier homme, et avec son funeste premier péché.

Il parle bien de tout cela, mais ce n’est pas l’objet de son discours ici. D’ailleurs Paul a déjà longuement traité de la question du péché plus tôt dans sa lettre (1,19-3,20) avec pour objectif de prouver que tous ont péché, et sont donc séparés de Dieu, méritant sa colère (3,23). S’il dit des choses nouvelles sur notre relation au péché, c’est presque de manière accidentelle, parce que Paul a autre chose en vue que de nous entretenir ici du péché. Alors que fait Paul ici ? Que nous enseigne-t-il ici ?

La réponse se trouve dans la structure de notre passage. Et voici : le v. 12 est une phrase que Paul ne termine pas. 12À cause de cela, tout comme par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort est passée à tous les hommes, parce que tous ont péché…

En français, comme en grec, lorsqu’on commence une phrase par « tout comme », il faut la poursuivre par « de même ». Mais ce n’est pas ce qu’est fait Paul ici. Il stoppe sa phrase à la fin du v. 12, il la laisse en suspens, et rien dans les vv. 13-14, ni dans les vv. 15-17 ne correspond au balancement attendu. Et pour quelle raison ? Parce que les vv. 13-14, et les vv. 15-17 forment deux parenthèses dans le raisonnement de Paul. Il faut attendre le v. 18 pour qu’arrive enfin le « de même » que nous n’attendions plus.

C’est là que Paul reprend sa pensée, au v. 18 : 18Ainsi donc, comme par la faute d’un seul la condamnation s’étend à tous les hommes… Il s’agit bien là de la reformulation de ce qu’il a dit au v. 12, que tout comme par un seul homme le péché est entré dans le monde. Mais cette fois, il établit le parallèle qu’il voulait nous montrer depuis le début de cette section : comme par la faute d’un seul la condamnation s’étend à tous les hommes, aussi ainsi par l’acte de justice d’un seul la justice de la vie s’étend à tous les hommes. Autrement dit, le cœur de ce que dit Paul dans ce passage, se trouve à la fin du passage, dans les vv. 18-21, qui explicitent la pensée commencée au v. 12 et laissée en suspens.

Cela signifie que le début du v.18 (par la faute d’un seul la condamnation s’étend à tous les hommes) est en fait le résumé du v. 12 : par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort est passée à tous les hommes, parce que tous ont péché…

Ce qui est visé, c’est la condition tragique de l’humanité suite au péché d’Adam, une condition caractérisée par le règne du péché et de la mort sur la vie de tous les humains. Mais l’enseignement de Paul, ici, ce n’est pas le caractère terrible de cette horrible vérité de la corruption de la nature humaine, de l’emprise du péché et de la mort sur notre être — même si toutes ces choses sont vraies.

L’enseignement de Paul, ici, c’est qu’il y a un principe contraire à celui du règne du péché et de la mort : comme par la faute d’un seul la condamnation s’étend à tous les hommes, aussi ainsi par l’acte de justice d’un seul la justice de la vie s’étend à tous les hommes. Paul veut que nous y voyions un motif glorieux d’espérance : nous ne sommes pas abandonnés à la futilité, à la triste domination du péché et de la mort. L’acte de justice accompli par Jésus-Christ est la source d’une « justice de la vie », c’est-à-dire d’une justice qui donne la vie, qui a pour destination la vie.

Lorsqu’on prend l’autoroute A6, on prend « l’autoroute du Sud », et « l’autoroute du Sud », ça ne veut pas dire l’autoroute qui est dans le Sud, mais l’autoroute qui va dans le Sud. On est sur l’autoroute « du Sud », même si on vient seulement de quitter Paris par la porte d’Orléans, et qu’on n’est pas du tout dans le Sud, mais qu’on va vers le Sud. C’est pareil ici : « la justice de la vie », c’est la justice qui mène à la vie, qui donne la vie. C’est la justification par la foi que Paul a définie et illustrée à la fin du chap. 3 et au chap. 4. C’est le fait d’être déclaré juste par Dieu, parce que ce que Jésus a fait pour nous, sa condamnation et son obéissance à notre place, est mis à notre compte si nous croyons en lui. Cette justice qui donne la vie s’étend à tous les hommes, à des Juifs et à des non-Juifs, par l’acte de justice de Jésus-Christ, par sa vie d’obéissance et sa mort sur la croix, de la même manière que le règne du péché et de la mort s’est étendu à tous les hommes, de toute condition et de toute race, par le péché d’Adam. Le v. 19 réitère le parallélisme entre ces deux situations : 19car, tout comme par la désobéissance d’un seul homme les « nombreux » ont été constitués pécheurs, aussi ainsi, par l’obéissance d’un seul, les « nombreux » seront constitués justes. L’idée est la même. Le groupe des « nombreux » auquel Paul fait référence ici correspond à l’expression grecque qui se trouve également dans la traduction grecque d’Ésaïe 53,11, et dont le texte hébreu peut (et devrait) être traduit par « mon serviteur, le juste, apportera la justice aux nombreux et il se chargera de leurs fautes ». Dans le contexte du livre d’Ésaïe, les « nombreux » constituent un groupe spécifique choisi par Dieu pour être l’objet de sa compassion.

Les « nombreux » ont été « constitués » pécheurs en Adam et seront « constitués » justes en Christ. L’accent dans le passage sur l’acte de justice du Christ et sur la faute d’Adam laisse penser que c’est plutôt notre union avec Adam ou avec Christ qui est en vue ici. Adam a déclaré la guerre à Dieu en se rebellant contre lui, et par naissance, nous sommes donc en guerre avec Dieu par défaut. Mais l’homme Jésus a établi la réconciliation entre Dieu et l’humanité dont il est le chef. Si donc nous sommes unis à lui par la foi, nous sommes aussi réconciliés avec Dieu, constitués justes à ses yeux.

À ce point du raisonnement, Paul s’arrête pour poser la question majeure à cette époque où l’Église chrétienne était constituée, pour parties à peu près égales, de chrétiens d’origine juive et de chrétiens d’origine païenne. Quelle est le rôle de la Loi ? Nous le verrons dans quelques dimanches, cette question ne sort pas de nulle part, Paul a préparé le terrain aux vv. 13-14 en prenant soin de positionner la Loi par rapport aux trois autres grandes périodes de l’histoire de la révélation et de la rédemption, quatre époques représentées par Adam, Abraham, Moïse et Jésus-Christ.

Dans le processus qui permet à l’humanité, en Jésus-Christ, de connaître une destinée différente que le règne du péché et de la mort, la Loi n’a pas permis de contrecarrer le pouvoir du péché et de la mort. Car même ceux qui étaient ainsi en relation privilégiée avec Dieu — en relation d’alliance — ont été incapables de seulement mériter leur maintien dans la terre que Dieu leur avait octroyée conditionnellement. C’est pourquoi nous lisons au v. 20 que la Loi s’est introduite afin que la faute foisonnât. Heureusement, l’histoire du salut ne s’arrête pas là : mais là où le péché a foisonné, la grâce a surabondé, 21afin que, tout comme le péché a régné dans la mort, aussi ainsi la grâce règne par la justice en vue de la vie éternelle, par Jésus-Christ notre Seigneur.

Au règne du péché dans la sphère de la mort correspond le règne de la grâce dans la sphère de la vie. C’est l’idée principale de ce passage que nous retrouvons : Dieu a établi entre le Christ et ceux qui sont en lui une union qui aboutit à la vie et à la justice, comme l’union entre Adam et ceux qui sont en lui aboutit au péché et à la mort. Voici ce que Paul dit dans ce passage.

II. Comment le dit-il ?

Comment Paul communique-t-il l’idée que Dieu nous a donné Jésus-Christ pour qu’il soit à l’origine d’une nouvelle condition pour l’humanité, une condition qui ne soit pas caractérisé par le péché et par la mort, mais par la vie et la justice ?

Eh bien ! Paul communique cette idée non de manière linéaire, mais par des digressions successives. Au moment de dire ce qu’il veut dire — de montrer l’espérance glorieuse de la vie et de la justice que procure l’union au Christ par la foi — il ajoute deux précisions, deux parenthèses importantes qui peuvent, si nous n’y prenons pas garde, nous détourner de son idée principale. C’est le moment de nous y attarder brièvement.

A. La précision des vv. 15-17 : deux contrastes entre Christ et Adam

Nous commencerons par la deuxième parenthèse qui couvre les vv. 15-17. À la fin du v. 14, Paul semble prêt à enfin énoncer le parallèle qu’il voit entre notre relation à Adam et notre relation à Christ, puisqu’il termine sa phrase en notant qu’Adam était le prototype de celui qui devait venir — autrement dit que ces versets avaient une fonction similaire, ce qu’il va développer aux vv. 18-21. Mais avant cela, il va dire en quoi Adam et Christ, et notre relation à chacun d’eux, diffèrent. Il établit deux contrastes :

– Premier contraste, au v. 15 : 15Mais l’acte de grâce n’est pas comme la faute ; car si, par la faute d’un seul, les « nombreux » sont morts, à plus forte raison la grâce de Dieu et le don dans la grâce d’un seul homme, Jésus-Christ, ont-ils abondé pour les « nombreux ».

Ce qui est mis en opposition, c’est la nature de l’acte à l’origine de la condition de ceux qui sont unis à Adam et de ceux qui sont unis à Christ. La faute d’Adam est une faute, une transgression qui appelle une sanction, en toute justice. La mort de ceux qui sont unis à Adam est, en ce sens, normale, pleinement méritée, juste.

Mais l’acte de grâce n’est pas comme la faute, précisément parce que c’est un acte de grâce, par définition imméritée de la part de ceux qui reçoivent cette grâce. La différence entre les deux, c’est qu’Adam nous a mérité la mort, et c’est mérité de notre part car nous aussi nous péchons. Mais Christ nous a mérité la vie, et c’est immérité de notre part, parce que nous péchons. L’acte de justice est donc qualitativement supérieur à la faute, car la faute est de l’ordre du strict mérite, tandis que la grâce relève de la bonté débordante de Dieu.

– Deuxième contraste, aux vv. 16-17 : 16Et ce don n’est pas comme ce qui advient par un seul homme ayant péché ; en effet, tandis que le verdict, après un seul péché, aboutit à la condamnation, cet acte de grâce, après de nombreuses fautes, aboutit à l’acquittement.

Le contraste concerne le résultat, diamétralement opposé : le don de la grâce n’est pas comme ce qui advient un seul homme ayant péché. Car d’un côté le résultat est la condamnation, la mort, tandis que de l’autre c’est l’acquittement, la justification, la libération, la vie !

Le contraste entre Adam et Christ est tout simplement la différence entre la mort et la vie ! Remarquez que Paul introduit ici un deuxième contraste au sein de ce contraste : en mentionnant le moment de la condamnation, après une seule faute, et celui de l’acquittement, après de nombreuses fautes. Qu’un seul méfait reçoive en réponse le jugement, c’est parfaitement compréhensible ; mais que les péchés et les culpabilités accumulés dans tous les siècles reçoivent en réponse le don de la grâce de Dieu, c’est un miracle incroyable, au-delà de toute compréhension.

Le v. 17 affine la question des conséquences de la faute d’Adam : car si, par la faute d’un seul, la mort a régné par lui seul, à plus forte raison ceux qui reçoivent l’abondance de la grâce et le don de la justice régneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ.

Les deux parties de la phrase semblent parallèles, mais ce n’est pas le cas. Regardez ce que Paul ne dit pas. Il ne dit pas : « si, par la faute d’un seul, la mort a régné par lui seul, à plus forte raison la vie règnera », mais ceux qui reçoivent l’abondance de la grâce et le don de la justice régneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ.

La différence, c’est que les humains, solidaires d’Adam par défaut, subissent les conséquences de son péché comme une fatalité (bien que nous soyons coupables également de nos propres fautes), mais ceux qui reçoivent le Christ par la foi deviennent acteur de leur destinée, ils reçoivent la grâce de Dieu, ils sont positivement impliqués dans une nouvelle manière de vivre.

B. La précision des vv. 13-14 : l’emprise du péché au cours de l’histoire du salut

Nous pouvons maintenant en venir à la première parenthèse, celle des vv. 13-14, que Paul ouvre parce qu’il vient de mentionner au v. 12 l’emprise du péché et de la mort sur la condition humaine depuis le péché d’Adam. Il veut toutefois indiquer que l’emprise du péché et de la mort est complexe, car elle n’est pas la même à toutes les époques de l’histoire du salut.

Première époque : Adam avait reçu des commandements qu’il devait garder pour vivre, et s’il les transgressait, il mourrait – et c’est ainsi que le péché est entré dans le monde, et avec le péché la mort. Cette époque est la seule que les païens sans contact avec Israël ont connu, du moins jusqu’à la venue de Jésus-Christ,

Deuxième époque : depuis Adam jusqu’à Moïse (v. 14) ou, plus simplement, jusqu’à la Loi. Dans la Bible, cela correspond à toute la section qui va de Genèse 4 à Genèse 50, dominée par l’histoire des trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, et tout particulièrement le premier d’entre eux, Abraham, personnage qui a déjà longuement servi dans l’exposé que Paul a fait de la justification par la foi au chapitre 4 de cette lettre.

Jusqu’à la Loi, nous dit donc Paul, le péché était dans le monde. Et puisque le péché entraîne la mort, cela explique pourquoi le livre de la Genèse est rempli du thème de la mort, dans ses généalogies, dans la vie des patriarches aussi : la mort a régné depuis Adam jusqu’à Moïse. Pourtant, nous dit Paul, ils n’avaient pas péché dans la ressemblance de la transgression d’Adam, c’est-à-dire que les péchés qu’ils commettaient bel et bien n’étaient pas du même ordre que celui d’Adam et n’entraînaient pas exactement la même sanction.

Pourquoi ? Parce que, nous dit la fin du v. 13, le péché n’est pas imputé quand il n’y a pas la Loi. Le principe énoncé ici est une reprise de ce qu’il a déjà dit au chapitre précédent (4,13) : la loi produit la colère ; et là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas non plus de transgression. Et quel est le contexte ? Une discussion sur la vie d’Abraham pour montrer que le principe de la foi précède celui des œuvres dans la relation d’Israël à son Dieu.

Autrement dit, dans ces deux passages, en disant que le péché n’est pas imputé quand il n’y a pas de Loi, il dit en fait que le pardon des péchés est accordé sous le régime de la grâce. La deuxième époque est donc l’époque de la grâce, celle de la justification par la foi dont Abraham est le représentant emblématique. La mort, pourtant, règne même sur eux, car même si les péchés sont pardonnés, la solidarité avec Adam demeure telle, que la conséquence de la mort physique demeure.

– Troisième époque : celle de la Loi, celle de Moïse. Le principe de la grâce demeure fondamentalement, au niveau du salut ce n’est que par la foi que l’Israélite pouvait être accepté par le Dieu de l’alliance, mais au niveau des bienfaits temporels, et du maintien dans la terre promise, le principe adamique des œuvres et du mérite fait son retour : l’Israélite devait mériter par ses œuvres les dons de Dieu, ou être retranché de la terre que Dieu lui avait octroyée.

– Quatrième époque : Jésus-Christ, qui accomplit la loi de Moïse et l’alliance des œuvres en faisant ce que ni Israël ni Adam n’ont su faire : obéir à Dieu et faire toujours sa volonté ; et qui se charge des fautes des « nombreux » et leur apporte la justice. Le principe de la gratuité du salut, qui a toujours existé depuis la faute d’Adam, mais qui avait été quelque peu masqué par le retour de l’idée de mérite et d’œuvres dans l’alliance avec Moïse, est remis en évidence. Abraham représentait ceux qui, tout en ayant péché, n’avaient pas péché dans la ressemblance de la transgression d’Adam.

Mais Jésus est celui dont Adam était le prototype, tout en n’ayant pas péché ; cela suit l’idée principale de notre passage, à savoir que Dieu a établi entre le Christ et ceux qui sont en lui une union qui aboutit à la vie et à la justice, comme l’union entre Adam et ceux qui sont en lui aboutit au péché et à la mort.

Paul nous transmet ainsi son message principal sur le bénéfice de l’union avec le Christ par ces deux digressions, qui enrichissent notre compréhension du rôle du Christ dans le plan de Dieu pour être celui par l’union avec lequel nous obtenons la vie et la justice,

III. Pourquoi le dit-il ?

Pour comprendre la raison d’être de cette section de la lettre aux Romains, il faut avoir une idée de la motivation de Paul en écrivant cette lettre. Il y en a plusieurs, mais je m’arrêterai rapidement sur celle-ci : il y avait probablement une situation de tension dans l’Église de Rome entre chrétiens d’origine juive et chrétiens d’origine païenne. Les problèmes qu’ils étaient susceptibles de rencontrer concernaient principalement la relation entre les Juifs et les non-Juifs, et la relation entre la Loi et l’Évangile.

Paul avait l’expérience de ce genre de situation, il était en mesure de leur apporter une réflexion théologique à ce sujet (Rm 1,18-11,35). Ils pouvaient aussi en tirer des implications pratiques cruciales pour le vivre-ensemble et l’harmonie en Église (Rm 12,1-15,13). La partie théologique de cette lettre se termine précisément avec la question du rôle des Juifs et de celui des non-Juifs dans l’histoire du salut (Rm 9-11). Et la partie consacrée aux applications pratiques qu’il fallait en tirer se termine également avec des recommandations sur l’unité des chrétiens malgré les différences d’opinions (Rm 14,1-15,13). Pour qu’une telle unité soit possible, une unité impossible à vue humaine, il fallait que chacun se consacrât pleinement à Dieu, que chacun laissât sa vision du monde être transformée, renouvelée par la méditation de la bonté de Dieu envers tous, juifs ou non-juifs (Rm 12,1-2). Tout ce que dit Paul dans les 11 premiers chapitres, et donc notre passage, est utile pour construire une vision du monde qui promeut la réconciliation en Jésus-Christ entre les hommes, juifs et non juifs. Car le thème de l’épître tout entière, c’est l’Évangile comme puissance de Dieu pour le salut, comment il établit la paix avec nous et entre nous, comment il renouvelle notre intelligence pour pacifier nos relations et pour que nous vivions ensemble d’une manière qui l’honore.

Les deux thèmes théologiques qui précèdent la discussion centrale des chap. 9-11 sur le rôle des Juifs et des non-Juifs sont ceux de la justification par la foi (1-4) et de la vie nouvelle (5-8). Ces deux thèmes sont reliés par la citation d’Habacuc au début de l’épître : « le juste-par-la-foi vivra ».

« Le juste-par-la-foi » est le thème des quatre premiers chapitres ; « vivra » celui des chap. 5-8. Donc ça veut dire que notre texte est un bloc dans la description par Paul de la vie nouvelle.

Et c’est bien le cas ! Paul pose la fondation de l’union avec le Christ. Jésus est notre chef d’alliance, le chef d’une nouvelle humanité qui commence avec lui. Si nous croyons en lui, nous lui appartenons, nous sommes unis à lui, nous sommes en lui, et ce qu’il a vécu a des effets pour nous (comme le montrera le chap. 6), et cette union au Christ est effectuée par l’Esprit saint (comme le montrera le chap. 8).

Ces chapitres 5-8, sur le thème de la vie nouvelle, commencent et finissent avec une section sur l’espérance de la gloire. C’est avec ce dernier aspect que je m’arrête. La semaine dernière, notre pasteur nous a entretenus de l’espérance de la gloire dont nous parlent les vv. 1-11 du chap. 5 : nous avons la paix avec le Christ, nous sommes réconciliés avec lui, et c’est ce qui est le socle de notre espérance. C’est ce qui nous permet de traverser les épreuves et même de nous réjouir au milieu d’elles, parce qu’à travers elles, Dieu nous transforme et nous fait devenir un peu plus ce que nous devrions être. Il déverse, par son esprit, dans nos cœurs, l’amour pour lui : nous apprenons à mieux aimer Dieu de tout notre cœur, comme nous apprenons aussi à mieux aimer notre prochain comme nous-mêmes.

Et le moyen qu’emploie suprêmement l’Esprit pour nous transformer ainsi, c’est la méditation de l’Évangile : notre être tout entier, notre intelligence, notre volonté, nos émotions sont touchés par la compréhension de ce que Jésus a fait pour nous, qui est mort pour nous alors que nous étions ses ennemis.

Mais notre glorieuse espérance ne se limite pas à la seule réconciliation individuelle avec Dieu, avec la paix de l’esprit obtenue par le poids de la culpabilité qui disparaît. Non, il y a plus que cela, comme le disent les vv. 9-10 : À bien plus forte raison, maintenant que nous sommes justifiés par son sang, [et la justification légale se traduit par une réconciliation relationnelle] serons-nous [à l’avenir !] donc sauvés de la colère par son entremise ! Car si, lorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu au moyen de la mort de son Fils, à bien plus forte raison, une fois réconciliés, serons-nous [à l’avenir] sauvés par sa vie.

Le salut, pour Paul, englobe beaucoup plus que le seul moment où nous mettons notre foi en Jésus. Il va jusqu’à la glorification, lorsque nous verrons Jésus tel qu’il est dans des corps glorifiés. Ce salut comprend donc aussi toute la période intermédiaire, entre le moment où nous devenons chrétiens et le plein établissement de la nouvelle Jérusalem. Et c’est précisément au moment d’aborder toute cette trajectoire, de la réconciliation initiale avec Dieu au moment de mettre sa foi en Christ à la nouvelle création, que Paul écrit cette section. Notre texte commence au v. 12 avec une expression grecque qui doit être ici traduite par : à cause de cela.

Autrement dit, on peut résumer le chapitre 5 ainsi : « Dieu qui a établi par Jésus-Christ la réconciliation entre lui et ceux qui croient en Jésus veut accomplir leur salut tout entier, jusqu’à la glorification (vv. 1-11). À cause de cela, Dieu a établi entre le Christ et ceux qui sont en lui une union qui aboutit à la vie et à la justice, comme l’union entre Adam et ceux qui sont en lui qui aboutit au péché et à la mort, mais plus forte encore. »

Que Dieu nous donne de méditer en tout temps sa parole, d’une incroyable richesse, qui contient certes parfois des passages difficiles à comprendre mais qu’il vaut la peine d’approfondir, parce que c’est la parole qu’il nous a laissée pour transformer notre vision du monde par son Esprit, pour renouveler ainsi notre intelligence, et pour nous permettre de vivre désormais une vie qui lui soit un sacrifice vivant, saint et qu’il agrée. C’est ce que je lui demande pour nous tous, à moi comme à vous. Amen.


Illustration de couverture : fresque byzantine, Jésus tirant Adam et Ève du séjour des morts.

Pierre-Sovann Chauny

Pierre-Sovann est professeur de théologie systématique à la Faculté Jean Calvin, à Aix-en-Provence. Il s'intéresse particulièrement à la doctrine des alliances, à l'interprétation des textes eschatologiques, à la scolastique réformée, aux prolégomènes théologiques et aux bons vins. Il est un époux et un père heureux.

2 Commentaires

  1. Pascal Denault

    Merci cher frère pour cette perspective fraîche sur cette péricope dont certains accents m’échappaient.

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  2. Jacky Barbier

    Excellent PSC ! Quelle redécouverte !

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