Pierre de Ravenne (v. 380-450), surnommé Chrysologue (« dont le verbe est d’or ») est un des plus brillants prédicateurs du Ve siècle romain. Après sa mort, une collection de nombreux sermons fut éditée et nous est parvenue. Prédicateur, Pierre recherche la concision (d’où la brièveté de ses sermons), les implications morales, cède parfois à l’allégorie et au plaisir de la rhétorique. Il sera nommé archevêque de Ravenne en 433 ; ce grand port de l’Adriatique abritait une large communauté juive, ce qui explique aussi l’intérêt de Pierre pour les métaphores nautiques et la polémique antijuive, fréquente dans sa prédication (il eut aussi à lutter contre l’arianisme et le monophysisme). Pierre prêche quotidiennement, et un même thème court souvent sur plusieurs sermons (lectio continua). Nous reproduisons ici les sermons 63 à 66 qui traitent de la résurrection de Lazare. L’ensemble des sermons attribués à Pierre Chrysologue est disponible gratuitement sur le site jesusmarie.com (traduction amateur anonyme ?) ou aux éditions La caverne du pèlerin.
Sermon 63
À nous qui désirons, après la lecture apostolique, retourner aux vertus évangéliques, Lazare accourt, tout d’un coup, de retour des enfers, en nous apportant le secret de la victoire contre la mort, et en nous proposant un exemple de la résurrection. Si la chose vous agrée, avant de pénétrer au cœur de la leçon, avant de nous attaquer aux questions épineuses, avant de pénétrer la profondeur d’un tel fait, contemplons la figure de la résurrection, parce que nous y voyons le signe des signes, nous y décernons la vertu des vertus et nous y détectons la merveille des merveilles. Le Seigneur avait ressuscité la fille de Jaïre, le chef de la Synagogue, mais son cadavre était encore chaud, et pour ainsi dire, entre la vie et la mort. Il l’a ressuscitée en présence du corps, quand il était encore un homme demeurant avec les hommes. L’esprit de la défunte était encore en plein vol, et son âme ignorait tout de la prison du tartare. Et il a rendu la vie à la morte sans préjudice du droit que l’enfer possède sur le grand nombre. Il a ressuscité aussi le fils unique de sa mère, mais porté sur un brancard, avant l’inhumation, avant que le corps ne se corrompe, avant l’apparition de la puanteur, afin de rendre la vie à un défunt avant que le mort n’entre complètement dans les droits de la mort.
Mais ce qui est arrivé à Lazare est tout à fait singulier, car sa mort et sa résurrection n’ont rien en commun avec les cas précités. Chez lui, la mort s’est épanouie dans toute sa force et dans toute sa plénitude. J’ose même dire que si Lazare était revenu après avoir séjourné trois jours dans les enfers, il se serait emparé de la totalité du sacrement1 de la résurrection du Seigneur. Mais le Christ revient au bout de trois jours parce qu’il est le Seigneur; Lazare est rappelé au bout de quatre jours parce qu’il est le serviteur. Mais pour démontrer ce que nous disons, dégustons quelques passages de l’Évangile. Les sœurs envoyèrent vers Jésus des serviteurs pour lui dire : celui que tu aimes est malade2. En parlant ainsi, elles frappent à la porte de l’affection, interpellent l’amour et convoquent la charité. Elles s’efforcent de détourner une nécessité par une autre nécessité. Mais le Christ, pour qui vaincre la mort compte plus que guérir une maladie, dont l’amour ne consiste pas à soulager un ami mais à le ramener des enfers, n’a pas préparé à celui qu’il aimait une panacée, mais la gloire de la résurrection. Quant il apprit la maladie de Lazare, il demeura deux jours dans le lieu où il était3. Vous voyez comme il donne carte blanche à la mort, comme il donne au tombeau toute la latitude possible, comme il autorise la corruption. Il ne retranche rien à la putréfaction ni aux exhalaisons pestilentielles. Il fait en sorte que tout espoir humain soit anéanti, que le désespoir terrestre soit à son comble, pour que son intervention ait un caractère divin et non humain. Il demeure dans ce lieu à attendre la mort de Lazare, et jusqu’à ce qu’il puisse l’annoncer à ses disciples. Alors seulement, il déclare venir voir Lazare. Car il a dit : Lazare est mort, et je m’en réjouis4. Est-ce cela aimer ? Le Christ se réjouissait, car la souffrance de la mort devait être changée bientôt en la joie de la résurrection. Et je me réjouis à cause de vous4. Pourquoi dit-il « à cause de vous » ? Parce que dans la mort et la résurrection de Lazare, était peinte toute la figure de la mort et de la résurrection du Seigneur ; et parce que ce qui devait bientôt venir après dans le Maître précédait dans le serviteur. Et il a dit une fois de plus à ses disciples : Voici que nous montons à Jérusalem, et le fils de l’homme sera livré aux princes des prêtres et aux scribes. Ils le condamneront à mort et le livreront aux Gentils pour qu’ils se moquent de Lui, le flagellent, et le crucifient5. Et en disant cela, il les voyait devenir tellement déprimés, bouleversés et comme sevrés de toute consolation. Et il savait qu’ils seraient accablés outre mesure par le poids de la passion, au point qu’en eux ne demeurerait ni le goût de vivre, ni la foi en rien, ni la moindre lueur d’espoir, mais qu’ils seraient plongés dans la nuit noire de la perfidie. Il prolongea la mort de Lazare jusqu’au quatrième jour, et il permit à la corruption de foisonner, pour que les disciples ne pussent en aucune façon douter que le Seigneur ne ressuscite après seulement trois jours, eux qui avaient vu le serviteur ressusciter après quatre jours de décomposition. Pour qu’ils crussent que celui qui avait rappelé quelqu’un à la vie pouvait facilement se rendre la vie à lui-même. Voilà pourquoi il dit : Je me réjouis à cause de vous. Il était donc nécessaire que Lazare mourût, pour qu’avec l’ensevelissement de Lazare, ressuscitât déjà la foi des disciples. Parce que je n’étais pas là4. Y avait-il un lieu où le Christ n’était pas ? Et comment n’était-il pas dans le lieu à partir duquel il a annoncé la mort de Lazare à ses disciples ? Mes frères, le Christ Dieu était là, mais le Christ homme n’y était pas. Le Christ Dieu était présent à la mort de Lazare, mais le Christ homme venait vers un mort au temps où le Christ Seigneur était sur le point de subir la mort. Il disait donc : Comme je n’étais pas là. Ce qui veut dire : comme je n’étais pas dans la mort, dans le sépulcre, dans l’enfer, là où par moi et par ma mort, toute la puissance de la mort sera renversée. Quand Marthe entendit dire que Jésus venait, elle accourut à Lui en disant : Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort6. Femme, tu confesses qu’il est Seigneur, et tu dis : si tu avais été ici ? Les lieux n’ont pas le pouvoir de rendre Dieu absent, et le passé et le futur ne peuvent empêcher Dieu d’être présent. Lazare ne serait pas mort si le Seigneur avait été là où il était ? Ou plutôt, si toi, femme, tu n’avais pas été dans le paradis ! Femme, c’est toi qui as sollicité les larmes, toi qui as inventé les gémissements, toi qui as acheté la mort au prix de la gourmandise. Et tu accuses l’absence de Dieu quand tu ne nies pas que c’est ta présence qui a été la cause de la mort ? Quand la mort t’a été préfigurée, c’est alors qu’il y avait lieu de pleurer. Maintenant, la mort est devenue une occasion de vertu, car elle est maintenant donnée comme une punition du péché ; elle est maintenant permise en vue de la gloire de la résurrection. Le Tartare alors avait acquis un homme, maintenant il le perd. Désormais, femme, cherche à retrouver par la foi ce que tu as perdu par la perfidie. Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais je sais même maintenant que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera7. Cette femme ne croyait pas, mais fait des efforts pour pouvoir croire, elle dont l’incrédulité trouble la croyance. Tout ce que tu demanderas à Dieu il te le donnera. Dieu donne de lui-même, il ne se le demande pas à lui-même. Femme, pourquoi t’attardes-tu à supplier, pourquoi procrastiner quand il est déjà disposé à t’accorder ce que du demandes ? Femme, celui que tu traites comme un avocat, c’est le Juge. En lui se trouve le pouvoir de donner, non le besoin de demander. Je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu il te le donnera. Femme, croire cela, ce n’est pas croire ; savoir cela, c’est ignorer. L’Apôtre a déjà démontré que quand l’homme pense savoir quelque chose, il ne sait rien. Mais écoutons ce que le Seigneur a répondu : Ton frère ressuscitera8. Et la femme : Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour9. Marthe, de nouveau tu sais ce que tu ne sais pas. Tu sais que ton frère peut ressusciter au dernier jour, mais qu’il le puisse maintenant, tu ne le sais pas. Se pourrait-il que Dieu qui pourra au dernier jour ressusciter tout le genre humain ne puisse pas maintenant ressusciter un seul mort ? Oui, Dieu peut, par manière de signe temporel, ressusciter un seul mort, lui qui alors, ressuscitera tous les morts pour la vie perpétuelle. Je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera, et je sais qu’il ressuscitera au dernier jour. Marthe, devant toi est la Résurrection que tu renvoies si loin dans le temps. Je suis la résurrection10. Pourquoi dire Je suis la résurrection, et non je ressusciterai ? Pourquoi ? Parce qu’il a assumé l’homme, parce qu’il a assumé la mort, afin que celui qui, en commandant, en a ressuscité un, ressuscite en lui tous les hommes en ressuscitant ; et pour qu’à ceux qu’Adam a été un puits de mort, le Christ soit une fontaine de vie. Et pour que soit accompli ce mot de l’Apôtre : Comme tous sont morts en Adam, de la même façon tous seront rendus à la vie par le Christ11. Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il est mort, vivra, et tous ceux qui vivent et croient en moi ne mourront pas éternellement. Crois-tu cela12? Et la femme : Oui Seigneur. J’ai cru et je crois que tu es le Christ, le fils du Dieu vivant qui est venu dans ce monde13. Celui qui est venu pour Lazare, pourquoi se soucie-t-il tant de Marthe ? Pourquoi ? Pour qu’elle croisse dans la foi avant qu’il soit ressuscité dans son corps. C’est ainsi que se comporte celui qui est venu pour veiller aux intérêts des vivants et des morts. Et il ne craint pas de perdre du temps auprès de qui demeurent et la puissance et l’effet du fait. Frères, souffrez que je coupe court à mon exposé, si vous désirez entendre plus tard des développements plus élaborés.
Sermon 64
Si chacune des paroles de l’Ecriture était reléguée dans chacun des livres, les mystères qu’elles contiennent ne pourraient pas être mis en lumière pour les auditeurs. Et quel fruit peut bien récolter un sermon court et improvisé qui, à la manière d’un éclair, disparait avant d’avoir éclairé les yeux, et apporte aux voyants de l’éblouissement plutôt que de la lumière ? Priez donc pour que nous qui sommes plongés dans l’obscurité du siècle, qui placés dans une chair, remplissons le quart de nuit non de jour, pour que le Christ allume la lumière de sa parole, qui nous fera entrer dans les obscurités prévisibles du mystère céleste; et pour que pas à pas, nous parvenions, autant que nous le pourrons, à la science divine de la charité. Comme ces mages qui, se défiant des yeux de leur esprit, n’osaient pas se commettre à la splendeur du soleil, ou à la clarté divine, mais fixaient de nuit la faible lumière de l’étoile avec leurs faibles yeux, et qui sont ainsi parvenus à la crèche du Christ.
Mais, comme nous vous l’avons promis, continuons l’explication de ce qui reste de l’Évangile. Quand Marthe entendit dire que Jésus venait, elle accourut à lui14. Il n’était certainement pas un serviteur, ni même un parent, ni seulement un ami, le Consolateur qui approchait pour qu’une femme seule, au milieu de la foule, traversant toute sa propriété, accourût, en temps de deuil et à l’extérieur de la ville, au Sauveur qui arrivait. Frères, cette personne, ce ne sont pas des raisons qui l’amènent à courir, mais des sacrements qui sont par là exprimés. La femme qui présentement court à cause de la mort a couru autrefois vers la mort. Elle se hâte vers le pardon, celle qui s’était précipitée vers la faute. Elle rejoint le pieux Rédempteur, celle qu’avait prévenue le pervers séducteur. Elle recherche la résurrection, celle qui a cherché la ruine. Et celle qui a apporté la mort à l’homme, c’est celle-là même qui halète pour rapporter la vie à l’homme. Voilà pourquoi le Christ était resté dans ce lieu, pourquoi il attendait, pourquoi il ne s’était pas mêlé à la foule. Voilà pourquoi il ne s’était pas rendu à la maison, ne s’était pas encore dirigé vers le sépulcre, et ne s’était pas hâté vers Lazare pour qui il était venu. Mais il attend la femme, il se souvient d’abord de la femme. il accueille la première femme, celle que le tentateur avait d’abord infectée. Il chasse de la femme la perfidie, il replace sa confiance en elle, pour que celle qui avait été l’instrument de la perdition, devienne ministre du salut ; et qu’elle devienne enfin, par Dieu, la mère des vivants celle qui, par le démon, a été la mère des morts. Et parce que la femme avait été l’origine du mal, il s’attaque à la cause de la mort pour écarter le crime avant d’accorder le pardon ; pour enlever la cause de la condamnation avant de prononcer la sentence d’absolution. S’assurant ainsi que l’homme, qui avait été une fois trompé par la femme, ne lui refuse pas le droit de participer à la vie. Et de peur que, si le Christ Seigneur était parvenu d’abord à l’homme, la femme ne périsse dans la perte d’un grand nombre. Voilà pourquoi, mes frères, le Christ naît d’une femme. Voilà pourquoi la femme tire toujours l’homme du sépulcre de son ventre, pour qu’elle rappelle par les douleurs celui qu’elle avait exilé par des caresses, pour qu’elle répare en pleurant ce qu’elle avait perdu en mangeant.
Ensuite, après que Marthe eut confessé le Christ, et que sa pieuse confession eut effacé tout ce qu’il y avait de peccamineux dans la personne de la femme, il est envoyé vers Marie, parce que sans Marie la mort ne pouvait pas être mise en fuite, et la vie ne pouvait pas être réparée. Qu’elle vienne Marie, qu’elle vienne celle qui porte le prénom de la Mère, pour que l’homme voie que le Christ a habité dans le secret d’un sein virginal, avant que les défunts pussent s’échapper de l’enfer, avant que les morts pussent sortir de leurs sépulcres.
Jésus voyant Marie pleurer, et pleurer aussi les Juifs qui l’accompagnaient, frémit en esprit et se troubla et dit : Où l’avez-vous mis ? Ils répondirent : Seigneur, viens et vois. Et Jésus pleura15. Marie pleure, les Juifs pleurent et Jésus pleure aussi. Penses-tu que leur compassion soit de même nature ? Admettons que Marie ait des raisons valables de pleurer, la sœur qui n’a pas pu retenir le frère, qui n’a pas pu soustraire son frère à la mort. Bien qu’elle était sûre qu’il ressusciterait, la privation de toute consolation, la durée d’une si longue absence, la tristesse d’une séparation définitive ne pouvaient retenir ses larmes. Et de surcroît, une image si horrible, si cruelle, si funeste de la mort ne pouvait pas ne pas toucher, ne pas émouvoir son âme en dépit de toute sa fidélité. Les Juifs, eux, pleuraient en se souvenant de leur condition mortelle, et en désespérant de posséder la vie future. La mort qui est déjà amère aux hommes, apporte le trouble seulement à y penser. Mais un exemple secoue davantage. À chaque fois que quelqu’un voit un mort, il prend conscience qu’il est destiné à la mort. Voilà pourquoi un mortel ne peut pas ne pas pleurer devant la mort. Mais qu’a le Christ en commun avec tout cela ? Rien. Et s’il n’a rien, pourquoi pleurait-il ? À n’en pas douter, c’est lui qui a dit : Lazare est mort, et je m’en réjouis. Celui de la mort duquel il s’est réjoui , il le pleurerait au moment où il le ressuscite ? Celui qu’il n’a pas pleuré quand il l’a perdu, il se lamenterait sur lui quand il le retrouve ? Il répandrait des larmes mortelles au moment où il lui infuse de nouveau l’esprit de vie ? Frères, la nature du corps humain a ceci de propre que l’intensité de la joie et de la souffrance produit des larmes. À chaque fois que les viscères vibrent sous le choc d’une trop grande joie ou d’une trop grande tristesse, les yeux déversent des torrents de larmes. Voilà pourquoi les larmes du Christ n’exprimaient pas la douleur de la mort, mais l’anticipation de la joie qu’il ressentira quand, par sa voix, par une seule parole, il rappellera tous les morts à la vie perpétuelle. Il frémit en esprit, et se trouble de toutes les palpitations de son cœur, parce qu’il ne pouvait à ce moment ressusciter que Lazare, et non tous les morts. Qui pourrait penser que le Christ a pleuré ici par faiblesse humaine, alors que le Père céleste a pleuré le fils prodigue à son retour, non à son départ ? Le Christ pleure Lazare au moment où il le reçoit, non au moment où il le perd. Il n’a donc pas pleuré en voyant les autres pleurer. Mais quand il constate par les réponses de ceux qu’il interroge qu’il ne reste plus de foi, il dit : Où l’avez-vous mis ? Et ils lui répondirent : Seigneur, viens et vois. Ils pensaient qu’il ignorait où Lazare avait été placé sur la terre, Lui qui connaissait les lieux sordides où le Trtare le retenait. En interrogeant ainsi, il exigeait la foi, il répandait la science, pour que les assistants sussent que la mort, que le tombeau, que la corruption, que la putréfaction, que la puanteur, ne provenaient pas de la sage disposition de Dieu, mais de la faute de l’homme. Car quand il dit : Où l’avez-vous mis ? il incrimine les femmes, il accuse les femmes. C’est comme s’il disait : Celui que j’ai moi-même placé dans le paradis, dans la région de la vie, où l’avez-vous placé vous autres ? Mais les Juifs, ne comprenant rien à ce qui était demandé, répondirent tout candidement : Seigneur, viens et vois. Pourquoi ? Pour commander à la mort ? Pour quelle raison ? Croyaient-ils qu’il commanderait aux enfers de le laisser sortir, eux qui pensaient qu’il ne voyait pas ce qu’il avait sous les yeux, qui se faisaient une fausse idée de ses pleurs ? Celui qui a pu ouvrir les yeux d’un aveugle-né, comment n’a-t-il pas pu faire en sorte qu’il ne meure pas16? Il pouvait empêcher qu’il ne mourût, mais il a permis qu’il mourût, parce qu’il voulait ressusciter le mort, à sa plus grande gloire. Il permit à Lazare de descendre dans les enfers, pour qu’il apparût Dieu au moment où il ramène un homme des enfers. Mais ô Juifs, vos esprits apparaissent plus cadenassés que les enfers, vos cœurs plus durs que les morts, vos yeux plus sombres que les sépulcres, car la voix qui a ouvert le Tartare ne décrypte pas vos arcanes, car le commandement qui a ressuscité les esprits des morts ne réveille pas les vôtres, car la loi qui éclaire votre sépulcre n’illumine pas votre cécité. Mais que cela suffise pour le moment, pour qu’avec plus de patience, nous puissions avec le Christ voir la gloire de la résurrection de Lazare.
Sermon 65
Après n’avoir fait qu’effleurer, en deux sermons, la mort de Lazare, les pleurs de Marie, les lamentations de Marthe, et le deuil des Juifs, désencombrons nos esprits, mettons de côté nos préoccupations et nos soucis, mettons nos sens au repos, pour que la joie d’une si grande résurrection puisse nous faire saisir et comprendre de toutes les forces de notre esprit ce que raconte l’évangéliste de la venue du Seigneur au tombeau. Jésus, frémissant de nouveau en esprit, vient au tombeau. C’était une grotte, et une pierre était placée à l’entrée17. Jésus frémissant vint au monument. Le Christ frémit pour que la chair reprenne vie. La Vie frémit pour que la mort s’enfuie. Dieu frémit pour que l’homme ressuscite. L’indulgence frémit pour que la justice ne la contredise pas. Le Christ frémit en luttant contre la mort, parce qu’il ne peut pas ne pas frémir en ravissant à l’ennemi une victoire singulière. L’évangéliste dit qu’il a frémi de nouveau. Il frémit de nouveau pour attirer notre attention sur les germes insignes de la résurrection. Car comme à la voix du Christ, les morts selon la chair sortent de leurs tombeaux vivants, les morts qu’a tués la perfidie renaissent à la vie de la foi. C‘était une grotte. Il aurait suffi de dire qu’il était venu à la tombe. Pourquoi l’évangéliste insiste tellement sur le fait que c’était une grotte ? C’est dans une grotte que le larcin du démon a placé l’homme. C’est dans une grotte que la fraude de la femme a caché l’homme. C’est dans une grotte que la rapacité de la mort avait enfermé l’homme formé par Dieu du limon de la terre. Et une roche était placée à l’entrée. La porte de la dure mort était plus dure que la plus dure des pierres qui bouchait l’entrée. Mais quel profit le tombeau peut-il retirer des pleurs, puisque la voix de celui qui pleure ne pénètre pas dans des obstacles si épais et si compacts ! Chrétiens, lamentons-nous devant Dieu à cause de nos péchés, et puisque les morts n’entendent pas, ne gémissons pas avec les gentils ! Et Jésus dit : enlevez la pierre18! Le Christ demande-t-il un auxiliaire humain aux vertus divines ? Celui qui a la force suffisante pour mettre la mort en fuite n’aurait pas ce qu’il faut pour écarter une pierre ? Il ne peut pas enfoncer la forteresse d’un tombeau, celui qui avait ce qu’il fallait pour ouvrir les portes du Tartare ? Il avait dit par le prophète : j’enlèverai le cœur de pierre de leur chair, et je leur donnerai un cœur de chair19. Il ordonne donc que les Juifs enlèvent d’eux-mêmes le cœur de pierre, qu’ils fassent tourner la pierre de perfidie, qu’ils excluent le silex de la dure incrédulité, pour que les âmes que l’infidélité a mises à mort, bondissent hors du sépulcre du cœur. Et pour qu’ils ne se réjouissent pas uniquement de ce que Lazare soit ressuscité, mais qu’ils ressuscitent avec lui. Enlevez la pierre. Enlevez votre déférence et votre complaisance envers l’humanité misérable, pour que reluisent les œuvres de la bienheureuse divinité. Enlevez la pierre. Que vous avez posée vous-mêmes !.. afin que je repositionne l’homme que j’avais moi-même placé. Marthe répondit : il sent déjà mauvais18. Ce qui pour le corrupteur sent mauvais ne sent pas mauvais pour le Créateur. Il sent déjà mauvais. Celui qui aime son œuvre n’en a pas horreur, mais celui qui détruit l’œuvre d’autrui la déteste. Mais en parlant ainsi, Marthe, tu témoignes contre la mort, que toi, femme, as introduite. Tu cries à la puanteur, pour que la plénitude de la mort fasse savoir aux auditeurs qu’à la résurrection de Lazare son esprit reviendra de loin, mais ne sortira pas de la cachette du corps. Ce sera l’effet d’une vertu divine, non de l’adresse humaine. Pour que les Juifs qui disent que c’est par le prince des démons qu’il chasse les démons, ne disent pas de nouveau que ce n’est pas par le pouvoir de Dieu que nous ressuscitons les morts mais avec des secours humains. Il sent déjà. C’est le quatrième jour18. En parlant ainsi, elle exaspère le désespoir, pour que les spectateurs constatent qu’il est Dieu celui qui apporte ainsi le salut aux morts dont ont désespère du salut, qui donne la vie à la pourriture. Levant ses yeux eu haut20. Il lève les yeux en haut pour nous léguer la façon de supplier, non pour se préparer à lui-même un moyen de demander. Car il regarde en haut, celui qui est toujours en haut avec le Père, dont le Père est toujours en lui, et lui toujours dans le Père. Je suis dans le Père et le Père est en moi21.
Père, je te rends grâce parce que tu m’as exaucé20. Il rend grâce de quelque chose qui a déjà été accordé. On nous dit ce que le Père a entendu, mais on tait ce que le Fils a demandé. Mes frères, dans la relation Père-Fils, il y a l’amour qui porte à écouter, mais il n’existe aucune nécessité de supplier. Il y a l’assentiment provenant de la charité, mais non l’austérité du commandement. Tout se règle dans l’amour, là où les marques de déférence ne sont pas requises, comme la suite le révèle. Père, je te rends grâce parce que tu m’as exaucé. Je savais que tu m’exauces toujours. Mais je dis cela pour le peuple qui m’entoure22. Vous voyez qu’en disant de telles paroles, il exalte l’amour qu’il porte à son Père et le met en pleine lumière. En rendant grâce, il parle de l’unité qui existe en Dieu. Il avait dit : Tout ce que mon Père a est à moi23. Et si tout ce qu’a son Père est à lui, comment demande-t-il ? Celui qui demande ce qui lui appartient ne le fait pas poussé par le besoin, mais par l’amour. Père je te rends grâce de ce que tu m’as exaucé. Moi, je savais que tu m’exauces toujours. Mais je dis cela pour le peuple qui m’entoure, pour qu’ils croient que tu m’as envoyé. Il se dit envoyé, pour que les peuples sachent que le Christ est venu du ciel sans s’en être éloigné. Selon la même logique, le Fils reçoit ce qu’il possède, et le Père ne perd pas ce qu’il donne. Mes frères, ce qui est entendu, ce qui est envoyé, ce qui vient, ce qui reçoit, ce qui naît, ce qui souffre, ce qui meurt et ce qui ressuscite n’appartient pas à la divinité mais à notre infirmité, à notre nature. Tout ce qu’il a assumé dans notre corps à cause de nous, il ne l’a pas assumé dans la nature divine de sa Majesté, parce que Dieu en aurait eu besoin.
Mais revenons à notre sujet. Pourquoi dit-il : Père, je te rends grâce parce que tu m’as exaucé ? Oui, pourquoi donc ? Au moment où le Christ commence à déboulonner le portail de l’enfer, à sortir de leurs gonds les portes du Tartare, à forcer le pont-levis de la mort, à dissoudre la loi vieillotte de la géhenne, à jeter à bas le droit très ancien des peines, à réclamer l’âme de Lazare, à découvrir le chemin du retour de l’enfer, accourt à lui en furie toute la puissance du Tartare, brandissant l’édit du Prince suprême, exhibant le décret du Roi d’en haut, colportant la sentence séculaire de condamnation portée par Dieu. Et apercevant l’homme, elle se demande qui il est, ce qu’il osera, ce qu’il veut, et pourquoi, seul et sans aucune crainte, assaille-t-il et envahit-il le porche de la mort ? À celui qui demande qui il est, les ministres de la résurrection, les anges, répondent avec la voix du prophète : il est le roi de gloire, il est fort et puissant dans le combat24. Mais, réplique le Tartare : je connais, moi, le Roi de gloire qui préside dans les cieux sur toutes les puissances célestes, dont toute la création ne peut pas supporter le moindre signe de tête. Mais celui-ci, je vois qu’il vient de la terre, qu’il a été formé du limon, qu’il est doté d’un corps mortel, qu’il est de forme et de condition humaine. Il est même plus vil que les hommes, puisqu’il doit être livré au sépulcre, et qu’Il s’apprête à tomber sous ma juridiction. Mais les anges persistent et répètent : celui-ci est le Seigneur des vertus, c’est lui le roi de gloire. C’est lui qui préside dans les hauteurs, c’est lui le créateur du monde, c’est lui le sauveur du monde. Lui, le Rédempteur de tous, portera la sentence de condamnation sur le vol que tu as commis. C’est lui qui te piétinera la tête, qui fracassera ton empire, qui te châtiera par son jugement, toi qui après avoir reçu l’ordre de t’emparer des coupables, séduis les innocents, déchires les saints, et portes ton insolence jusqu’à menacer le Fils de Dieu lui-même. Rends-en donc un avant d’être forcé d’en renvoyer plusieurs. Mais ne croyant pas encore ces choses, le Tartare s’adresse au Ciel par le moyen de ses messagers accoutumés, pour porter plainte en un plaidoyer inspiré par l’envie : moi, Seigneur, même si je suis la dernière de tes créatures, et qu’asservi à ton triste service, j’observe tes préceptes comme s’il s’agissait d’une loi inviolable, je veille à ce qu’aucun novateur téméraire ne porte atteinte au droit antique fondé sur ta sentence de condamnation. Mais un homme est apparu qui se dit le Christ, se vantant d’être ton Fils. Il interpelle tes prêtres, dispute avec les scribes, viole tes sabbats, affranchit de l’observance de ta loi, et force à retourner à leurs corps, dans lesquels ils ont vécu avec scélératesse, les âmes qui vivent sans la chair, qui sont condamnées à la peine et remises à ma charge. Et il pousse ses audaces si loin qu’il cherche à faire sortir de l’enfer par effraction Lazare déjà claustré dans notre prison, un vaincu régi par notre loi, relevant déjà de notre code de droit. Hâte-toi d’intervenir, autrement, s’il ouvre une fois les portes, tu perdras tous ceux que pendant des siècles nous avons écroués. À ces paroles, le Fils répondit du sein du Père : mon Père, il est juste que la prison retienne ceux qui ne sont pas innocents, mais non les innocents. Que la peine ne torture pas les justes, mais les injustes. Pendant combien de temps continuera ce carnivore à attirer à lui en une cruelle vexation, à cause de la faute d’un seul homme, à cause du péché du seul Adam, les patriarches, les prophètes, les martyrs, les confesseurs, les vierges, les veuves, ceux qui ont pratiqué la chasteté dans le mariage, tous les états, l’un et l’autre sexe, et les enfants qui ne connaissent ni le bien ni le mal ? Père, je mourrai pour que tous ne meurent pas. Père, moi, je vais payer la dette d’Adam, pour que par moi ils vivent pour toi, ceux qui par Adam meurent dans l’enfer. Père, à cause de ta sentence de condamnation, je répandrai, moi, mon sang, autant qu’il le faudra pour que ta créature revienne à Toi. Que la valeur de mon sang soit pour toi le prix exigé pour la rédemption de tous les morts. Toute la Trinité donna son consentement à ces paroles, et ordonna à Lazare de sortir. Et le Tartare reçut l’ordre d’obéir au Christ et de rendre tous les morts. Voilà pourquoi le Fils clame : je te rends grâce parce que tu m’as exaucé. L’Apôtre atteste que le Christ, notre avocat, est auprès du Père. Donc quand il siège, il juge conjointement avec le Père. Quand il se tient debout, il remplit le rôle de l’Avocat. Le Christ donc, après invoqué son Père, crie d’une voix puissante : Lazare, viens dehors25! Alors le Tartare rendit Lazare à la terre, pieds et poings liés. Il craignait en tremblant que s’il ne le libérait pas, s’il temporisait et s’il tardait à en remettre un seul, il serait forcé de les rendre tous. Il fut ainsi un complice de l’évasion des morts, celui qui s’était accoutumé à être leur ravisseur. Pourquoi le Christ a-t-il rompu les chaînes de l’enfer, a-t-il dénoué les liens de la mort, si ce n’est pour nous montrer le redoutable esclavage de l’enfer ? Car si le diable a tenu tête à l’ange au sujet du corps de Moïse, comment le Tartare ne se serait-il pas opposé au Christ au sujet de la vie et de la résurrection de Lazare ? Priez, mes frères, pour que nous qui avons goûté à la résurrection, à la coupe de laquelle Lazare a été le premier à boire, nous méritions d’entendre, au retour du Christ, les paroles de la résurrection universelle.
Sermon 66
Nous avons fait lire aujourd’hui un récit rapporté par deux évangélistes différents, pour que votre esprit aille au devant de notre sermon, et pour pouvoir clarifier certains points obscurs. Pourquoi notre réflexion sur la résurrection de Lazare nous a-t-elle poussé à faire mention de l’autre Lazare, vous l’apprendrez par ce qui suit. Nous sommes impatients de vous présenter et de vous montrer les destins étonnants du pauvre Lazare et du riche inhumain, ce qui leur est arrivé à tour de rôle de redoutable, et leurs lamentables conditions, parce que le riche qui a dédaigné d’écouter d’une oreille compatissante le pauvre affligé des maux de la vie présente, n’a pas mérité de trouver un pauvre qui compatirait aux maux de la vie future. Brûlant de soif, il ne reçut pas d’eau pour le soulager celui qui a refusé à la faim du pauvre exténué le réconfort d’un morceau de pain. Quand il était dans les tourments, il éleva les yeux, et vit Abraham au loin, et Lazare dans son sein26. C’est en vain qu’il regarde maintenant Lazare en haut celui qui a dédaigné de le voir en bas. De pareilles gens le prophète a dit : ils ont décidé d’abaisser leur regard sur la terre. Comme il était dans les tourments. Il est aiguillonné par une douleur lancinante celui qui n’a pas été ulcéré par la vue de la misère ; les tourments vexent celui que les plaies de Lazare n’ont pas ému. Il ne voit pas pour rien ses peines avivées, l’ingrat qui se vautrait dans la pourpre. Il vit Abraham au loin. Abraham était loin de celui qui n’avait pas été proche du pauvre. Le riche a vu un Abraham doté de richesses mais pauvre d’inhumanité. Abraham est riche, mais plus par l’humanité que par le recensement. Mais toi, tu as été plus riche d’inhumanité que de richesses. Le nomade Abraham s’est conduit en sédentaire envers ceux qui lui demandaient l’hospitalité . Mais toi qui possédais des palais, tu n’a pas même donné un toit au pauvre. Abraham en accueillant des serviteurs a reçu le Seigneur, et en donnant des pains à tous les hommes, il a eu le Seigneur lui-même comme commensal. Toi, parce que tu as refusé à chaque pauvre quelques miettes de pain, tu as perdu la goutte d’eau du rafraîchissement. Et en criant il dit27. Il crie là-bas celui qui a dédaigné d’entendre ceux qui criaient ici. Là la réclamation est inutile, et vaine la récrimination. Écoute le prophète qui dit : Dans l’enfer qui te confessera28? Pour qui l’enfer est-il un lieu de miséricorde ? Dans les tourments, y a-t-il un espoir de pardon ? Et à l’heure de la sentence, qui réclamera l’indulgence ? Père Abraham, aie pitié de moi27! Fils cruel, quelle miséricorde demandes-tu, toi qui, en la refusant au pauvre, te l’as refusée à toi-même ! Et envoie Lazare27. Malheureux fils, si Lazare était venu à ta table, tu pourrais toi aussi prendre place à table. Pour qu’il plonge la pointe de son doigt dans de l’eau27. Celui qui ferme sa main au pauvre prend un boit de doigt pour une canne ; et il a soif d’une goutte d’eau, celui qui pour ne pas donner une gorgée de vin dissimule la bouteille dans une citerne. Pour qu’il plonge l’extrémité de son doigt. Celui qui ne donne pas ses richesses au pauvre, qui ne le prend pas en pitié, se soustrait à la miséricorde. Pour qu’elle refroidisse ma langue, parce que je souffre horriblement dans cette flamme27. Comme s’il avait une partie du corps qui fut immunisée contre l’incendie. Mais elle brûle davantage, la langue de celui qui a négligé de donner des ordres pour que soient exercées les œuvres de miséricorde. Elle ressent plus l’incendie la langue qui a maudit le pauvre et qui a contrecarré la miséricorde. Mais la langue qui souffre le plus de tourments est celle qui, en dérogeant à ce qu’elle doit au pauvre, a blasphémé l’Auteur du pauvre. Mais écoutons ce qu’a répondu Abraham : fils, souviens-toi que tu as reçu des biens pendant ta vie, et Lazare des maux29. Personne ne pensera en entendant ces choses que le riche a reçu des biens en récompense de ses bonnes actions, puisque ces biens ne font que le rendre plus coupable. Car, ayant reçu de Dieu des biens à la place des maux qu’il méritait, il a refusé avec mépris de rendre à Dieu ces biens, en les mettant à notre usage. Car ses si grandes richesses ne lui ont pas donné de quoi prendre le pauvre en charge, ni n’ont fourni la dépense de la plus petite offrande à Dieu. Mais le pauvre, riche de blessures, dépouillé de tout selon le recensement, émacié, revêtu de ses souffrances, offrait constamment à Dieu, comme une hostie, son âme qui était seule à ne pas être recouverte de plaies. Voilà pourquoi ses douleurs lui ont procuré le repos, l’opprobre la gloire, les mépris les honneurs, le dédain humain la faveur divine, ses souffrances l’immortalité, ses plaies des récompenses, sa soif la fontaine rafraîchissante, sa faim les délices sempiternels de la table céleste. Et celui que le portique du riche n’a pas reçu, le sein de la divine consolation l’a accueilli. Toi, riche, qui autrefois resplendissais dans la pourpre, couvre-toi maintenant de fumier, et, au lieu de vêtements d’écarlate, vête-toi de flammes. En souvenir des coussins moelleux des salles de banquets, supporte la dureté des tourments ; et à la place des mets somptueux, rassasie-toi de peines. Compense l’abondance par la disette, cuve tes ébriétés avec la soif ; et en guise de parfum, asperge-toi de puanteur. Car celui qui a reçu les hommages de la volupté a pour serviteurs les peines. C’est toi qui, en méprisant le pauvre, a opéré cette métamorphose. Abraham a ajouté ceci : pour toutes ces choses, entre vous et nous un abîme immense a été constitué, de sorte que ceux qui veulent traverser d’ici vers vous ne le peuvent pas, ni d’ici transférer ces choses30. En disant cela il déclare qu’avant la venue du Seigneur, les justes aussi bien que les injustes étaient dans les enfers. Il révèle qu’ils n’étaient pas situés dans des directions opposées, mais séparés par des lieux seulement. Après que le Seigneur ressuscité des morts eut ouvert les portes de l’enfer, rendu les cieux accessibles, décadenassé le paradis, il permit aux saints d’entrer dans le royaume du paradis, de parvenir à la gloire du ciel. Celui qui croit ces choses comprend ce que la venue du Christ a apporté aux mortels. Il était donc fou, ce riche, de penser pouvoir permuter les lieux dans les enfers, puisque c’est d’après la façon dont il agit ici-bas, en bien ou en mal, qu’il établit les frontières du lieu de la peine ou du repos. Sot pendant sa vie, le riche s’avère plus sot encore au lieu de la punition. Et celui qui n’a pas sur reconnaître le temps de son bonheur ignore dans sa misère celui de ses malheurs. Je te prie, père31. C’est maintenant que tu demandes ? Ce n’est plus le temps de demander mais de souffrir. Je te demande, père. Quoi ? d’envoyer Lazare dans la maison de mon père31. Avant que Lazare gise saintement près de ta porte, sur laquelle sa faim a gravé les titres de ton inhumanité, où il a honoré ton perron de ses ulcères, et où le pus qui en découlait a entaché tes miettes de pains ? Sois franc, tiens-toi debout à ton tour, et cesse de feindre la pitié ! Il est clair comme le jour que tu ne peux pas supporter de voir Lazare dans l’état où il est. Qui ne sait, qui ne comprend que la béatitude de Lazare te brûle plus que l’incendie de la géhenne ! Abraham répondit : ils ont Moïse et les Prophètes. Qu’ils les écoutent32! Ce qui signifie : si Moïse qui renversa les royaumes d’Égypte avec le concours des éléments qui militaient pour lui, qui assécha la mer Rouge, qui solidifia les vagues, qui fit jaillir l’eau du rocher, qui tempéra l’ardeur du soleil par une nuée, qui fit briller la lumière pendant la nuit, qui fit pleuvoir des cailles du ciel, qui fit apporter des pains par la rosée, si ce Moïse non seulement ils ne l’ont pas écouté, mais se sont efforcés de le tuer, ces gens-là daigneront-ils écouter Lazare, eux qui ont infligé à Moïse autant de plaies qu’il produisait de prodiges ? Découvre-moi et fais-moi connaître ce que j’ai accompli, et avoue ce que tu as fait. Non, père Abraham33. En toute vérité, Abraham n’était pas son père, car il n’était pas le fils d’Abraham, mais de la géhenne. Non, père Abraham, mais si quelqu’un vient des morts vers eux, ils feront pénitence33. Ce que le riche suppose du cœur de tous, ce qu’il attend des désirs de tous, ce qu’il attribue aux vœux de tous les mondains, nous sommes habitués d’entendre tous le susurrer : Oh! Si quelqu’un venait de chez les morts, et rapportait ici ce qui s’y passe, tout le monde le croirait ! Ce genre de discours est celui de personnes qui doutent ! Qui vient ici d’où personne ne vient ? Qui prouvera qu’après la mort on existe encore ? Nous ne disons tous que ce que nous avons entendu ; nous ne comprenons que ce qui découle de ce qui a été dit. Car ce que la foi comporte de vrai est enseveli dans les profondeurs. Mais c’est la perfidie, non l’ignorance qui nous fait parler de cette façon de ce que nous croyons, c’est ce que démontre la lecture de saint Jean qui suit. Car comme le riche l’avait demandé, Dieu envoya Lazare dans un autre Lazare. Mais pourquoi était-il envoyé, en quoi était-il désiré, qu’avait-il obtenu en ressuscitant, ayez la patience de l’entendre. Les princes des prêtres prirent la décision de tuer Lazare parce que plusieurs à cause de lui s’éloignaient d’eux et croyaient en Jésus34. Comme si sa renaissance avait été désirée pour qu’il réitérât les souffrances de sa mort. Ils ne veulent pas, non, ils ne veulent pas prêter foi à ce qu’ils voient ceux qui ne veulent pas croire à ce qu’ils entendent. Nous savons, nous savons que la vie est préparée pour les bons et des châtiments pour les mauvais. Mais parce que nous sommes retenus captifs des vices, nous ne voulons pas profiter du temps qui nous est donné pour pratiquer les vertus. Nous feignons d’ignorer ce que nous savons, et nous ne voulons pas que quelqu’un vienne des enfers pour nous dire ce qu’il y a après la mort, car le Christ qui vient du ciel et qui retourne des enfers, a enseigné par la parole et a confirmé par l’exemple quels sont les biens qui demeurent pour toute l’éternité dans le ciel, et quels sont les maux que l’on doit s’attendre à trouver en enfer. Mais peut-être que nous ne croyons pas non plus en ces choses, et que nous ne voulons pas que le Christ revienne, parce que nous ne voulons pas que le monde passe, mais surtout parce que nous nous lamentons de la disparition des vices. Le Christ n’est pas venu fuir la vie, mais la mort. Il est venu fuir la mort, non la vie, rappeler le monde à lui, non le détruire, anéantir les vices, non réduire à rien sa créature. Mais priez, mes frères, pour qu’à son retour le Christ nous trouve capables de participer à son règne, selon son désir et son commandement.
Découvrir les PèresIllustration de couverture : Vincent Van Gogh, La résurrection de Lazare, huile sur papier, 1890 (Amsterdam, musée Van Gogh).
- Pierre Chrysologue emploie le mot dans un sens non technique.[↩]
- Jean 11,3.[↩]
- Jean 11,6.[↩]
- Jean 11,15.[↩][↩][↩]
- Marc 10,33.[↩]
- Jean 11,21.[↩]
- Jean 11,21-22.[↩]
- Jean 11,23.[↩]
- Jean 11,24.[↩]
- Jean 11,25.[↩]
- 1 Corinthiens 15,22.[↩]
- Jean 11,25-26.[↩]
- Jean 11,26.[↩]
- Jean 11,20.[↩]
- Jean 11,33-35.[↩]
- Jean 11,36.[↩]
- Jean 11,38.[↩]
- Jean 11,39.[↩][↩][↩]
- Ézéchiel 11,19.[↩]
- Jean 11,41.[↩][↩]
- Jean 14,11.[↩]
- Jean 11,41-42.[↩]
- Jean 16,15.[↩]
- Psaume 24,8.[↩]
- Jean 11,43.[↩]
- Luc 16,23.[↩]
- Luc 16,24.[↩][↩][↩][↩][↩]
- Psaume 6,5.[↩]
- Luc 16,25.[↩]
- Luc 16,26.[↩]
- Luc 16,27.[↩][↩]
- Luc 16,29.[↩]
- Luc 16,30.[↩][↩]
- Jean 12,10-11.[↩]
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