Cet été, j’ai lu les Leçons de philosophie sociale du dominicain Benoît-Marie Schwalm, publiées en 1910. Professeur d’université au début du XXe siècle, qui a proposé rien de moins que toute une sociologie thomiste, en accord avec la doctrine sociale de l’Église. Au cours de son article, il traite des différents « ateliers » (formes de travail) anciens, et soutient que l’agriculture fut première, et que les chasseurs-cueilleurs sont en réalité une corruption de l’économie humaine. Il se heurte alors aux évolutionnistes, que tous nos manuels relaient en disant qu’au commencement étaient les chasseurs-cueilleurs, puis s’organisèrent les agriculteurs lors de la « révolution du néolithique ». Accidentellement, Schwalm va d’abord réaffirmer son attachement à l’autorité des Écritures et l’historicité de la Genèse, même dans ses récits des origines. Ensuite, il va développer sur les civilisations créées par Caïn et Seth, et j’ai trouvé le sujet si intéressant que je souhaite partager avec vous ce morceau de théologie biblique exposé par un sociologue thomiste. Voici donc ce que l’on trouve dans les Leçons de philosophie sociale (volume 1, première partie : la famille ouvrière, question 1, article 5).
Attachement aux Écritures
Que vaut ce document [la Genèse], comme exactitude ? Notre foi nous le dit. Sa réponse suffit. Si la Genèse s’accommode aux pensées et à l’imagination hébraïques dans son tour de langage, elle n’y donne pas néanmoins d’entorses au vrai. Elle est une histoire, non un roman ou une légende agrémentée de fictions, et une histoire très fidèle. Saint Augustin et saint Thomas le déclarent à propos du récit sur le paradis terrestre : « Comme l’avance saint Augustin, ce qu’il est avantageux de dire au sujet de la notion spirituelle du Paradis peut être dit sans que l’on y trouve à redire, pourvu que la très fidèle vérité des choses qui se sont passées soit crue telle qu’elle est accréditée par les récits de cette histoire. Ce qui est dit du Paradis est proposé, en effet, sous forme de narration historique. Or, dans tout ce que l’Écriture nous livre sous cette forme, il faut prendre pour base la vérité historique, et sur cette base construire les interprétations spirituelles. »
Schwalm, Leçons de philosophie sociale, volume 1, p. 255, citation de Thomas : ST 1.102.1, lui-même citant Augustin, Cité de Dieu, 13.21.
Pour Schwalm, il s’agit d’insister pour dire que les réalités sociales et le travail décrit par Moïse dans les premiers chapitres de la Genèse ne sont pas des détails allégoriques : ce sont des réalités sociales les plus claires et directes. Par conséquent, l’autorité des Écritures nous pousse à les prendre comme base pour comprendre les origines de l’humanité et non la thèse évolutionniste. On aurait du mal à trouver des catholiques aux convictions semblables aujourd’hui.
Les deux civilisations
Qu’était l’atelier d’Adam ? La thèse de Schwalm est que l’humanité n’est pas une espèce animale qui aurait soudainement inventé la civilisation, mais dès le départ une civilisation fonctionnelle. Ou plutôt deux civilisations : la civilisation maudite de Caïn et la civilisation bénie de Seth.
Le travail d’Adam
- Constitué d’activité pastorale et agricole (cf. métiers d’Abel et Caïn).
- Il y avait déjà une agriculture au paradis (Genèse 2,9) mais sans efforts particuliers.
- La culture des céréales — demandant beaucoup de travail — commence après la chute en Genèse 3,18-9. La référence aux épines fait référence au sarclage nécessaire aux premières années de culture d’un sol tout juste défriché.
- L’agriculture est essentielle et l’élevage accessoire, puisque la famille n’est pas nomade : si elle était nomade, il n’y aurait pas d’agriculture.
Conséquences :
1° L’élevage donne à l’homme son empire sur les animaux et son exploitation de leurs diverses utilités, non pas d’une manière violente et irrégulière comme la chasse, mais d’une manière pacifique, régulière et continue. C’est un exercice initial de prévoyance soutenue et d’effort persévérant, bien qu’au moindre degré.
Op. cit., pp. 261-262.
2° La culture augmente la difficulté de cet exercice et les habitudes directives ou exécutives du travail manuel qui en résultent. De ce point de vue, la culture des céréales, bien choisie comme châtiment, ne l’est pas moins comme moyen éducatif de l’espèce humaine. […]
3° La culture mettait le premier groupe humain, par ces habitudes de prévoyance active et d’effort persévérant, en puissance active et bien disposée aux inventions plus compliquées de l’avenir, c’est-à-dire à développer le principe propre et formel de la civilisation.
4° Enfin, elle le mettait en puissance à l’extension matérielle de la civilisation, au milieu de sociétés agglomérées et riches.
La lignée de Caïn
Les hommes n’ont donc pas commencé à l’état sauvage, ils étaient civilisés dès le commencement. Il est écrit que dès la première génération d’humains (Caïn et Seth) une ville fut bâtie (Genèse 4,17). Rappelons que ce sont les civilisations agricoles qui bâtissent des villes. De même, lorsque Tubal-Caïn fonde l’art de la métallurgie et de la mine (Genèse 4.22) : ce sont des activités de sédentaires organisés. Et avec la métallurgie, vient la fabrication d’objets. Avec Tubal-Caïn finit le « néolithique » et commence « l’âge du bronze ». Loin d’être des sauvages, les hommes de la lignée de Caïn abritent Jubal, inventeur des instruments de musique. C’est à cause de l’accomplissement de ses fils Jubal et Tubal-Caïn, que Lémec est enflé d’orgueil au point de dire « Caïn sera vengé sept fois, et Lémec soixante-dix sept fois. » On notera d’ailleurs que cette bénédiction est la toute première création poétique purement humaine (Genèse 4,23-24). Lémec et sa lignée sont des ambitieux, certes travailleurs et créatifs, mais aussi orgueilleux et arrogants. Dans tous les cas, la race de Caïn est une race agricole, et non de chasseurs-cueilleurs.
Commentaire supplémentaire sur la corruption de cette civilisation :
1° Elle est sensuelle. Les noms de femmes ne font jamais allusion à une qualité sérieuse, mais à leur beauté physique : ‘Ada signifie ornement et parure ; Sella, brunette ; Noëma, agréable, piquante (Genèse 4,19-22). — Elle inaugure la polygamie.
Op. cit., p. 270.
2° Elle est orgueilleuse : le chant de l’épée montre l’immense orgueil de cette race après chacune de ses découvertes dans la nature et de ses inventions dans les arts. Il va jusqu’à faire blasphémer Lamech qui se promet, grâce aux glaives que lui forge Tubalcaïn, des vendettas plus terribles que celles de la justice divine.
3° Donc, civilisation impie, anti-religieuse : Caïn a fondé sa ville par le moyen immédiat de ses qualités de sédentaire et de cultivateur laborieux, mais par un principe premier de révolte contre la sentence divine : « Quand tu cultiveras la terre, elle ne te donnera pas ses fruits, tu seras vagabond et fugitif sur la terre » Genèse 4,12. Il voit dans sa ville et dans son aîné, tous deux nommés Hénoch, la dédicace, le commencement du démenti qu’il donnera, au moins par eux, à sa malédiction. Et s’il reconnaît, de force, n’y pouvoir rien personnellement, disant : «Je serai vagabond et fugitif » (Genèse 4,12), il sera vengé en eux.
La Genèse donne ainsi une haute leçon de moralité sociale : la cause propre et immédiate de la civilisation réside dans la prévoyance et l’effort que développe le travail de la culture et les autres qu’il entraîne, mais sa fin dernière lui est donnée par la loi de Dieu ; et, dans la suite, l’histoire du déluge montrera les châtiments réservés à la méconnaissance de cette fin.
La lignée de Seth
Nous avons décrit la lignée et la civilisation de Caïn. Voyons maintenant la civilisation et lignée de Seth ; la civilisation normale.
- Elle est soumise à la loi divine. On le voit :
- par le fait que la naissance de Seth (Genèse 4,25) est en « réaction » à l’orgueil final de la lignée de Caïn (Genèse 4,24) ;
- que dans tout Genèse 5 on ne parle d’aucune invention matérielle, mais seulement de la bénédiction d’Adam et Eve (Genèse 5,2) ;
- et la sainteté extraordinaire d’Hénoch ;
- et la lignée finit sur Noé qui est qualifié « d’homme juste ».
- Cette civilisation est égale à celle de Caïn d’un point de vue matériel, il y a aussi des travailleurs et des inventeurs chez Seth.
- (1) Lémec nomme son fils Noé « Repos » en disant : Celui-ci nous consolera de nos fatigues et du travail pénible de nos mains, provenant de cette terre que l’Éternel a maudite.
- (2) Noé est un cultivateur (Genèse 9,20, 8,22) intelligent : capable d’initier une toute nouvelle culture, celle de la vigne (et donc d’inventer la viticulture)
- (3) La promesse de Dieu à Noé utilise un langage de laboureur : Tant que la terre subsistera, les semailles et la moisson, le froid et la chaleur, l’été et l’hiver, le jour et la nuit ne cesseront point. (Genèse 8,22)
- La culture de Seth inclut aussi l’exploitation des forêts et la construction, ils exploitent le bitume pour construire l’arche, et sont capables par leurs propres capacités de construire une arche plus longue de 30 mètres que les cuirassiers du début du XXe siècle!
En sens inverse, c’est seulement après les pasteurs et les agriculteurs, qu’apparaissent les chasseurs, dans la figure corrompue de Nimrod. Si en Europe nous avions des civilisations de chasseurs, ce n’est pas parce qu’elles étaient « plus primitives » que les civilisations mères du Moyen-Orient, mais parce qu’elles sont des marges dégénérées de la maison-mère. Prétendre que ce démenti résulte des faits constatés dans l’Europe occidentale et en Amérique, serait commettre la même erreur que de confondre la vie des coureurs des bois du Canada, avec celle des agriculteurs qui entourent Québec et Montréal.
Conclusion : Les néphilims et la chute
Ce commentaire de Schwalm illumine alors tout le récit entre la Chute et le Déluge. En effet, au début de Genèse 6, on nous raconte soudainement que « les fils de Dieu » s’amourachent des filles des hommes, et se mélangent à elles. Dieu, pris de colère, décide d’éradiquer toute l’humanité dans le Déluge, Noé excepté.
Après avoir longtemps pensé que les néphilim étaient des anges, je suis à présent convaincu que le début de Genèse 6 raconte en fait le mélange des lignées de Seth avec les filles de Caïn. Au lieu de conserver leur sainteté, les descendants de Seth ont épousé des filles de Caïn et ainsi attiré sur eux la malédiction de Dieu. Voulant se mêler à Caïn, ils furent éradiqués comme lui. Ainsi, au lieu d’avoir la Chute, deux généalogies et soudain le Déluge parce que des anges ont eu des enfants, le récit est en fait totalement cohérent: après la Chute, deux lignées d’humanités sont décrites, puis après leur mélange la deuxième chute dans le Déluge. L’homme ne peut pas se sauver par ses propres forces, il ne peut même pas se garder de la mort, ce n’est qu’à travers la figure de Noé que l’humanité est sauvée.
Arguments en faveur de cette interprétation :
- Le terme « fils de Dieu » (Genèse 6,2) est attribué à la lignée de Seth en Luc 3,38 : fils de Seth, fils d’Adam, fils de Dieu..
- C’est dans la lignée de Seth que l’on trouve la généalogie avec les longévités extraordinaires (Genèse 5). Il n’est pas exclu qu’ils aient une nature extraordinaire, qui ait conféré à leurs enfants des pouvoirs héroïques compatibles avec Genèse 6,4 : Les géants étaient sur la terre en ces temps-là. Il en fut de même après que les fils de Dieu furent venus vers les filles des hommes, et qu’elles leur eurent donné des enfants : ce sont ces héros qui furent fameux dans l’Antiquité.
- Comme on l’a remarqué, la seule chose qui est dite sur les femmes de la lignée de Caïn est qu’elles sont belles. Or c’est précisément ce qui est décrit en Genèse 6,2 : les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qu’ils choisirent.
- Cela explique pourquoi Dieu est en colère contre les hommes et non contre les anges: parce que ce sont les hommes qui ont désobéi et se sont mêlés à la lignée maudite.
- La première réaction de Dieu à ce mélange est de raccourcir la longévité de l’homme. Or, c’est la lignée de Seth au chapitre précédent qui avait des longévités extraordinaires.
- Cette interprétation résout les problèmes métaphysiques sur comment les anges pourraient donc engendrer des hommes.
Le récit de Genèse 3 à 7 est tout à fait cohérent et raconte les efforts futiles d’une humanité qui aime le mal, et sauvée uniquement par grâce par l’intervention de Dieu et d’une figure de sauveur, Noé.
Illustration : Fernand Cormon, Caïn fuyant avec sa famille, 1880.
Oui les fils de Dieu désignent bien les fils de Seth. L’idée de lignée est une clé d’interprétation du livre de la Genèse.
Cette interprétation est la plus cohérente et les pères de l’Eglise l’enseignaient déjà.
Merci pour ce partage sur Schalm que je découvre grâce à cette article.